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LE NUMÉRO FICTION 2010

Le fécalosaure

John Moore s’est frotté à la notoriété dès son plus jeune âge, en tant que batteur des Jesus and Mary Chain. Après son départ du groupe, il en a formé un autre, John Moore and the Expressway...

John Moore s’est frotté à la notoriété dès son plus jeune âge, en tant que batteur des Jesus and Mary Chain. Après son départ du groupe, il en a formé un autre, John Moore and the Expressway, qui a certes eu moins de succès mais s’est avéré hautement lucratif. John a aussi permis la réintroduction de l’absinthe au Royaume-Uni, est le principal parolier du groupe pop Black Box Recorder, et arrondit les fins de mois en bossant en tant que rédacteur en chef des pages sport du magazine Idler. Il est passé par Top of the Pops, University Challenge, Newsnight, 6 Music et BBC Radio 4. Il a été chroniqueur au Guardian et au Morning Correspondent. Actuellement, il joue dans le John Moore Rock and Roll Trio, dont l’album sortira en février. Quand on lui a demandé de se décrire, il a répondu, comme il se devait, à la troisième personne : « John Moore a les yeux d’un poète, l’esprit d’un démon, le cerveau d’un génie et le foie d’un macchabée. » L’histoire qu’il nous a écrite a pour thème les matières fécales, et sa publication a rempli sa mère de fierté. Ce qui a fait que la merde a pris vie, je l’ignore. J’ai ma petite idée, bien sûr – ça fait trente ans que je bosse dans les égouts, et j’ai vu pas mal de choses inexplicables là-dessous, mais ça, franchement, ça me dépasse. Pour moi, un étron est un étron est un étron, ouais enfin plus ou moins – un déchet humain. On en produit tous, et il faut bien que ça aille quelque part. On sait quand c’est susceptible de devenir un peu chargé ici bas, et on prend nos précautions. Le jour où l’Angleterre est allée en finale de la Coupe du monde, on savait que le boulot allait arriver à la mi-temps. Les gens deviennent particulièrement nerveux quand leur pays est sur le point de rejouer 1966, et la plupart d’entre eux font des fêtes ou des barbecues, ils mangent de la viande pas assez cuite et boivent jusqu’à plus soif, donc pas étonnant que le réseau soit surchargé. Bien sûr, j’étais d’astreinte lorsqu’il y a eu le coup de téléphone, je regardais le match depuis la cantine du personnel, sur l’écran large de la nouvelle télé qu’on s’était cotisés pour s’offrir. Ce coup de fil m’a un peu agacé. L’Angleterre menait 2 à 0 et il ne restait plus que dix minutes à jouer. « Derek Grainger », ai-je annoncé dans le téléphone portable. C’était Jeff, qui était de garde dans la fosse boueuse. J’ai cru qu’il se foutait de moi. « Tu viens maintenant, c’est une urgence – alerte marron. » De toute évidence, ça voulait dire « alerte rouge », mais les égoutiers se doivent de faire de l’humour. « Ça peut pas attendre un peu, Jeff, t’es pas en train de regarder le match ? », lui ai-je demandé. « Non putain, ça peut pas attendre mon pote. La merde est en train de prendre vie. » Comme je l’ai déjà dit, ça fait pas mal d’années que je fais ce job, et j’avais jamais rien entendu de tel. J’ai supposé qu’il me faisait marcher, mais encore une fois, même Jeremy Beadle ne serait pas assez débile pour me faire un coup comme ça pendant une finale de Coupe du monde. Je suis descendu, toujours persuadé que Jeff se foutait de moi, mais je jouais le jeu. C’était un type plutôt sympa, je pensais qu’il avait simplement besoin de compagnie. On pourrait regarder la fin du match ensemble, sur la télé de sa guérite ; ça me dérangeait pas. Naturellement, tout le monde sait ce qui s’est passé ensuite. Quand je suis arrivé là-bas, y avait une odeur fétide, et Jeff, debout, s’est contenté de pointer la cuve du doigt. « Regarde », c’est tout ce qu’il a pu me dire. Le truc bouillonnait et gargouillait comme le cratère d’un volcan, projetant de la merde partout. J’ai même pas pensé à courir chercher des vêtements de protection, je suis juste resté là, bouche ouverte, alors que les litres de merde s’aggloméraient en un truc foutrement gigantesque dont la forme s’est détaillée jusqu’à ce qu’on puisse déterminer qu’il s’agissait d’une sorte d’immense tête – comme un monstre préhistorique, sauf qu’il était entièrement fait de merde. Ça devait pas être à plus de 6 mètres de nous… Et son corps a commencé à se former. « C’est pas normal, Derek », a crié Jeff. « Qu’est-ce que les Paki ont encore mangé ? » Je devrais préciser que Jeff se montre parfois un peu raciste – il vote pour le Parti national britannique, ça arrive. C’est vrai que Slough possède une grande communauté ethnique, et Jeff, que j’apprécie beaucoup par ailleurs, a pris le parti de les tenir pour responsables d’environ tout. En tant qu’égoutier vivant dans cette ville, je n’ai jamais eu maille à partir avec eux, et je tiens pour certain que leur régime alimentaire est bien plus sain que le nôtre. « Ça n’a rien à voir avec eux, Jeff », ai-je dit. « Ressaisis-toi. S’il faut blâmer quelqu’un, ce serait plutôt les fans de foot anglais, qui bouffent tout ce qui leur tombe sous la main et qui prennent toutes ces putains de drogues. – Non, c’est pas ça, c’est du bioterrorisme, al-Qaida, ils ont mis un truc dans les chiottes, leurs scientifiques, un autre 11 septembre, y a pas moyen que ce soit un phénomène anglais. » Alors qu’on débattait des origines ethniques du monstre qui se formait devant nous, une nouvelle vague de merde a pénétré la cuve. « Les Allemands ont dû mettre un but », a commenté Jeff. À chaque litre de merde se déversant dans les conduits, la créature grossissait. Comme j’étais le plus vieux de l’équipe, c’est à moi qu’incombait le processus décisionnel, et à mon grand désarroi, j’ai eu un moment d’hésitation avant de décider de la marche à suivre. Je savais que ce que j’avais devant moi représentait le problème le plus sérieux que j’aie jamais rencontré au cours de ma carrière dans les égouts, et qu’il faudrait bien s’en occuper à un moment ou à un autre, mais comme Sir Winston Churchill fumant son cigare, ou Sir Francis Drake finissant sa partie de boules avant de mettre en déroute l’Invincible Armada, je savais que l’Angleterre était à cinq minutes de gagner la Coupe du monde, et qu’aucun Anglais digne de ce nom ne me remercierait de lui avoir gâché la fête. Le football, comme disait feu Bill Shankly, est plus important que Dieu.

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« On n’a qu’à faire comme si on l’avait pas vu, Jeff », c’est ce qui est ressorti de ma réflexion. « On regarde la fin du match, et si c’est encore là quand on revient, on le démonte. » Naturellement, à la lumière des événements de cette journée, l’Angleterre ne sera plus jamais la même, mais au moins avons-nous abordé l’étape suivante de notre plan d’action dans l’euphorie. À la 92ème minute, l’Allemagne s’est vu refuser un but controversé, puis l’arbitre a sifflé. Alors que les Fritz écœurés évacuaient le terrain, une frénésie s’est emparée de Wembley et la nation tout entière a acclamé la victoire. De toutes parts, on pouvait entendre s’égosiller des Anglais et des Anglaises aux cœurs réjouis, le moral au plus haut. Jeff et moi étions convenus de ne pas faire allusion au léger délai qui nous avait séparés de notre passage à l’action. Après tout, nous ne sommes ni qualifiés ni entraînés pour faire face à une telle urgence. Après que nous avons cessé de hurler en nous prenant dans les bras l’un de l’autre, nous avons réalisé que nous avions un job à faire, et, pleins d’opiniâtreté, nous sommes partis travailler. Naturellement, les sifflets permanents et les vagues d’excitation et d’euphorie ont balancé dans les canalisations une telle cascade de merde que la chose faisait dorénavant dans les 30 mètres de haut. C’est à ce moment-là que notre triomphe est devenu désespoir. Quand nos collègues se sont précipités hors de la cantine, à l’air libre, tout heureux de notre victoire écrasante sur l’Allemagne, 2-1, ils n’étaient pas préparés à ce qu’ils ont vu. À un moment comme celui-là, tu ne t’attends franchement pas à ça – tu ne t’attends pas à ce qu’une queue de tyrannosaure ­frétillante, tout en caca, traverse la cour pour venir te broyer. La bête était désormais complètement vivante, et sa forme puissante s’est ébrouée des cuves boueuses pour se mettre à marcher. Le sol tremblait comme son pied énorme martelait l’asphalte, pulvérisant tout sur son passage. On pouvait l’entendre rugir jusqu’à Reading, c’était fort à ce point-là. Ici, à la station d’épuration de Slough, on tire fierté de notre travail, et on a fait de notre mieux pour lutter contre les risques que le Fécalosaure faisait courir au grand public, mais c’était peine perdue. Si nos lances à haute pression avaient fonctionné correctement ce jour-là, on aurait peut-être pu le kärcheriser, mais du fait de problèmes de maintenance couplés à une faible pression d’eau causée par la vague de chaleur et la sécheresse, nous ne disposions pas des ressources adéquates pour régler de manière satisfaisante la situation. Quand ça a atteint les arbres en bordure de l’autoroute M4, on a su qu’on n’avait plus le contrôle. Je peux à peine imaginer le sentiment de terreur que les automobilistes ont ressenti, alors qu’ils conduisaient tranquillement sur l’autoroute à ce qui aurait dû être une heure particulièrement calme, quand ils ont aperçu cette chose dominant l’horizon, attrapant des voitures de part et d’autre de la chaussée, puis les rejetant violemment comme un bébé éjectant des jouets de son landau. Mon seul motif de consolation, mais il est bien mince, c’est que la plupart des gens qui ont été tués n’étaient certainement pas de loyaux supporters de l’équipe d’Angleterre. Oui, je sais, tout le monde n’aime pas le football, et certaines personnes – les conducteurs de taxi, les urgentistes ou les demandeurs d’asile – sont obligés de travailler, quelle que soit la situation, et mes pensées vont vers eux. Cependant – et à juste titre – personne ne s’attendait à ce qu’une telle chose se produise. Les services d’urgence, Dieu les garde, s’étaient préparés à des violences liées au match, et c’était plutôt avisé de leur part. Si l’Angleterre avait perdu, tout le pays aurait eu la haine – une fois encore, à juste titre – donc dire que leur réponse était trop peu, trop tard, est un peu injuste. Pouvez-vous seulement imaginer ce que les gens ont ressenti quand les premiers flashs info ont jailli sur les écrans de télévision tout acquis à la célébration de la victoire de la Coupe du monde ? Un bon nombre de producteurs se sont fait sévèrement réprimander en essayant de ne pas les faire diffuser ; et imaginez les sponsors, ceux qui avaient ­acheté de la pub, tout l’argent qu’ils avaient mis là-dedans – ils ont dû être furax. Mais, quand un monstre de merde de 45 mètres de haut dégoudronne la M4, c’est un peu dur de passer l’événement sous silence. Dans l’immédiat, ce que les autorités craignaient le plus, c’était un attentat contre le château des Windsor. Dans leur infinie sagesse, ils partaient du principe qu’il s’agissait de terroristes, et l’idée que la British way of life ainsi que le prestige international de la Grande-Bretagne puissent être ébranlés par un monstre de merde trucidant le monarque leur était insupportable. Les services d’urgence et les forces armées ont, dans une opération improvisée, combiné leurs forces pour mettre en échec le Fécalosaure, le bombardant depuis le ciel, l’explosant avec de l’artillerie lourde, tout en gardant bien à l’esprit, toujours, que Slough était une zone urbanisée. Bien entendu, comme je l’ai déjà dit, je n’ai rien contre nos amis ethniques, mais je dois avouer que dans cette situation-là, ce jour-là, ils furent d’une foutre inutilité. En un éclair, élus locaux et aînés, soutenus par la moitié de Slough, ont acclamé le monstre comme si c’était une sorte de dieu, et ont fait le serment de le protéger – nonobstant cette putain d’odeur. Après, un gros paquet de pacifistes se sont pointés et se sont joints à eux, clamant que nous n’avions pas le droit d’ôter la vie à un autre être vivant – fait de merde, nom de Dieu ! Bien, inévitablement, ça a passionné bon nombre de gens qui étaient déjà émotifs à la base, et le BNP s’en est servi comme d’une excuse, donc en plus de tout ce qui se passait déjà, une foutue émeute raciale a éclaté. Des fans de football bien vénères s’en sont pris à tout le monde, des cinglés musulmans avec des fendoirs à viande, des putains de lesbiennes barbues, la police des émeutes – juste quand tout le monde aurait dû se payer du bon temps. Je me suis fait coincer par des tas de scientifiques qui voulaient reconstituer tout ce que je savais. J’ai passé sous silence le fait que j’avais regardé la fin du match – pour des raisons évidentes. Leurs analyses de cellules n’ont pas apporté grand-chose. Ils ont conclu que c’était entièrement composé de merde, la première chose que je leur avais dite. Bombarder le monstre n’a pas eu beaucoup d’effet. Quand ils parvenaient à en détacher un morceau, ça paraissait repousser instantanément, et quand deux missiles perdus, que le prince William lui-même, selon certains, aurait tirés – ont atteint l’usine de Mars, le bombardement aérien a été interrompu. Et, à la tombée de la nuit, une paix inquiète s’est abattue sur Slough. Le chaos de l’après-midi a laissé place à un calme prudent – je pense que, peut-être, les gens se sentaient honteux. On a chanté des hymnes, des chansons antiguerre, il y a même eu une veillée aux bougies malgré la peur du gaz. L’archevêque de Canterbury s’est ramené et, rejoint par des leaders de toutes obédiences, il a fait un office d’action de grâce et de tolérance. Bien qu’un bon nombre de nos concitoyens, souffrant de dysenterie, étaient pliés en deux, on a chanté « All Things Bright and Beautiful ». Les communautés se réunirent, et cette nuit-là, de nouveaux terrains d’entente furent trouvés, nous savions que quelque chose avait changé pour toujours dans la façon dont nous menions nos vies. Dans l’ensemble, il y avait consensus sur le fait que nous devions le tuer, mais ça se teintait d’une pointe d’émerveillement, que de l’extraction la plus humble une nouvelle forme de vie se soit fait jour, formée par les intestins conjoints de chrétiens, de juifs, de musulmans, d’hindous et de sikhs, incarnant les espoirs et les rêves de tous – un Fécalosaure du Peuple. Les experts ont présumé que c’était un être intelligent qui nous ramenait, d’une façon miraculeuse, à l’origine des espèces, et qui nous confrontait à d’inconfortables interrogations sur notre évolution ; c’était peut-être le premier spécimen d’une nouvelle race, et on pourrait même, éventuellement, lui découvrir un compagnon de reproduction. Pour le meilleur ou pour le pire, on n’a jamais pu répondre à ces questions car sur le coup de minuit, les cieux s’ouvrirent et la sécheresse cessa. L’orage formidable fit ce que les efforts combinés de nos forces armées, des services d’urgence, des meilleurs cerveaux et du gouvernement n’avaient pu faire. La pluie, impitoyable, fouetta le monstre, et on peut mettre à notre crédit, je veux dire en tant que personnes, que nous avons eu pitié de son sort. Alors que la pluie battante le dissolvait, ça se tenait debout, fier et magnifique, déchaîné malgré son impuissance contre les assauts de l’arsenal de Dame Nature. Je ne peux pas dire que je n’ai pas été soulagé d’en être débarrassé – d’autant que je me sentais partiellement responsable de sa création et de la dévastation qu’il avait fait régner sur la nation, mais je vais devoir vivre avec ça sur la conscience. Je peux encore dormir la nuit, même si depuis la tenue du conseil de discipline, je ne suis plus égoutier. Des structures managériales plus fermes ont été mises en place pour éviter qu’une telle situation ne se reproduise, mais moi je dis : si c’est arrivé une fois, ça peut se produire à nouveau. Le génie – ou le Fécalosaure – est sorti de sa lampe. Tant que nous ne ferons pas un peu plus attention à notre alimentation et à ce que nous envoyons dans les toilettes, un danger plus grand encore est à craindre. Le système d’égouts britannique, aussi formidable soit-il, date en grande partie de l’ère victorienne, et il n’est pas équipé pour le monde moderne. D’un point de vue plus personnel, j’aimerais présenter mes excuses à tous ceux qui ont perdu des êtres chers durant la crise – je pense plus particulièrement à Sa majesté la Reine, au bon plaisir de laquelle je me trouve en ce moment même. Eussé-je été pleinement conscient de la perte potentielle de vie et des conséquences épouvantables résultant de ma procrastination, j’aurais agi différemment. Je sais que Jeff pense la même chose, dans les grandes lignes. Mais on ne peut pas défaire ce qui a été fait, pas vrai ?