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LE NUMÉRO CLAIR DE LUNE ET POUSSIÈRE D'ÉTOILE

Vive le Tarnac libre !

La région du Limousin est connue pour être l’une des plus dépeuplées de France. Les montagnes et les plateaux nuageux sont recouverts de forêts de pins, de ruisseaux qui bruissent et de ruines romanes, c’est beau et accidenté comme l’Idaho ou le...

La région du Limousin est connue pour être l’une des plus dépeuplées de France. Les montagnes et les plateaux nuageux sont recouverts de forêts de pins, de ruisseaux qui bruissent et de ruines romanes, c’est beau et accidenté comme l’Idaho ou le Montana, avec la même population de pêcheurs à la mouche et de chasseurs semblant tout droit sortir d’un roman d’Hemingway. Le sol rocailleux n’est pas vraiment propice à l’agriculture, l’économie locale survit bon an mal an notamment grâce aux quelques touristes estivaux, la plupart de ses habitants gagnent leur faible subsistance en élevant du bétail ou se maintiennent, d’année en année, avec le Revenu minimum d’insertion, soit environ 450 euros par mois. Ce territoire montagneux, qu’on pourrait décrire comme le centre mort du pays, possède une tradition de communisme rural qui remonte à la Révolution française. Aujourd’hui encore, beaucoup de villages affichent des mairies communistes dont les représentants ont été élus et réélus, élection après élection, sur plusieurs décennies. Limoges, la plus grande ville du Limousin, un endroit terne connu pour sa porcelaine, est sous contrôle socialiste depuis plus d’un siècle. Quand, au cours de la Seconde guerre mondiale, les nazis ont envahi la France, les bois et montagnes limousins recelaient tant de résistants communistes que la Wehrmacht appelait ça la « Petite Russie ». Les habitants rappellent encore fièrement aux gens de passage que leurs forêts, sous le régime de Vichy, étaient l’un des rares lieux qui n’ait pas été occupé par les Allemands, et ce grâce à la guérilla menée par les maquisards contre les envahisseurs nazis. Le Limousin et les terres environnantes, historiquement ignorés du reste de la France, ont connu récemment un regain d’intérêt du fait des événements qui se sont déroulés dans un minuscule village d’altitude, difficilement accessible, nommé Tarnac. Ce village est en effet devenu l’épicentre d’un débat national houleux sur l’utilisation faite par le gouvernement de Nicolas Sarkozy du terme « terrorisme », et sur la différence entre une pratique effective de la terreur et une tradition française bien ancrée de sabotage. En 2004, un groupe d’une vingtaine de squatteurs parisiens et de thésards radicaux se sont mis en tête de trouver un lieu, quelque part en France, où ils pourraient se reloger et entamer une expérience de collectivisation. Tarnac, un village parmi d’autres sur une longue liste, a été choisi, non pas à cause d’une quelconque connexion personnelle d’un membre du groupe avec l’endroit, mais pour sa riche histoire communiste et la présence d’un maire rouge bien disposé à accueillir ces nouveaux habitants. Le petit groupe s’y est donc établi, créant une base d’où ils pouvaient multiplier les allers-retours à Paris. Ils ont acheté une ferme ­laissée à l’abandon, ont planté un jardin maraîcher, et se sont mis à élever du bétail. Ils ont aussi pris le relais de deux exploitations, un bar en faillite et un petit magasin, et les ont gérés de façon ­collective et bénévole. En 2008, un criminologue français, Alain Bauer, se baladait sur Amazon.com quand il est tombé sur un petit livre, L’Insurrection qui vient, publié par les éditions de La Fabrique et rédigé par un collectif anonyme, Le Comité Invisible. Comme il flairait le lien entre ces gens-là et le groupe Action Directe des années 1970 et 1980, l’équivalent français de la bande à Baader allemande (autrement connue sous le nom de Fraction Armée Rouge), Bauer n’a pas hésité à acheter ­quarante exemplaires de l’ouvrage et à le distribuer à des professionnels du renseignement dans toute la France. Ceux-ci étaient déjà sur le pied de guerre après que Michèle Alliot-Marie, la ministre de l’Intérieur, les avait avertis du danger des mouvances « ultragauchistes » et « anarcho-autonomes » en Europe. Le terme « ultragauchiste » a vu le jour dans l’Allemagne de Weimar, dans les années 1920, pour décrire les radicaux qui s’opposaient tant au bolchevisme qu’à la démocratie libérale. Le terme est sorti du purgatoire pour décrire les tendances insurrectionnelles nihilistes (rejet de l’État, de toute forme de programme politique…) qui ont émergé à la suite des mouvements altermondialistes du début des années 2000. Sarkozy et Alliot-Marie avaient déjà été fortement perturbés, en novembre 2005, par les violentes émeutes qui avaient éclaté un peu partout en France dans les quartiers populaires, puis par les grèves lycéennes et étudiantes de 2006 suite au projet de loi sur le CPE. Ils ont observé les batailles de rue acharnées entre les jeunes et la police en Grèce, au cours de l’année 2008. La DCRI (née de la fusion entre les RG et la DST en septembre 2007) a tôt fait de soupçonner le groupe de Tarnac d’être l’auteur de l’incendiaire L’Insurrection qui vient, et se sont mis à les surveiller. Leur mode de vie alternatif les a rapidement fait passer pour hautement suspects : des jeunes squatteurs ou activistes anar qui avaient quitté les rues animées de la métropole parisienne pour vivre dans un village montagneux reculé qui, historiquement, avait déjà abrité une guérilla. Le fait que beaucoup de membres du groupe de Tarnac n’utilisaient pas de téléphone portable a également éveillé les soupçons de la ­police, ce que, plus tard, le gouvernement français a interprété de manière comminatoire comme une nécessité pour ne pas se faire repérer. Fin octobre, début novembre 2008, des fers à béton en forme de fer à cheval ont été utilisés pour saboter les caténaires de plusieurs lignes de TGV, interrompant le trafic ferroviaire et causant de nombreux retards. Le sabotage consistait seulement à arrêter les trains et n’aurait pas pu les faire dérailler ou mettre en danger les passagers. Peu de temps après, le 11 novembre, des centaines d’agents encagoulés de la DCRI ont fait une ­descente sur le village endormi de Tarnac et ont arrêté neuf des jeunes gens de la communauté, accusés par le ministère de l’Intérieur de faire partie d’une « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ». Dans les jours qui ont suivi les arrestations, Tarnac a vu débarquer un essaim de journalistes qui ont écrit des articles à sensation sur ce village bucolique, l’étiquetant comme un nid de terroristes. Les « communistes » de Tarnac, interrogés sur L’Insurrection qui vient, ont déclaré qu’ils connaissaient « ce livre », mais ont démenti l’avoir écrit – pour de bonnes raisons. L’Insurrection qui vient prêche spécifiquement l’interruption des flux des infrastructures d’État comme un pas de plus vers l’insurrection. Après que la première vague de réaction médiatique a reflué, l’opinion publique française s’est brutalement retournée en faveur des neuf. On a commencé à estimer que le groupe était le bouc émissaire d’un gouvernement Sarkozy devenu insensé, pétrifié devant les terroristes et raciste contre les « immigrés ­musulmans », terme censé englober les jeunes émeutiers des banlieues. Soudainement, les neuf de Tarnac ont été perçus comme des jeunes normaux, qui avaient déménagé dans un petit village pittoresque pour adopter ce qu’eux, ainsi que leurs parents et voisins, décrivaient tendrement comme « un mode de vivre différent ». Ils sont ainsi rapidement devenus les chéris des intellectuels de la gauche française post-soixanthuitarde. Julien Coupat, l’un des plus charismatiques et prolifiques suspects parmi les neuf, avait été à l’origine de la création d’une revue postsituationniste très remarquée, philosophiquement radicale, appelée Tiqqun (active de 1999 à 2001), et dont le ton ressemblait à s’y méprendre à L’Insurrection qui vient et aux autres écrits du Comité Invisible. Les neuf de Tarnac ont reçu le soutien d’intellectuels célèbres, Slavoj Zizek, Alain Badiou et Alberto Toscano, qui ont réclamé leur libération et appelé à ce qu’on ne les considère pas comme des terroristes. Le philosophe italien Giorgio Agamben a écrit un article dans Libération en leur nom. Le fait que la plupart des neuf ­proviennent de familles aisées et aient fait de longues études de philosophie a probablement aidé : les médias ont eu vite fait de les présenter comme un mouvement situationniste novateur et sexy plutôt que comme des prolétaires fanatiques survivant à la campagne. Les neuf ont finalement été emprisonnés pendant six mois, puis relâchés, et sont en liberté surveillée en attendant leur procès qui, à ce jour, n’a pas encore eu lieu. On leur a demandé de se soumettre au contrôle judiciaire en se rendant dans un commissariat de police toutes les semaines, afin qu’ils n’essayent pas de s’enfuir. En tant qu’« association de mal­faiteurs », les neuf, de proches amis, ont également écopé d’une interdiction de se réunir. À l’aube du 27 novembre 2009, la police antiterroriste a de nouveau fait une descente sur Tarnac pour arrêter un nouveau suspect dans l’affaire, un homme d’une trentaine d’années nommé Christophe, que la police suspectait d’être proche du groupe. Fous de rage, les neuf sont passés à l’offensive, et ont écrit une lettre ouverte acerbe à leur juge, Thierry Fragnoli, parue dans Le Monde du 3 décembre et intitulée : « Pourquoi nous cessons de respecter les contrôles judiciaires. » Dans la lettre, ils ont expliqué qu’ils ne se rendraient plus toutes les semaines au commissariat, et qu’ils avaient d’ores et déjà désobéi à l’interdiction de se réunir. Ils ont écrit : « Nous comptons bien nous retrouver, comme nous l’avons déjà fait, pour écrire ce texte. » On aurait pu s’attendre à ce qu’une gifle aussi magistrale dans la figure des autorités déclenche des mesures de rétorsion à l’encontre du groupe, mais pas tant que ça. Le ministère public, ayant peut-être à l’esprit le nombre infime de preuves disponibles pour les faire condamner ainsi que le manque de soutien dans l’opinion publique, a cédé face à cette lettre indignée et a retiré les mesures de contrôle judiciaire. Cependant, pour sauver la face, le juge et le procureur se sont raccrochés à l’interdiction pour les neuf de se rassembler, même si ceux-ci l’avaient déjà fait. Robespierre, l’arbitre moral de la Révolution française, a contribué à forger le mot « terrorisme ». La première ­personne à utiliser ce mot était un Français, et un révolutionnaire. C’est étrange. Tout comme il est étrange qu’un mot qui, aujourd’hui, convoie des images de fondamentalistes adorateurs d’Allah ­ceinturés de bombes, soit initialement employé par un État pour contraindre ses propres citoyens à obéir aux lois. Robespierre sentait que les Français devaient passer par une phase de Terreur pour soutenir le fragile gouvernement révolutionnaire face aux contre-révolutionnaires et aux royalistes – à la fois réels et imaginés – qu’il voyait partout. Robespierre était un peu l’impitoyable vegan straight-edge de son temps : il n’hésitait pas à décapiter ses ex-amis pour préserver les vertus de la pureté révolutionnaire. Après que la Révolution ­française a éliminé ses vrais ennemis, elle a connu un nettoyage interne, essayant de purifier la révolution tachée, bourgeoise, en faisant un usage très libéral de la guillotine. C’est peut-être à cause du principe de Vertu révolutionnaire que les Français ont développé un tel amour intransigeant pour les plaisirs bourgeois tels que le vin rouge, le steak tartare et les draps de soie. Mais de la même façon, les Français ont une haine innée de la police et de l’autorité. Ils aiment voir les hors-la-loi enfreindre les lois et s’en tirer. En 2009, un conducteur de fourgon blindé, Tony Musulin, est devenu un héros national quand il a fait dévier de sa route un chargement de 12 millions d’euros en cash. Des fan clubs se sont créés un peu partout sur le web et le pays entier le soutenait. Tout le monde a été bien déçu quand Tony s’est fait repérer et attraper. En effet, le sabotage et les comportements antisociaux sont endémiques en France. En 2007, une enquête du Figaro a révélé que le système ferroviaire français avait connu pas moins de 27 000 attentats en une année, par des vandales malveillants ou des saboteurs. Si vous avez déjà pris un avion ou un train en France, vous savez que les services publics se mettent régulièrement en grève. Les employés syndiqués organisent aussi des grèves sauvages et commettent des actes de sabotage, ou mettent à sac les bureaux de leurs patrons, quand ils ne les prennent pas en otage. C’est dans cette atmosphère sociale et politique singulière que les neuf de Tarnac sont soupçonnés, avec de minces preuves, d’être des terroristes. À l’occasion de l’unique entretien de Julien Coupat (souvent désigné comme le leader de la bande), publié dans le journal Le Monde, celui-ci a répondu à la question : « Pourquoi Tarnac ? », en écrivant : « Allez-y, vous comprendrez. Si vous ne comprenez pas, nul ne pourra vous l’expliquer, je le crains. » Le territoire oublié, densément boisé autour de Tarnac, est l’équivalent français de la mystérieuse jungle Lacandone du mouvement Zapatista. Tactiquement, c’est l’emplacement idéal pour se terrer et renoncer au capitalisme. Ce n’est pas une mince affaire de se rendre là-bas. Depuis la gare de Limoges, je suis monté dans une navette ogivale en direction d’Eymoutiers, un petit village situé 30 kilomètres plus bas que Tarnac. Le train ressemblait au wagon privé d’un magnat du chemin de fer, orné du plafond au plancher de moquette beige et de lampes tamisées. Les deux autres passagers de la navette étaient de vieilles dames mathusalemesques qui sont descendues dans des villages neigeux, à l’air raréfié, perchés sur le flanc de la montagne. Le train a cliqueté à travers la neige et le verglas, dans un paysage dévasté de rivières gelées, de montagnes dressées, de maisons en pierre centenaires, ­baignant dans une lumière faiblissante. Quand le train a ­sifflé le terminus, j’étais seul à bord, avec le conducteur. Je suis ­descendu dans le froid. Eymoutiers scintillait de pâles illuminations de Noël. Un escalier en pente raide, couvert de verglas, m’a conduit jusqu’à un square public désolé. Une vieille femme croisée sur la route principale du village m’a indiqué du doigt la direction de Tarnac. J’ai essayé de faire du stop mais il faisait trop sombre, les voitures me dépassaient sans s’arrêter, projetant sur mes vêtements de la neige fondue grisâtre. Alors que je me tenais devant un des deux bars d’Eymoutiers en essayant de me figurer la meilleure façon d’atteindre Tarnac, j’ai rencontré Matthieu. Comme des millions d’autres étudiants à travers le monde, Matthieu était rentré à la maison pour les vacances de Noël. Il m’a confié qu’il n’avait rien à faire et, sentant que j’étais dans une mauvaise passe, m’a ­proposé de me monter jusqu’à Tarnac dans son camion. Le trajet qui s’en est suivi peut facilement être rangé parmi les plus terrifiantes de mes expériences automobiles. Matthieu est allé d’écart en écart sur la route de ­montagne enneigée, un faux mouvement sur l’unique voie en lacets aurait pu nous entraîner droit dans le précipice. L’obscurité était totale, à part un mince filet de lumière crépusculaire s’attardant à l’horizon. Matthieu était très au fait des nombreux rebondissements de l’affaire de Tarnac. « Beaucoup de gens, dans le coin, pensent qu’ils ont été spécialement désignés », m’a-t-il appris. Quand je lui ai demandé si les habitants de Tarnac ou des villages alentour se sentaient menacés par la présence des insurgés, Matthieu a secoué la tête : « Tout le monde s’en fiche, à part une poignée d’étudiants de droite. » Après un dernier virage difficile, la route s’est aplanie dans Tarnac. Nous avons dépassé les sombres maisons en pierre aux stores fermés de la rue principale du petit village. Matthieu m’a déposé devant un bar faiblement éclairé, avec deux vieilles pompes à essence qui rouillaient devant. À l’intérieur, une scène de village bucolique – des vieux buvant du vin et de jeunes parents embrumés par la bière jouant avec leurs enfants. Le bar était simple, très peu décoré sinon un sapin dépérissant dans un coin et une tête de phacochère empaillée accrochée sur le mur du fond. Les seuls indices qui permettaient de distinguer ce bar d’un débit de boisson français ordinaire étaient deux grandes affiches luisantes « Soutenez les neuf de Tarnac ! » qui donnaient des infos sur des manifestations à Paris et à Limoges, et un mur rempli d’affiches photocopiées pour des soirées de projection de films radicaux et des dîners spaghetti collectifs. La plupart des gens du bar étaient par deux, des couples hétéro. Comme des sortes de caricatures du mouvement de retour à la terre, des hommes à la beauté rude et typiquement française, avec leurs pulls en laine et leurs cigarettes ; les femmes étaient simples, austères, à l’air usé, comme si elles avaient vieilli prématurément à force de baratter le beurre et de s’occuper des enfants, ce qu’une certaine discipline révolutionnaire exigeait d’elles. Une femme acerbe d’une trentaine d’années, avec des cheveux bouclés et des yeux durs comme l’acier s’est présentée à moi : elle se prénommait Gabrielle. « C’est étrange de venir par ici à ce moment-là de l’année, m’a-t-elle froidement dit, moi, je ne suis revenue qu’hier. » Gabrielle m’a ensuite expliqué qu’elle faisait partie des neuf de Tarnac et qu’elle venait de passer un an à faire la navette entre la prison et la liberté surveillée. Quand les mesures de contrôle judiciaire ont été levées, Gabrielle et les huit autres sont instinctivement revenus à Tarnac, où ils avaient mis en place les premiers jalons d’une infrastructure communiste avant de voir leur tentative brusquement interrompue. Quand je lui ai demandé comment c’était de pouvoir rentrer chez soi, libre, elle a froncé les sourcils et a affirmé : « C’est très bizarre. » Gabrielle trépignait autour du bar, murmurant furtivement des choses aux gens, très soupçonneuse quant à ma présence. « La police nous surveille constamment, s’est-elle justifiée, la paranoïa fait partie du truc. » Un autre gars est intervenu en disant : « Quand la police kidnappe dix de vos amis et les qualifie de terroristes, oui, bien sûr, ça rend parano. » Durant le reste de la soirée, Gabrielle a balancé entre politesse et accents révolutionnaires. « Qu’est-ce que tu viens chercher ici ? », m’a-t-elle demandé. « Tu sais, on n’est pas une espèce à regarder avec des yeux d’ethnologue. Tu peux pas juste venir ici et comprendre. Il faut le vivre. » Le groupe de Tarnac évite les journalistes. Dans le livre « anonyme » intitulé Appel, on peut lire : « La palme de l’infamie revenant aux journalistes, à tous ceux qui font mine de redécouvrir chaque matin les saloperies qu’ils avaient constatées la veille. » À la différence des groupes révolutionnaires du XXe siècle, qui utilisaient les médias pour cultiver leur mythologie et répandre leur message, les « communistes » de Tarnac veulent seulement qu’on les laisse tranquilles. Les médias sont intentionnellement évités, ils sont utilisés seulement dans des buts spécifiques, comme aider ses amis à sortir de prison. À la suite de leurs arrestations, des comités de soutien ont jailli en France et dans d’autres pays, comme la Grèce et l’Allemagne. À New York, une lecture publique non autorisée de L’Insurrection qui vient, qui a eu lieu dans le Barnes & Noble d’Union Square, s’est transformée en une manifestation tapageuse jusqu’au magasin de cosmétiques de luxe d’à côté, où les participants ont perturbé le shopping en criant : « Tout le pouvoir aux communes ! » Une manifestation de soutien à Limoges s’est terminée au siège local de la SNCF, que les manifestants ont pris d’assaut, brisant toutes les vitres. Alors que les neuf de Tarnac ont des supporters à travers le monde, la plupart d’entre eux semblent vouloir seulement vivre en paix. Une femme que j’ai rencontrée dans le village m’a dit : « J’ai hâte que le monde nous oublie. » À la différence de beaucoup de radicaux occidentaux qui portent leurs croyances en étendard, les « communistes » de Tarnac ont fusionné sans heurts avec la vie du petit village et sont pratiquement indiscernables des villageois « normaux ». En Occident, la plupart du temps, les espaces radicaux ont une esthétique unique et facilement identifiable : des graffitis, des tee-shirts, des stickers, et des drapeaux faisant étalage d’une étourdissante collection de messages sociaux : Libérez Mumia ! Non aux manipulations génétiques ! Prends ton vélo ! Fracasse les patriarches ! Par contraste, vous pourriez tout à fait traîner votre grand-mère dans un bar de Tarnac. C’est absolument ordinaire, dénué de toute sexitude clandes­tine ou de signifiants provocateurs, et pourtant ça nous renvoie à un temps plus simple, plus révolutionnaire. Une pièce qui sent le tabac, deux sortes de bière disponibles, des publi­cités nulle part – pas plus que des écrans plats. Ça ressemble à un endroit où les révolutionnaires du XIXe siècle se seraient rassemblés pour discuter de leur prochain coup d’État. Le squatteur européen moderne de ces vingt-cinq dernières années, ce mutant percé et tatoué de partout, n’est visible nulle part. Les gens de Tarnac ont, en fait, résolument dépassé le mouvement des squats : ils sont arrivés à la conclusion que les radicaux qui s’enferment dans des ghettos sociaux – s’organisant en cliques, ­associations, milieux – ne ­proposent pas de voie crédible pour construire des alter­natives sérieuses, sur le long terme. La comparaison historique qui sied le mieux à l’action qu’ils mènent, ce sont les narodniks russes du XIXe siècle. Dans les années 1870, des milliers de jeunes gens radicaux nés dans des familles aristocrates moscovites abandonnèrent leur classe sociale et déménagèrent dans des villages ruraux pour pratiquer le narodichestvo [peuple-isme, ou populisme], endossant des peaux de moutons afin de se fondre parmi les paysans et faire naître chez eux des sentiments antitsar. Le point le plus fort du mouvement a été la « Croisade vers le peuple » de 1874, quand des milliers de narodniks ont quitté en masse les villes pour s’installer dans des villages. Ils ont appris les traditions paysannes, ont mangé et se sont habillés comme eux. Les jeunes antitsaristes étaient souvent accueillis avec suspicion, parce qu’il était trop évident qu’ils n’étaient pas des paysans. Au final, ce mouvement de « Croisade vers le peuple » a été brutalement réprimé par le tsar ; sa police ­secrète a multiplié les descentes dans les villages pour passer à tabac et emprisonner les révolutionnaires nihilistes et tous les sympathisants à leur cause. Les narodniks s’étaient avérés incapables de s’intégrer à la paysannerie rurale, parce que peu importaient les habits qu’ils portaient, ou les danses paysannes qu’ils apprenaient, ils ne pouvaient pas dissimuler leur appartenance à l’élite. Le prolétariat peut sentir un gamin friqué à des kilomètres. Même si le gamin en question porte des guenilles et parle de tuer les riches, tout son être est imprégné des signes de sa bonne éducation et de sa ­fortune. Ça m’a paru difficile – voire impossible – que les locaux aux pieds crottés de Tarnac aient pu admettre les faux paysans « communistes » parisiens sans le moindre ressentiment. J’ai ­rencontré une mince jeune fille blonde, Marielle, dans le bar. Elle avait l’air sortie du film Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain. Elle m’a confié avoir été squatteuse à Paris et avoir démé­nagé à Tarnac en 2004, quand elle avait 26 ans. « En ville, c’est très dur de faire ce que nous faisons ici, a-t-elle souligné. Beaucoup de gens nous soutiennent. Tout le monde est content que nous ayons quitté Paris. » On a continué à discuter, et elle est devenue plus introspective. « En ville, même quand je vivais pleinement – j’allais aux fêtes, dans les bars – je n’aimais pas vraiment la vie que je menais. » Elle m’a ensuite appris que le maire communiste octogénaire de Tarnac avait aidé le groupe quand ils s’étaient installés dans le village, leur fournissant des matériaux de construction et un soutien moral. Ça a été un petit désastre quand il s’est désisté et qu’un maire plus jeune et plus conservateur a été élu, le premier maire non communiste depuis des générations. Marielle a secoué la tête, maussade : « Le nouveau maire ne nous aime pas. Il ne nous aide pas du tout. Quand je le croise dans la rue, j’essaye d’éviter son regard. » Marielle a insisté sur le fait qu’il n’y avait pas de séparation entre les « communistes » retournés à la terre et les villageois normaux, et que les deux groupes se mélangeaient sans problème. Elle m’a présenté à l’une de ses amies, une femme brune d’une trentaine d’années. « C’est une villageoise. Je viens de Paris. Tu vois ? Y’a pas de différence ! » Son amie a acquiescé délicatement : « Pour l’essentiel, on se mélange. Mais parfois, les gens parlent… », a-t-elle ajouté, se tournant vers Marielle : « mais c’est juste des rumeurs. » Gabrielle s’est pointée et m’a demandé si j’étais végétalien. Elle a eu l’air satisfaite quand je lui ai répondu que non. « Bien, a-t-elle raillé, le végétalisme, c’est un truc de citadin. » Le barman barbu a péniblement partagé une chaîne de saucisses fumées et a distribué des bouts de rondelles aux gens autour du bar. Une rousse féroce à l’autre bout de la salle m’envoyait périodiquement des décharges télépathiques d’antagonisme pur, elle portait sans ironie une chapka rehaussée d’une faucille et d’un marteau soviétiques. Le reste de ma première nuit à Tarnac, je l’ai passé accoudé au bar, à me descendre des verres de bière au goût aqueux. Le barman basané aux yeux bleus m’a confié que lui aussi avait été un squatteur parisien, mais qu’il s’était lassé de la vie urbaine. Il avait bien assimilé le discours sur les mérites de la vie rurale et a réitéré le refrain qui m’était désormais familier : « On construit quelque chose ici. » Accrochée au mur, derrière moi, une vieille photo en noir et blanc, le seul objet un peu remarquable dans cette salle ordinaire. J’ai demandé au barman qui c’était, et il a répondu lourdement : « C’est Georges Guingouin. C’est un héros ici. » Sur la photo, qui avait dû être prise dans les années 1930 ou 1940, un jeune homme à l’air pugnace et provocant, en tenue de combat, prend une pose de rebelle. Il porte un casque et d’épaisses lunettes teintées. Je me suis souvenu d’un extrait de L’Insurrection qui vient, où son nom était mentionné : « Georges Guingouin, le “premier maquisard de France”, n’eut en 1940 pour point de départ que la certitude de son refus de l’occupation. Il n’était alors, pour le Parti communiste, qu’un “fou qui vit dans les bois”, jusqu’à ce qu’ils soient 20 000, de fous à vivre dans les bois, et à libérer Limoges. » Les neuf de Tarnac avaient aussi cité Guingouin dans leur lettre expliquant pourquoi ils refusaient de se soumettre au contrôle judiciaire : « Georges Guingouin disait : “Il faut substituer au sentiment du gibier traqué l’allant du combattant.” » Guingouin est le parfait héros du peuple pour un groupe d’insurgés français qui veulent remettre au goût du jour le mot « communisme » et l’extraire de sa trop longue association avec Karl Marx et l’Union soviétique. Au début des années 1940, Guingouin était le secrétaire du secteur d’Eymoutiers pour le compte du Parti communiste. Il était à la tête d’une publication clandestine, le Travailleur limousin. Au moment de l’invasion de la France par les Allemands, le Parti communiste décida de se coucher et de suivre l’exemple de Staline, après la signature du pacte Molotov-Ribbentrop, de non-agression avec Hitler – ils préconisèrent alors aux communistes français de ne pas s’opposer à l’invasion nazie. Guingouin refusa d’appliquer la ligne de son parti et agit selon ce que lui dictait sa conscience. Il s’enterra dans la forêt et son maquis toujours grandissant de résistants français mena une guérilla sans merci contre les nazis. Ils utilisaient la tactique de la terre brûlée, bombardaient des aqueducs, assassinaient au fusil à lunette des soldats allemands, détruisaient les lignes de chemin de fer et les ponts pour couper l’approvisionnement des troupes et empêcher ­l’envoi de renforts. En 1944, Guingouin et ses maquisards combattirent la division SS Das Reich et tuèrent son général, Heinz Lammerding. Cette défaite retarda l’arrivée de la ­division Das Reich en Normandie, en juin 1944, et contribua à la victoire alliée sur l’Allemagne. Cependant, la conscience de Guingouin lui valut une place permanente sur la liste noire du Parti communiste. En 1945, il accéda à la mairie de Limoges mais fit l’objet d’une campagne diffamatoire si odieuse qu’il devint un paria. Il quitta Limoges dans la honte et passa le reste de sa vie exilé, exerçant le métier d’instituteur. Tous les gens que j’ai rencontrés à Tarnac parlaient de Guingouin avec révérence. Le sabotage de 2008, qui s’est soldé par l’inculpation de « terrorisme » à l’encontre des neuf, était d’une certaine façon une répétition symbolique des actions menées par Guingouin dans le Limousin, soixante ans auparavant. Dans le magasin du village, j’ai trouvé une carte postale avec une photo d’un graffiti qui disait ceci : « Ce n’était pas Julien [Coupat] qui a fait stopper les trains. C’était l’esprit de Guingouin ! » Les gens de Tarnac sont très engagés dans la réhabilitation du nom de Guingouin. Une communiste de Tarnac m’a dit : « Guingouin était un homme bien, un homme honnête, et un défenseur de son pays. Grâce à lui, le Limousin n’a jamais été complètement occupé par les nazis. C’est triste ce qui se passe aujourd’hui. Il y a seulement une rue qui porte son nom à Limoges. Et c’est une toute petite rue excentrée, que personne n’emprunte. » Un jeune homme affable d’une trentaine d’années, Antoine, a accepté de m’héberger dans une chambre vacante de sa maison, inoccupée depuis que ses colocataires étaient repartis à Paris. À première vue, Antoine avait l’air d’un type qu’on croise défoncé aux champignons dans un concert en plein air de Phish, et j’ai eu un accès de frayeur, qui s’est vite effacé quand j’ai compris que c’était un insurgé de premier ordre. Il avait grandi dans la région limousine, et, après pas mal d’années passées à squatter à Paris, il était rentré au bercail afin de trouver un logement plus stable. « On occupait des immeubles et on mettait des sans-abris dedans, a-t-il rêvassé tout haut. Ensuite, on s’est mis à habiter nous-mêmes dans des squats. On nous mettait dehors, on trouvait d’autres immeubles, et ainsi de suite. On en voulait plus. » Le milieu des années 2000 fut un moment explosif en France – des tensions autour du racisme et de l’immigration éclatèrent, menant à des émeutes généralisées après que deux adolescents de banlieue se firent tuer lors d’une course-poursuite avec la police. Le président Jacques Chirac mit en œuvre une loi de 1955 décrétant l’état d’exception tandis que des voitures brûlaient et des magasins se faisaient piller dans tout le pays. Ensuite, le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy utilisa le terme « racailles » pour parler des émeutiers et décida de la mise en place d’une politique de « tolérance zéro » à l’encontre des mêmes. La colère ne fut pas confinée à Paris. Dans les Alpes françaises, un festival de vin se finit par des lancers de cailloux et de bouteilles et l’incendie d’un lycée. « Tout le monde rédigeait des tracts, dans chaque petite ville, m’a raconté Antoine, chaque université travaillait de façon collective. Il y avait tellement de tracts qu’on devait décider avec qui on voulait se mettre en relation en fonction de la qualité de ce qui était écrit. Certains étaient très bons, d’autres vraiment merdiques. Je me souviens d’en avoir lu un vraiment bien, qui commençait par une citation de Tyler Durden dans Fight Club : “Tu n’es pas ton job.” » Tant pis si les Européens apprécient ce que les Américains ont depuis longtemps relégué dans la catégorie des choses culturelles boiteuses. Alors que nous discutions, la chanson de Rage Against the Machine, « Killing in the Name », est passée dans le bar, et Antoine s’est mis à bouger la tête dans tous les sens, chantant les paroles avec une fureur feinte, mais dans un grand élan de sincérité : « Fuck you, I won’t do what you tell me! » Antoine a acheté à crédit plusieurs shots d’une concoction locale : une liqueur amère appelée Salers, au goût évoquant vaguement le Campari, mélangée à du sirop de framboise. Le barman gribouillait nos commandes sur un bloc-notes en lambeaux. Antoine a dit bonsoir à tout le monde et nous sommes sortis du bar. L’air était froid et pur, le long de la route pavée de Tarnac. La maison d’Antoine était pleine de courants d’air et décorée chichement, comme un dortoir étudiant. Plutôt le genre d’endroit où vous vous attendriez à voir vivre un agent de la libération radicale. On a discuté au rez-de-chaussée, sur un futon miteux, presque en chuchotant, bien que personne d’autre ne fût présent dans la maison. J’ai demandé à mon hôte pourquoi il s’était installé à Tarnac. « Le communisme doit être vécu. Si tu envisages de vivre des choses qui n’ont pas été vécues avant, il n’y a personne pour te montrer la marche à suivre… Je ne veux pas m’isoler, mais c’est ce que j’essaye de faire maintenant. » Il m’a montré ma chambre, au premier étage. « Y’a pas de chauffage et je n’ai pas non plus de couverture, m’a-t-il annoncé. Bonne nuit. » On dirait qu’il faut abandonner beaucoup de choses quand on décide d’adopter un mode de vie de communiste agraire : il faut exister sans job ou objectif autre que le but diffus de « fomenter la ­révolution ». À première vue, quand on lit la littérature révolutionnaire, ça a l’air romantique, mais en fait, il semblerait plutôt que ça revient à traire les vaches, rentrer dans d’orageuses discussions avec vos camarades et organiser des récoltes de fonds pour faire sortir vos amis de prison. Et comme toujours, la mélancolie et l’inertie étouffent votre petit groupe, de dedans et de dehors. Je n’avais pas pris de sac de couchage pour aller en France, alors j’ai arpenté la chambre sans fenêtre, complètement vide, à part un matelas au sol, dans un coin. J’ai fouillé dans l’armoire, j’y ai trouvé des vieux chiffons, des serviettes, et un drap. J’ai mis tous mes pulls et vestes avant de m’allonger sur le matelas, et je me suis recouvert de tissus variés pour rester au chaud, plongeant peu à peu dans un sommeil anxieux. Lorsque, le lendemain matin, j’ai dévalé les escaliers jusqu’au rez-de-chaussée, j’ai trouvé Antoine qui expédiait son petit-déjeuner rationné, un expresso et de la baguette tar­tinée de beurre et de miel produits dans le coin. On s’est assis et on a discuté un moment autour d’un café. Quand j’ai demandé à Antoine comment il se définissait politiquement, il s’est montré évasif, comme à son habitude : « J’ai un ami… Quand il est entouré d’anarchistes, il dit qu’il est communiste. Quand il est entouré de communistes, il se dit anarchiste. » Antoine m’a montré un prospectus qu’un ami londonien lui avait envoyé. Un assortiment d’engins technologiques illustraient le tract : un téléphone portable, une voiture, un appareil photo numérique et un ordinateur ; le texte, au-dessus des images, disait ceci : « Terrorisme : si vous soupçonnez quoi que ce soit, signalez-le. » Antoine a eu un petit rire avant de dire : « Terrorisme : si vous voyez quelque chose… Dites quelque chose. » Il a embrayé en me disant qu’il devait écrire toute la journée, sans préciser pour qui ni pourquoi, et m’a suggéré d’aller faire un tour dans le village. Dehors, une fine couche de neige recouvrait les rues vides. Un chien aboyait quelque part. De la fumée s’échappait des cheminées en pierre et des lampadaires à gaz vacillaient dans les étroites allées du ­village. De n’importe quelle rue du hameau, on pouvait voir les contours des montagnes vertes, partiellement obscurcies par des nuages bas. Je me suis senti attiré par le magnétisme du centre-ville, le seul endroit où palpitait la vie humaine, mais le bar était vide, à part deux vieux à la peau tannée qui buvaient leur verre de vin matinal en jouant aux cartes. Je suis entré dans le magasin collectif d’à côté, la porte a carillonné. Comme le bar, le magasin était dépourvu d’indices d’une quelconque tendance radicale – pas de drapeau rouge et noir, pas de banderole, pas de type à crête derrière le comptoir. À la place, une femme d’âge mûr, à l’air doux. La sélection de produits du magasin comportait pas mal de similitudes avec ce que vous pourriez trouver dans une épicerie de Brooklyn : des conserves de saucisses de Vienne, des nounours gélatineux, des macaronis et du fromage, une sélection de vins ; avec une touche locale, un assortiment de fromages affinés, de viandes fumées et de matériel de chasse. Le seul indice, dans le magasin, d’un quelconque rappel de ce qui s’était passé pour ces jeunes gens accusés entre autres d’écrire des phrases telles que : « Être pacifique sans pouvoir faire feu n’est que la théorisation d’une impuissance », résidait en un petit présentoir dans un coin, avec des cartes postales luisantes sur lesquelles était inscrit : « Soutenez les neuf de Tarnac », destinées aux touristes comme moi, venus voir le collectif. L’une des cartes représentait une inscription au pochoir qui disait : « Résiste. Désobéis. Repeuple. » Une autre représentait un simple graffiti, « Plateau insoumis ». J’ai acheté le set complet pour 3 euros. Vers les dernières pages de L’Insurrection qui vient, le Comité Invisible écrit : « L’exigence de la commune, c’est de libérer pour tous le plus de temps possible. » Ce que « font » les habitants de Tarnac reste un mystère. La plupart des individus que j’y ai croisés n’avaient pas de salaire, et la grande majorité vivait d’aides sociales, et pourtant aucun n’avait vraiment l’air d’être oisif, au sens de traîner dans le bar ou le magasin, flâner dans la rue, occuper les heures vides. Une angoisse palpable imprégnait le village, un sentiment persistant que le groupe cachait quelque chose comme héberger des criminels, organiser un trafic d’organes ou dissimuler l’épave d’un vaisseau spatial. Qui sait ? Ce malaise était partout diffus, et rendait suspecte la jolie histoire selon laquelle la faune de Tarnac était composée de jeunes fermiers idéalistes cherchant uniquement à prendre leurs distances avec le capitalisme occidental. Comme rien ne se passait au village, j’ai décidé de marcher jusqu’à la ferme collectiviste du groupe, dans un petit village à trois kilomètres de là. À part quelques aboiements de chiens au loin, tout était calme et tranquille sur la route pastorale qui partait du village. Les forêts, les montagnes autour de Tarnac me semblaient mystérieuses, complétées par la présence de ruisseaux et de structures en pierre écroulées, recouvertes de mousse. La terre semblait vivante, comme si un dieu arcadien officiait dans les environs, comme si c’était le dernier endroit secret pour la magie des temps anciens. Je n’ai rencontré aucune ­voiture alors que je cheminais. Des chevaux laineux devant lesquels je suis passé ont cogné leur tête contre les barrières en bois pour recevoir une caresse. Sur la dernière partie de la route, un ­golden retriever a couru vers moi et m’a guidé en haut de la montagne, jusqu’à la vieille ferme en pierre. Dans un petit ­corral, des douzaines d’agneaux bêlaient dans l’obscurité. Le golden retriever s’est vu rejoindre par un chat rayé, et tous deux m’ont conduit à une étable en bois massive où deux ­personnes, un homme et une femme d’une trentaine d’années, peinaient. Le Français, beau et musclé, s’est avancé vers moi, a essuyé la transpiration qui perlait de son front, et m’a ­suggéré de faire un tour de la propriété. Ça ressemblait à n’importe quelle commune agraire qu’on peut trouver aux États-Unis, sauf que les bâtiments avaient quelques siècles de plus. Des carcasses de voiture et des petites remorques éparpillées çà et là. Des cultures en terrasse, du compost et un petit avant-poste en bois formaient un beau jardin maraîcher, mais, pour une raison que j’ignore, ce petit bout de paradis laissait exsuder un sentiment d’abattement. Quand je suis rentré à la maison, Antoine m’a expliqué que je venais à un moment « très étrange ». « Tout est vraiment bi­zarre en ce moment, a-t-il soupiré. La façon dont on parle, dont on se rencontre. On a besoin d’un souffle nouveau. Si tu étais venu à un autre moment, je crois que ç’aurait été mieux. » L’amie d’Antoine, Marion, une fille mince, à l’air amical, est arrivée, et ils sont allés dans une autre pièce avec l’ordinateur portable, j’ai cru comprendre qu’ils travaillaient sur un texte. Ils sont vite revenus et on est allés au bar. Marion m’a expliqué pourquoi les gens de Tarnac faisaient aussi peu attention aux ­vêtements qu’ils portaient. « L’identité, c’est comme faire les magasins. Être vegan ou punk, ou s’habiller d’une façon étrange, c’est juste une façon d’être inactif et de ne rien faire. Ces vegans et ces punks, ils se contentent de s’asseoir et de dire : “Oh, je suis bien”, et d’être satisfaits d’eux-mêmes. C’est une façon de compartimenter les gens, de décider à qui parler, toutes ces connexions de surface. S’habiller punk, avec des pointes et des crêtes, c’est une façon de se faire remarquer par les flics. Tu ne peux pas faire quoi que ce soit discrètement quand tu as l’air punk. » Marion m’a expliqué qu’en ce qui concernait ses positions sociales et politiques, elle croyait au « néant », et qu’elle se liait aux gens comme elle le voulait, plutôt qu’en les jaugeant selon des perceptions idéologiques, identitaires, et autres formes de constructions sociales. Marion s’est montrée catégorique, elle voulait s’éloigner autant que possible des idéologies fondées sur des hommes morts : le marxisme, le bakounisme, le léninisme. Elle a ensuite ajouté qu’elle souhaitait créer une ­nouvelle idéologie vivante, entre amis. « Je crois que la ­politique, ça devrait être un pacte de sang. Pas quelque chose qu’on peut révoquer en un instant parce qu’on change d’avis. » Après quelques verres, on a acheté des provisions et plusieurs bouteilles de vin au petit magasin juste avant qu’il ferme et on a marché en bande jusque chez Antoine pour se faire à manger. Marion et moi, on a continué à discuter en épluchant des gousses d’ail pour les pâtes. On en est arrivés à parler de Sartre, qu’elle a évacué comme on se débarrasse d’un moustique. « Sartre ? C’était le mec à qui tout le monde s’adressait quand on voulait voir ses communiqués publiés dans le journal. Personne n’arrêtait Sartre, et tous les journaux publiaient ses papiers, mais pas ceux des autres, parce qu’ils étaient clandestins. Mais Sartre n’a jamais fait quoi que ce soit. Il se contentait de s’asseoir et de penser. Il n’a jamais opposé une résistance. » Quand je lui ai demandé ce que Sartre aurait dû faire, Marion m’a souri comme si j’étais idiot : « Des actes subversifs. » Le matin suivant, Antoine m’a laissé un mot disant qu’il était parti tôt le matin pour aller skier. Marion m’a offert de passer me chercher chez lui dans l’après-midi et de me ­conduire à Limoges. Quand elle est arrivée, on a sauté dans sa fourgonnette miteuse. Les sièges arrière étaient recouverts de bouteilles vides et de piles détrempées de journaux de propagande. Marion fumait beaucoup, fourrageant ses mégots dans une montagne de mégots empilés au-dessus d’un ­cendrier escamotable. Elle ne m’avait pas dit pourquoi elle allait à Limoges. Je lui ai demandé si elle travaillait. « Travailler ? », a-t-elle demandé, se moquant ouvertement. « Pas pour de l’argent. » Elle a rajouté qu’elle était « habillée comme une riche » pour ­sauver les apparences, pour se ­présenter au Pôle emploi toutes les semaines. « Les fonctionnaires, c’est pire que des flics, a-t-elle persiflé. Ils font en sorte que le chômage soit un boulot. Des réunions, des ­ateliers, des conneries à faire toutes les semaines. Et s’ils me trouvent un job pourri, je suis obligée d’accepter. » Durant le trajet vertigineux qui nous a conduits en bas de la montagne, Marion a répondu à toutes les questions qui me taraudaient mais que j’avais peur de poser. « Écoute, a-t-elle dit. On est juste un groupe d’amis, pas nécessairement un collectif. Il n’y a pas d’économie locale, pas de boulot, pas d’industries. Par ici, la plupart des maisons sont abandonnées, et la terre est mauvaise. La plupart des gens partent pour trouver du travail, et reviennent après. La région a une histoire ­communiste parce que les gens vont faire leurs études ailleurs, et reviennent ensuite. La seule industrie dont on puisse parler ici, c’est le tourisme. Après ce qui s’est passé à Tarnac, on a eu plein de visiteurs. D’abord, la police. Ensuite, les médias. Enfin, tous les abrutis qui voulaient juste traverser le village, boire un café et voir les “terroristes”. Après ça, il y a eu les “touristes cool”, qui sont pires que les touristes normaux : ils prennent des vacances pour faire un tour d’Europe des squats et des collectifs, et en­suite rentrent chez eux pour continuer à exercer leurs ­boulots normaux et baiser leurs femmes normales, sans construire quoi que ce soit. On essaye, nous, de se fondre dans la population locale. Il y a ­environ cinq ans, des punks se sont installés dans un village de la région. Le maire du village était un jeune homme communiste et il leur a filé un plan pour se loger, il leur a fourni une maison gratos. Ils avaient tous les cheveux bleus et parlaient ouvertement de révolution, et ils organisaient tout le temps de grands concerts punk qui ­faisaient chier tout le village. Ils n’ont pas essayé de gagner la confiance des personnes âgées et finalement, leur maison a brûlé. Ils sont partis sans rien avoir construit. On ne veut pas être comme eux. On veut essayer quelque chose de nouveau, le faire nous-mêmes et le faire bien. » Marion a continué à allumer cigarette sur cigarette et à lancer régulièrement des jurons alors que nous pénétrions le centre-ville de Limoges et que nous essayions de trouver une place près de la gare aux riches ornements. « Les Français aiment bien se mettre en colère, a-t-elle conclu. On préfère élire un gros fasciste comme Sarkozy, puis essayer de l’évincer, de le critiquer dans tous les sens, plutôt que d’élire un ­socialiste modéré comme Mitterrand. Quand Mitterrand a été élu, tous les socialistes étaient ravis, et ils ont dit : “Waouh, finalement on a le socialisme, et on peut juste travailler, ou dormir, ou ce qu’on veut.” Tous les mouvements sociaux sont morts sous Mitterrand. Les gens étaient endormis. Au moins, avec Sarkozy, on sait qui est notre ennemi, même si longtemps, rien ne s’est vraiment passé. Les gens avaient trop peur de lui, c’est un taré. Mais dans les années qui viennent de s’écouler, on a eu des manifestations violentes, des grèves. La police s’est ­montrée de plus en plus violente, donc les gens le sont devenus aussi. Je préfère avoir un mauvais président, parce qu’au moins ça tient les gens éveillés. » Même si les « communistes » de Tarnac ont, de façon répétée, mis l’accent sur la « plasticité morte » de la métropole et les « relations sociales insipides » qui existaient dans les grandes villes, pour moi c’était ce village que j’avais perçu comme mort et pétrifié. Il y avait très peu de mouvement dans les rues, à part les chiens errants. Pour mon dernier jour, je me suis réveillé tôt, et j’ai dépassé le bar du village (ouvert mais vide) et le magasin, puis j’ai monté la route qui allait jusqu’au cimetière, perché sur une colline nue à la lisière du village. Là, parmi les mausolées fortifiés, bien ordonnés, le silence régnait et le ciel gris pesait lourd. Une vie simple et idéalisée de com­muniste agraire m’a tout à coup parue extraordinairement déprimante. L’idée de forger des communautés résonne d’abord comme un truc sexy et excitant. Mais en réalité, il s’agit un processus lent et englobant, qui vise surtout à cultiver des relations et à ­établir une rou­tine familière. Tout radical et insurrectionnel que soit le ­système de croyances des communistes ruraux, ils finissent pourtant par mener une existence confortable, au jour le jour. Antoine a décrit l’emménagement du groupe comme un « laboratoire d’utopie », comme quelque chose qui n’avait jamais été tenté avant, mais les maoïstes et les hippies frustrés prêchent le retour à la terre depuis des dizaines, voire des centaines d’années. Et tout comme pour ces tentatives, à Tarnac, la vie prévisible a repris ses droits – les « communistes » se lèvent tôt, nourrissent les poules, saluent leurs voisins et éduquent leurs enfants. Les névroses, les doutes, la jalousie, des sentiments vieux comme le monde suivent leur cours dans le village, comme une rivière souterraine. Ce n’est pas que les gens de Tarnac clament que l’utopie est à portée de main, où même qu’ils s’en sont rapprochés. Pour eux, tout est dans le ­processus, l’expérimentation sociale, le « au moins nous, on essaye ». Quand je lui ai demandé pourquoi – ce à quoi tout cela allait mener –, Antoine a eu un haussement d’épaules : « Tu peux vivre en communauté, avec tes amis, et tout va bien, et soudain, une bombe à neutrons explose à cinquante kilomètres. » Il a levé les mains et a produit un son d’explosion. Ensuite, il a bu une gorgée de café et a souri.