Sang et patrie : la guerre est un truc toujours aussi con
Gravures de Denis Pouppeville

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Culture

Sang et patrie : la guerre est un truc toujours aussi con

« La Scie patriotique » est l'un des meilleurs bouquins sur l'absurdité du champ de bataille. Il ressort en France, et on vous en publie quelques extraits.

La guerre fait partie de ces thèmes qui fascinent les artistes depuis, genre, longtemps. De L'Iliade jusqu'à Apocalypse Now en passant par La Chanson de Roland, l'influence des pulsions humaines les plus viles sur la création est immense. De temps en temps, au sein de l'amas tiédasse d'œuvres portées sur le spectaculaire qui pullulent depuis un siècle, certaines se démarquent. Dans le tas, on pourrait citer les deux Voyages – ceux de Céline et Cimino – ainsi que La Scie patriotique, roman moins célèbre que celui mettant en scène Bardamu mais pourtant tout aussi fort, et influencé par des gravures de Denis Pouppeville.

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Par je ne sais quel mystère, Nicole Caligaris est encore assez peu connue en France – du moins, pas autant que les grands noms de la littérature hexagonale contemporaine, d'Annie Ernaux à Emmanuel Carrère. Pourtant, dès son premier roman – La Scie patriotique donc – elle s'attaquait frontalement à ce qui fait tout le sel de la condition humaine – sa médiocrité. Alors que celui-ci ressort aux éditions Le Nouvel Attila afin de célébrer son vingtième anniversaire, on vous en offre généreusement trois extraits.

Ces derniers mettent en scène la ultième C, une escouade affamée, perdue sur une terre inconnue, hostile, et qui peu à peu va sombrer dans la violence la plus primaire. Hilaire, Rigodon, Septime Sévère – autant de soldats désemparés, abandonnés, qui, face à l'abysse, se mettent à massacrer et à violer tout ce qui leur tombe sous la main.

« Un jour ils trouvèrent une poule, enfermée, caquetante, folle de peur. Quatre jours qu'ils étaient au biscuit vitaminé, rassis, fin de stock. Une poule.

Ils se mirent à courser la chose vive et hurlante. Impossible de l'attraper. C'étaient des types de la ville, tous. Pas un ne savait s'y prendre. Ils se lançaient dans des plongeons de goal, la poule leur voletait entre les mains, lâchant son pet jaunâtre. À force de la tirer dans tous les sens ils lui avaient cassé une aile. La poule courait toujours, un peu plus lourde d'un côté que de l'autre, raclant par terre. Finalement, couverts de merde, griffés, blessés, ils parvinrent à la bloquer. Les plumes étaient toutes collées, toutes sales et ils sentaient son cœur dans leurs doigts.

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Ils décidèrent de lui tordre le cou. Elle caquetait épouvantablement. Elle se démenait avec une force prodigieuse. Ils étaient quatre à la tenir. Elle ne mourait pas. Ils voulurent l'égorger, elle bougeait trop. La poule en sang hurlait toujours. Ils en avaient les larmes aux yeux, pauvre bête. Ils pensèrent bien à leurs armes mais ils ne voulaient pas la relâcher et personne n'acceptait de la tenir pendant qu'un autre allait viser. D'ailleurs ils n'étaient pas sûrs qu'elle resterait comestible avec des balles de leur calibre. Ils finirent par lui écraser la tête à coups de crosse. Il y avait des éclats d'os partout.

Le poulet mal plumé, fumé plus que grillé au feu de quelques mauvaises branches, ils restèrent assis longtemps devant leur part, sans se regarder, sans y toucher, sans dire un mot. Ils pensaient à leur mère. »

« L'alcool.

Le frère aumônier dansait lui aussi parmi les hommes. Tout seul, les bras tendus, il louvoyait avec un sourire un peu flou.

Rigodon, génie du schnaps, cataclopait, virevoletant, pour rabattre les bouteilles sur le devant de la scène.

On fit le concours du picolo : il fallait jouer du goulot, un coup à gauche, un coup à droite et hop ! et hop ! boire en cadence. Il y avait des champions. Des supporters aussi. Ça sifflait. Rigodon faisait hip hip, les autres grondaient hourra.

Quelqu'un lança un chant de troupe élaboré pendant les marches. Les yeux un peu vitreux, la voix mouillée, il y avait ceux qui gueulaient fort et ceux qui s'esclaffaient. Ils avaient eu le temps de placer les détails.

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Certains dansaient toujours, c'était une valse bien dissolue.

L'aumônier ruisselant tournoyait sur lui-même. Il sautillait, la tête ballant à droite, à gauche, au son de quelque chose que d'autres n'entendaient pas.

Le picolo continuait. Les supporters avaient du mal à rester concentrés, ils bramaient à tort et à travers sur les hip hip de Rigodon. Pour le schnaps aux soldats… hourra ! Pour l'arrière-garde en marche… hourra ! Pour la pâtée aux salopes… hourra ! Les salopes en boudin… hourra ! Merde à la trêve… hourra ! Petit Noël et les lampions, est-ce qu'on était là pour chanter ? À l'attaque, au contraire, pendant le cessez-le-feu, quelle occasion ! Tout le monde ici était prêt à partir pour en finir une fois pour toutes. Sauf l'impayable poupée Barbie qui était venue leur faire croire qu'ils existaient encore et qu'il y avait un commandement quelque part, est-ce que c'était normal, cette vie de château pendant que dans les troupes on se tenait comme des taupes, le dos courbé, les ongles en sang ? Merde à l'arrière, drapeau devant… hourra ! Et les petites gueules rasées de frais, le teint de club de vacances, l'uniforme sans faux pli, les mains lisses, est-ce qu'ils en voulaient ? Ils n'en voulaient pas ! qui sabotaient la marche de la relève. Des culs mous, des hésitants, des bouche-trous de fin de campagne ; et qui annoncent en sournoise la défaite, non ? voilà ce qu'on leur envoyait comme chef et il n'avait même pas apporté quelque chose. Il fallait croire qu'il n'était pas venu exprès mais plutôt qu'il s'était perdu et maintenant qu'il se retrouvait avec eux par hasard, pauvre homme, alors qu'il aurait dû rejoindre le gros des troupes et les colis de Noël.

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La guerre se faisait sans eux. »

« Hilaire s'était écarté chier dans la broussaille. La flotte de neige fondue, les saloperies qu'ils bouffaient en route : il fallait y aller souvent. À deux pas des autres on ne le voyait plus du tout. Mais d'où il était il continuait la conversation. Est-ce qu'on demandait l'impossible ? Trouver les types d'en face et leur tailler la peau. Puis rentrer nom de Dieu ! Au lieu de ça, la forêt…

On entendit soudain une espèce de fracas du côté de sa cachette. Le bruit d'un plongeon dans les branches. La troupe entière se tut. Quelques-uns se dressèrent. D'autres, l'arme brandie, venaient à la rescousse.

Hilaire ne parlait plus.

Hilaire ne revenait pas.

Ça remuait d'une façon singulière. Qu'est-ce qu'il foutait là-dedans, il nageait ?

En tout cas il se mit à jurer fort.

Et ce qui s'extirpa des buissons, ce n'était pas Hilaire, mais devant lui une fille qu'il enlevait par la taille comme un paquet volumineux. Elle se laissait faire.

Pas un de tous les hommes ne prononça un mot.

Ils s'approchèrent.

Ils se poussèrent pour voir.

La fille fut déposée par terre au centre de la troupe.

Le plus étrange, c'était qu'au lieu de se débattre, de pleurer, de partir, elle arrosait tout le monde d'un sourire à la fois effaré et ravi.

Qu'est-ce que c'était ? Elle s'amusait ? Se foutait d'eux ?

Hilaire l'avait toujours en main. Il tenait ferme. On aurait dit que c'était vide entre les choses et elle. Elle avait ce sourire. Gâteux. Décroché une fois pour toutes de ce qui se passait.

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Septime Sévère se mit à tourner autour comme un fauve.

Hilaire bien étourdi débrouilla une espèce de rapport. Cette fille, ça se voyait, avait eu quelque chose, elle n'était pas bien là, pas tout à fait à elle. Septime Sévère l'écarta sans un mot. Il attrapa la fille.

Elle fut secouée. Où sont les autres ? Les cheveux tirés à mort, la tête complètement renversée elle avait toujours l'air de se marrer. Elle fut bousculée, mise à genoux, la bouche forcée par terre. Elle fut cognée. Elle ne dit rien. Simplement son sourire virait au truc cassé. C'était une belle fissure qui finissait par s'ouvrir dans son visage hébété. Son dernier quart de jugeote était en train de se tailler par là : grande évasion. Septime Sévère hurlait, plus de prudence. La fille était au bord du blanc. Elle fut tirée par les bras. Elle fut empoignée, redressée, tordue, remise debout et repliée à coups de poings. Elle vomit.

Rien à faire. Une simple. »

La Scie patriotique est disponible aux éditions Le Nouvel Attila, 2016.

Ne manquez pas la réédition en septembre, au label Othello du même éditeur, du texte-opéra Les Samothraces, également de Nicole Caligaris.