Ouvrier chantier coupe du monde 2022 Qatar
Photo : Kai Pfaffenbach / Reuters
Sports

Bon, on en est à combien d'esclaves morts sur le chantier du Mondial 2022 ?

La prochaine Coupe du Monde dégage un fort parfum de cadavre. Ça va être cool de regarder ça.
Gen Ueda
Brussels, BE

Le foot est un sport génial suivi par des nazes et dont le business est géré par des gens que vous auriez envie de tuer si c’était légal. Si l’on sait pertinemment que l’industrie du foot se construit sur l’exploitation des plus faibles, l’hypocrisie a ses limites.

Il y a dix ans, le Qatar était désigné organisateur de la Coupe du Monde 2022 dans des circonstances dégueulasses. Depuis, il y a eu une pelletée de révélations, des suspensions et du scandale, notamment concernant les conditions de travail des ouvriers migrants sur les chantiers des stades. Ça fait un petit temps que tout ça semble s’être tassé ; pourtant, les travailleurs sur place continuent bien de clamser. Comment ça se fait qu’on en sait si peu ?

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Mains moites et billets neufs

Début décembre 2010, à la surprise générale, c’est donc le Qatar qui décroche l’organisation de la pompe à fric sportive 2022. Harold Mayne-Nicholls, un expert de la FIFA chargé d’évaluer les pays candidats, avait pourtant signalé un « haut risque » de raté pour le Qatar, contre des risques « faibles » pour les États-Unis, l’Australie, le Japon et la Corée du Sud ; tous de sérieux candidats. Mais non, c’est l’état pétrolier qui chope le gros lot. Sidérant, quand on sait que niveau droits humains, le Qatar est à peu près aussi bien classé que le serait un pédophile au concours d’entrée pour être prof à la maternelle.

Il faudra pas attendre longtemps pour comprendre que l’attribution de cette organisation pue les mains moites – ou sent bon les billets neufs, c’est selon. À peine l’orga attribuée au Qatar, on accuse Zinédine Zidane d’avoir été payé entre 3 et 11 millions d’euros pour soutenir publiquement la candidature du Qatar. Mais c’est un autre Français qui endosse le plus gros rôle de lobbyiste. Une dizaine de jours avant que l’organisation du Mondial soit attribuée au Qatar, Nicolas Sarkozy invite Michel Platini – alors président de l’UEFA – et le prince du Qatar Tamim ben Hamad Al Thani à manger à l’Élysée. Il y a aussi Sébastien Bazin, qui travaille pour le fonds d’investissement Colony Capital, alors propriétaire du Paris Saint-Germain. En gros, Sarkozy aurait promis à Al Thani que si le Qatar rachetait le PSG, Platini allait voter pour eux. Ce bordel trouble sera assez vite révélé par les médias. Au sein de la FIFA, on nettoie un peu en virant les noms inquiétés pour corruption, à commencer par le Qatarien Mohamed Bin Hammam, président de la Confédération asiatique de football, accusé d'avoir versé 5 millions d’euros à des dirigeants pour acheter leurs voix. Selon une enquête de la justice suisse, il y aurait eu « plus de 120 transactions financières suspectes » dans cette histoire.

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Entretemps, le PSG est vendu aux Qatariens et le Qatar s’affaire aux premiers plans des chantiers à venir pour le Mondial 2022 – parce que oui, les stades n’existent pas encore à ce moment-là.

Des chiffres et des esclaves

C’est donc dans un pays qui tue légalement des homosexuels que se tiendra le plus grand événement sportif du monde. Et autant dire qu’en tant que travailleur migrant, c’est chaud. Rien n’est OK niveau droit du travail. Enfin si, sur papier ; mais pas dans l’application. Les ouvriers viennent des pays pauvres d’Asie, parfois d’Afrique. Histoire toujours douce à rappeler ; à leur arrivée au Qatar, on leur confisque leur passeport, et c’est donc à ce moment-là qu’ils deviennent des esclaves. Officiellement, on appelle ça un système de tutelle, c’est la kafala.

En 2012, l’ambassade de l’Inde annonce avoir dénombré 237 travailleurs indiens morts cette année-là. Et niveau chiffres, c’est là qu’on commence à se perdre si on regarde le truc de plus près. En septembre 2013, The Guardian relaie une bombe : selon les expert·es de la Confédération syndicale internationale (CSI), 4 000 ouvriers pourraient mourir sur les chantiers de la Coupe du Monde si la situation ne change pas – soit s’ils continuent à trimer 11 heures par jour sous 50°C avant qu’ils n’aillent dormir entassés dans des poulaillers. Assez logiquement, les corps commencent à tomber.

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Pendant ce temps, au Népal par exemple, les néo-travailleurs embarquent dans des avions qui viennent tout juste de larguer les cercueils de leurs pairs. Chaque jour, entre trois et quatre cercueils en provenance de Doha seraient déchargés à Katmandou. Les familles ne reçoivent ni explication, ni compensation. Côté embarcations, le but reste d’aller coûte que coûte dans les pays du Golfe, histoire de pouvoir sauver les sien·nes en gagnant plus de dix fois le salaire moyen népalais. Au risque de rester bloqué là-bas ou de revenir entre quatre planches.

Quelques mois plus tard, en février 2014, c’est encore The Guardian qui annonce que plus de 500 travailleurs indiens seraient morts au total. Selon le comité de coordination népalais Pravasi, on s’approche de 400 pour les Népalais. En fin d’année, le quotidien anglais rapporte la stat suivante : en 2014, il y aurait eu un travailleur népalais mort tous les deux jours. Le gouvernement qatarien lui, assure que personne n’est décédé.

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Mai 2015, le Washington Post publie un graphique troublant. Selon le journal, 1 200 travailleurs seraient déjà morts. En comparaison, deux avaient perdu la vie pour la Coupe du Monde 2010 en Afrique du Sud, dix au Brésil pour l’édition 2014. L’article est relayé partout ; mais peu à peu, on oublie, comme d'hab.

En 2016, l’état esclavagiste annonce qu’il commence à démanteler la règle du kafala mais les syndicats sont toujours interdits.

Enfin, pour se perdre encore un peu plus dans les chiffres, le 16 mars dernier, le comité organisateur annonce que 9 ouvriers étaient morts en 2019 – les neuf morts sont classées « non liées au travail » – ; soit 34 depuis six ans. C’est beaucoup, mais bien moins que les 1 200 annoncées par le Washington Post il y a 5 ans ; et aussi très loin des 4000 anticipées par The Guardian.

Les autorités qatariennes refusent toujours de donner les chiffres exacts, de même qu’elles refusent de faire des autopsies. Les ONG savent que les gens meurent, mais ne savent pas précisément de quoi.

Fin 2019, suite à une enquête basée sur des témoignages, l’assos Sherpa et le Comité contre l’esclavage moderne accusent le groupe de BTP Vinci de traite des êtres humains, entre autres. Par le passé, d’autres entreprises avaient déjà été inquiétées pour des faits similaires.

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En juin dernier, à deux ans et demi de l'événement, Amnesty International affirme que les travailleurs migrants n’auraient pas été payés depuis plusieurs mois et exhorte la FIFA d’intervenir. Human Rights Watch revient aussi sur tous les abus dont sont victimes les ouvriers dans un interminable rapport paru fin août. La plupart des travailleurs migrants interrogés ont déjà connu les paiements en retard ou n'ont simplement jamais été payés pour leurs heures supplémentaires. Sans surprise, pour les employeurs les plus véreux, la pandémie de Covid-19 s’est présentée comme une belle occasion de justifier tout non-paiement.

Une Coupe du Monde au parfum de cadavre

C’est quand même étrange qu’on ne sache pas exactement combien d’ouvriers ont crevé pour cette Coupe du Monde ; une incertitude qui permettra de fermer les yeux plus facilement. Quoiqu’il en soit, que ce soit quelques centaines de morts, 1 200 ou 4 000, trop de cadavres se sont déjà entassés pour qu’on puisse mater tranquille ce Mondial qui sentait déjà le roussi bien avant la pose des premiers blocs de béton. Le Qatar s’apprête donc à inaugurer l’édition la plus flinguée et affreuse de tous les temps.

À moins d’être à l'aise avec l'idée que des milliers de personnes meurent pour la beauté du sport – ce qui est aussi une possibilité – cette Coupe du Monde va être compliquée à suivre. Rassurez-vous, de manière générale, la Coupe du Monde reste tristement ce que le Best Of est à la musique : une mixture sans réelle valeur qu’on vend comme le projet du siècle alors qu’il n’a aucune cohérence : 32 équipes constituées de 23 joueurs qui ne jouent quasi jamais ensemble, et qui sont là pour jouer la sécurité ou faire des folies individuelles.

À l’heure où même certains esprits qu'on pensait trop perdus dans le conservatisme obscur se réveillent pour rejoindre les causes activistes en tous genres, combien préserveront leur conscience morale de la faillite en laissant ce Mondial aux déchets sans âme ? Combien de bars s'interdiront de diffuser cette merde ? Peut-être que des gens très bien vont la regarder comme ils se permettraient une faille volontaire, un petit craquage ; mais au fond, que ce soit pour les morts ou la corruption, ce Mondial est une insulte pour les gens qui aiment le foot et une raison de plus de le haïr pour les autres.

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