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Roulette russe

Le sida a frappé les États-Unis et l’Europe en deux vagues successives. Il y a d’abord eu la maladie, celle qui te tuait direct. Puis un tsunami d’infos, de chiffres, de controverses, de débats et de disputes. Vingt ans plus tard, quiconque est allé à...

Le sida a frappé les États-Unis et l’Europe en deux vagues successives. Il y a d’abord eu la maladie, celle qui te tuait direct. Puis un tsunami d’infos, de chiffres, de controverses, de débats et de disputes. Vingt ans plus tard, quiconque est allé à l’école sait tout ce qu’il y a à savoir sur les taux de transmission, les cocktails anti-rétroviraux et, surtout, sur «comment ne pas se faire infecter». Mais il reste un endroit dans le monde où ils ignorent tout ça: la Russie. Dans un pays où les gens pensent encore qu’on peut choper le virus en partageant de la nourriture, la plupart des séropositifs sont obligés de cacher leur maladie à leur famille, leurs amis, leurs collègues de boulot. Quand on sait que vous êtes infectés, vous perdez votre job et vous vous retrouvez au ban de la société. À cause de cette espèce de chasse aux sorcières, nourrie par la honte, l’ignorance, la désinformation et la stupidité la plus crasse, la Russie a l’un des taux d’infection au VIH les plus élevés au monde. L’Unicef estime qu’il y avait, en 2005, 940 000 séropositifs dans le pays. Quelque 160 000 d’entre eux seraient des enfants contaminés par leur mère lors de l’accouchement. Les mères russes abandonnent généralement leur bébé séropositif à la naissance, ou alors, elles cachent leur séropositivité. Il y a de nombreux orphelinats en Russie et, officiellement, aucun n’accueille d’enfants séropos, mais nous avons décidé d’en visiter quelques-uns pour voir comment ça se passait, pour de vrai. Cinq institutions nous ont jeté dehors, on a même dû passer de longues heures dans un commissariat dégueulasse après qu’un garde nous a confisqué notre appareil photo avant de trouver un orphelinat qui accepte que l’on pose des questions et qu’on prenne des photos. Il se trouve dans la région de Vladimir, à environ 280 kilomètres de Moscou. C’est une bâtisse à l’architecture soviétique bien carrée, clôturée et gardée par des chiens. Si j’ai pu entrer, c’est uniquement parce que j’accompagnais les bénévoles d’une ONG. C’est un endroit connu pour accueillir les enfants séropositifs agés d’au moins huit ans qui ne peuvent plus rester en clinique spécialisée. Dans cet orphelinat, ils vivent avec d’autres enfants. Je ne savais pas lesquels d’entre eux étaient séropositifs, et eux non plus, d’ailleurs

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Vice: Comment ça va, aujourd’hui? Seryozha, 7 ans [à droite]: Très bien. Je viens de manger et j’aimerais bien jouer mais les infirmières ont dit qu’il fallait que j’attende une demi-heure pour digérer. Elles ont raison. Ça pourrait te faire mal au ventre. Tu es ici depuis combien de temps? Pas très longtemps. Quelques mois, je crois. Tu étais où avant? Dans une autre maison pour enfants, mais je ne m’entendais pas bien avec les autres et les infirmières étaient méchantes. Et il y avait trop d’enfants malades aussi. Qu’est-ce qu’ils avaient? Je ne sais pas, les infirmières ne me l’ont pas dit. Et toi, tu es malade? J’ai des médicaments à prendre chaque semaine, mais je ne suis pas malade. Je peux faire ce que je veux. Quand on est malade, on doit rester au lit, ce n’est pas mon cas. Pourquoi tu dois prendre des médicaments? C’est pour que je ne tombe pas malade. Les infirmières ont dit que c’était facile de tomber malade en hiver. Tu as déjà entendu parler du sida? Non. Tu connais tes parents? J’ai rencontré ma mère l’année dernière. Je n’ai jamais vu mon père. Ma mère m’a dit que mon père est un homme d’affaires qui voyage beaucoup et qui travaille tout le temps. Tu es en contact avec ta mère? Elle m’a appelé pour mon anniversaire. Elle m’a demandé si j’étais heureuse et elle a dit qu’elle était malade. Qu’est-ce qu’elle a? Elle a dit que c’était une maladie difficile à guérir et qu’elle devait déménager et qu’elle ne pourrait peut-être plus venir me voir.

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Vice: Comment était le petit-déjeuner, aujourd’hui? Alina, 10 ans: Bien. On a eu du kasha chaud. De quoi tu as rêvé cette nuit? Je ne me souviens pas très bien. Un truc avec la mer. Tu y es déjà allée? Deux fois. On est allé à la mer Noire, en groupe. J’ai joué avec des méduses et ramassé des cailloux. À quoi ressemble une journée, ici? Je me lève, je dois faire des exercices et puis il y a le petit-déjeuner. Ensuite, il y a l’école, que j’aime beaucoup. Après ça, j’ai le club couture. On fabrique des poupées et des décorations de Noël. L’an prochain, on s’attaquera aux vrais vêtements. On a vendu certains des jouets qu’on a fabriqués dans une foire, mais les miens ne se sont pas vendus. Qu’est-ce que tu sais de tes parents? Ma mère m’écrivait, mais elle a disparu quand j’avais 8 ans. Elle était très belle. Notre mère supérieure dit qu’elle est au ciel, que c’est là qu’elle vit maintenant, et que je la retrouverai là-haut, dans très longtemps. Bref, elle me manque. Qu’est-ce que tu sais sur Dieu? Je sais qu’Il est dans le ciel et qu’Il nous observe. Un des professeurs dit qu’Il connaît chacun de nous et peut entendre tout ce qu’on dit. Tu aimerais être adoptée? Je ne sais pas. Ça me fait peur. Et si je ne les aime pas, ou qu’ils ne m’aiment pas? J’ai entendu parler d’une fille qui a été adoptée et ses parents ne l’aimaient pas. Elle s’est suicidée, c’est ce que les autres m’ont dit. Tu connais le sida? Ça fait peur et c’est mortel. Et les gens qui ont le sida ne disent jamais aux autres qu’ils l’ont. C’est pour ça qu’ils peuvent facilement te contaminer.

Vice: Tu t’entends bien avec les infirmières, ici? Seryozha, 10 ans: Des fois. Quand elles ne me punissent pas. Elles te punissent souvent? Oui, mais en général, je ne le mérite pas. C’est ça… Hé ben, une fois, Ilya et moi, on a pris un bol d’eau chaude et on l’a mis sous la main d’un garçon pendant qu’il dormait. Il a fait pipi au lit! C’est un grand classique. Et une fois, pendant la douche, on a volé les serviettes des filles. On les a cachées dans nos armoires. C’était pas très malin parce qu’ils les ont trouvées. On a été puni une semaine. Tu es en contact avec tes parents? Ma mère m’appelle pour mon anniversaire. Elle habite loin d’ici, à Saint-Pétersbourg. Elle m’a dit qu’elle allait venir me chercher et m’emmener loin d’ici, un jour. Elle t’a expliqué pourquoi tu étais ici? Elle a dit qu’elle ne pouvait pas s’occuper de moi et que les gens ici s’occuperaient mieux de moi qu’elle. Tu la crois? Ma mère m’a dit que dans l’endroit où elle vit, les enfants ne sont pas autorisés. Elle habite avec d’autres adultes qui ont le même problème qu’elle. Tu sais de quel genre de problème il s’agit? Non, mais elle a dit qu’elle risquait d’y rester pour toujours. Qu’est-ce que tu comptes faire ce soir? On va d’abord dîner, ensuite je devrais prendre mes médicaments et après on va regarder un film. Pourquoi dois-tu prendre des médicaments? Les infirmières disent que c’est pour que je ne tombe pas malade. La plupart des enfants en prennent ici. Il y a une fille qui est tombée malade, une fois, mais on l’a envoyée ailleurs. Tu sais ce qu’elle avait? Non. Les autres disent qu’elle est morte, mais je ne sais pas si c’est vrai.
 
 
Vice: Qui t’a coupé les cheveux? J’aime bien. Sasha, 13 ans: Merci. C’est ma copine, Svetlana, qui m’a coupé les cheveux, il n’y a pas longtemps. Ça me plaît beaucoup. Parle-moi de ta copine… On s’entend bien. On parle beaucoup et on fait du vélo ensemble, ou on part se promener. C’est bien d’avoir quelqu’un. Vous vous tenez la main, vous vous embrassez? Oui. Mais c’est interdit par le règlement, alors on se cache des infirmières. Ne leur dis rien, d’accord? Tu prends des médicaments? Parfois, une infirmière me donne un cachet. Je crois que ce sont des vitamines. Tu en prends souvent? Deux fois par semaine, à peu près. Il y a des enfants ici qui en prennent carrément plus. Les infirmières disent que c’est pour leur système immunitaire. Qu’est-ce que tu sais sur le VIH? C’est une maladie qui te tue. Et quoi d’autre? Tu peux l’attraper en étant en contact avec des gens qui l’ont. Je pense qu’on ne devrait jamais avoir de contact avec des personnes qui sont contaminées. Elles devraient vivre dans des lieux séparés. Qu’est-ce que tu sais sur ta mère? Elle était très malade. C’est pour ça que je suis ici. Elle est morte à l’hôpital quand j’avais 2 ans. Moi-même, j’ai passé les premières années de ma vie à l’hôpital. Quand j’étais petit, j’ai eu besoin de soins particuliers. Mon cœur était trop faible, un truc comme ça. Je ne sais pas vraiment ce que j’avais. Qu’est-ce que tu sais sur ton père? Rien. Qu’est-ce que tu lui demanderais si tu le rencontrais? Je voudrais tout savoir sur lui, ce qu’il fait dans la vie, pourquoi il nous a abandonnés, ma mère et moi. Mais je n’y pense pas trop. Il ne faut pas montrer tes faiblesses, sinon les autres te maltraitent.