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Les mecs de Magnum

Dominic Nahr photographie l’étrangeté des hommes

« "Quoi qu'il arrive, ne prends pas les choses trop au sérieux." J'ai vraiment réalisé ce que ça voulait dire en arrivant au Congo. »

Magnum est de loin l'agence de photo la plus connue au monde. Et même si vous n'en avez jamais entendu parler, vous connaissez forcément leur travail : les reportages de Robert Capa sur la guerre civile espagnole ou les escapades excessivement britanniques de Martin Parr. Contrairement au fonctionnement des agences classiques, les membres de Magnum sont sélectionnés par les autres photographes de l'agence aux termes d'un processus assez épuisant. Cette semaine, nous avons interviewé Dominic Nahr. Contrairement aux précédents photographes avec qui on s'est entretenus, ce photographe est toujours dans la phase de sélection qui précède l'intronisation. On a discuté du potentiel illimité de l'Afrique à fournir des sujets, de l'étrangeté du Japon post-tsunami et de tout un tas d'autres trucs.

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VICE : Vous êtes l'un des plus jeunes photographes avec lesquels on ait discuté dans le cadre de cette série d'entretiens. Pourriez-vous nous raconter comment vous en êtes arrivé là ?
Dominic Nahr : Mes premières photos, je les ai prises avec l'appareil que m'avait offert ma mère. J'ai une très mauvaise mémoire, j'ai toujours eu du mal à me souvenir du passé. Ma mère m'a suggéré de photographier mes vacances, de m'en servir d'aide-mémoire. À l'université, j'ai commencé des études de cinéma. Mais le travail en équipe, c'était pas mon truc. J'ai abandonné et je me suis orienté vers la photographie.

Mon premier boulot était pour l'édition française du magazine GQ. Ils m'ont appelé alors que j'étais sur mon vélo, à Toronto, et j'ai failli avoir un accident. Arnaud, le directeur photo de GQ, m'a dit : « Tu veux faire une mission à New York ? » J'ai dit : « Je comprends pas, tu veux que je fasse quoi ? » Et il a répondu : « Fais ce que tu veux. » C'était la première mission qu'on m'a confiée et une étape clé où je me suis dit Ouais, d'accord, ce boulot existe vraiment.

Du coup je me suis mis à prendre plus de photos et dès la fin de l'université, en 2008, j'ai été recruté par une agence, L'Œil Public. Ils étaient fabuleux. L'agence a fermé en 2009, j'ai passé avec eux leur dernière année d'existence. Ils m'ont beaucoup soutenu, c'est eux qui m'ont suggéré d'aller dans l'est du Congo. Je n'avais jamais mis les pieds en Afrique avant ça et j'ai couvert la guerre là-bas. Mes photos ont ému les gens et beaucoup de magazines s'en sont servis. J'ai même pu exposer pendant le festival de photojournalisme Visa pour l'image, à Perpignan, et ça m'a filé un bon coup de pouce. Ça m'a finalement conduit jusqu'à Magnum. C'est ma quatrième année chez eux.

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RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO. Nord-Kivu, Kibumba, octobre 2008. Plus de 25 000 personnes fuient avec proches et biens l'un des principaux camps de réfugiés à cause des combats qui se déroulent près de Kibumba, dans l'est du Congo. Les soldats du Gouvernement ont dû battre en retraite sous l'assaut des rebelles du général dissident Laurent Nkunda.

Ah ouais. J'imagine que c'est ce qui fait que Magnum est ce l'agence qu'elle est, le fait qu'il faille convaincre beaucoup d'autres photographes de vous laisser en faire partie.
C'est probablement la plus longue relation que j'aie jamais eue avec quoi que ce soit.

Vous faites la différence, dès le début, entre projets de livre et reportages ?
Les projets de livres, ils naissent de projets plus modestes. Je n'arrive pas en pensant genre : « Je suis un photographe, j'ai un thème et je vais faire des photos là-dessus pendant six mois ou un an. » L'Afrique, c'est pas ce genre d'endroit, il y a vraiment beaucoup d'histoires là-bas. La liste des trucs chouettes que je veux photographier est vraiment, vraiment longue. Genre, sans fin. J'habite à Nairobi, au Kenya, et je ne peux pas en partir, parce que si tu joues l'autosatisfaction et la complaisance ou que tu t'ennuies, le cul sur ton canapé, c'est pas le bon plan, mais il y a tellement à faire… Même si tu n'es pas payé, d'une façon ou d'une autre, ça aura des conséquences positives.

La première fois que vous êtes allé au Congo, ça a été une révélation pour vous. Depuis, vous avez passé énormément de temps à travailler en Afrique.
J'ai grandi à Hong Kong ; je ne suis pas Suisse, Allemand, Canadien ni même Chinois, c'est évident, je suis un expat. Donc je n'ai pas ce problème de « rentrer à la maison ». Je suis toujours à la recherche de la maison, mais elle n'existe pas. Et la première fois que j'ai atterri en Afrique, en 2008, je suis sorti de l'avion, mes pieds ont touché le sol et il s'est passé quelque chose en moi. Une voix dans ma tête m'a dit : « Tu es à la maison. » Alors, bien sûr, c'était déjà arrivé auparavant, au Timor Oriental par exemple, parce que je suis toujours en quête de mon chez moi, mais ça n'avait jamais été aussi nuancé que la première fois que je suis arrivé à Kigali.

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Et cette petite voix dans ma tête m'a aussi dit : « Quoi qu'il arrive, ne prends pas les choses trop au sérieux. » J'ai vraiment réalisé ce que ça voulait dire en arrivant au Congo.

PALESTINE. La bande de Gaza, 2007. Les funérailles d'un membre du Fatah après que des disputes ont éclaté entre des combattants du Hamas et du Fatah dans le camp de réfugiés de Jabalia, dans la bande de Gaza.

Vous avez également bossé au  Moyen-Orient, à Gaza, sur des zones de conflit dans le monde entier.
Avant Gaza, j'avais fait le Timor Oriental. C'était assez calme. Puis je suis allé à Gaza et ensuite au Congo. En Égypte, j'ai couvert le soulèvement et tout ça, mais d'une certaine façon, travailler en Afrique c'était un tout, alors que le Moyen-Orient… Je ne sais pas. C'est simplement plus touchant pour moi, plus intense. Je me retrouve souvent au milieu de nulle part, seul ou avec un petit groupe de journalistes qui couvrent une histoire. C'est un peu à l'opposé de… des soulèvements en Égypte par exemple, où là, on aurait dit qu'il y avait des centaines de journalistes. Cela dit, mon travail ne se résume pas à couvrir de zones de conflit – j'aime aussi beaucoup travailler sur des reportages dans des conditions normales, sans la pression que suppose une situation de conflit.

Quand vous avez travaillé au Soudan, étiez-vous embarqué ou est-ce que vous étiez un genre d'électron libre ?
On n'était pas « embarqués », mais la seule façon d'aller faire un tour, c'était d'y aller avec l'armée. Donc mes images soudanaises viennent du moment où je suis entré dans le pays « illégalement ». Il y a le choix : y aller avec l'armée qui est en marche, ou avec les rebelles. Pour la photo qui m'a valu le prix de la photo World Press, on a dû suivre les soldats de l'armée du Sud-Soudan qui avançaient vers le Nord. On ne pouvait pas prendre notre propre voiture, on se serait fait tirer dessus. On devait avoir l'air d'être acceptés par le commandement, et c'est ce qu'on a fait.

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Puis ils nous ont envoyés avec des soldats. L'ennemi lâchait des bombes sur notre route alors qu'on entrait au Soudan, et aussi sur les lignes de front. Voyager en camion camouflage m'a paru être une bonne idée. Même si sur le trajet du retour, la petite corde qui retenait le capot de la voiture s'est détachée, et il s'est soulevé pour aller s'éclater contre le pare-brise dans un grand fracas, faisant voler des éclats de verre dans tous les sens. Par chance, le jeune qui conduisait n'a pas paniqué, il a ralenti calmement et s'est arrêté.

En parlant d'entrées furtives, vous me parliez de la fois où vous vous êtes habillé comme un travailleur de centrale nucléaire pour entrer au Japon après le tsunami. Comment vous évaluez les risques ?
En fait, je suis tout le temps inquiet. Je suis tout le temps parano, à propos de tout. Mais je crois que ça m'aide à identifier les problèmes, à évaluer clairement les situations. Je ne suis jamais blasé. Je n'arrive pas en sachant déjà tout de ce que je vais faire. Je réfléchis beaucoup, j'évalue le danger et la probabilité de me faire arrêter ou d'être blessé, je regarde ce que je veux photographier et je me décide.

JAPON. Namie, 2012. Dans la zone d'exclusion, des vaches mortes. Elles appartiennent à un fermier qui est resté pour garder le reste de son troupeau en vie.

J'ai trouvé étrange, dans votre travail sur le Japon, qu'il soit dépourvu de sujets humains – il y a une impression de vide inquiétante. C'est un sacré contraste avec l'ensemble de votre travail, axé sur l'activité humaine.
Ouais, ce travail est tout à fait unique en ce sens. C'était juste après la mort de mon père. Je n'étais chez moi à Hong-Kong que depuis quelques semaines quand le tsunami a frappé la côte du Japon. Comme d'habitude, j'étais en route pour l'aéroport après avoir vu les premières vagues frapper et emporter les maisons. Je voyageais avec mon ami japonais, qui couvrait la situation pour le TIME, et à un moment, nous avons trouvé un temple au milieu d'une zone dévastée.

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Tout avait été détruit sauf ce temple. C'était le seul endroit pour dormir et de nombreux réfugiés étaient là aussi. C'était un temple en bois et nous étions en hiver. Le froid nous glaçait le sang. Les gens avaient récemment perdu des êtres chers. Moi aussi, dans des circonstances différentes, mais à ce stade, ça n'avait pas d'importance. Ça a été une expérience très spirituelle et j'ai respecté le processus japonais de deuil silencieux et défiant. Je pense que c'est la raison pour laquelle j'ai été aussi surpris quand je suis entré dans la zone nucléaire. Soudain, vous êtes dans un endroit où la vie humaine est inexistante et ça m'a frappé. C'était très puissant.

Ça semble incroyablement sinistre et bizarre.
Ils ont cette cloche qui sonne à 5 heures pour signaler la fin de la journée de travail, et c'est comme une berceuse. Elle retentit dans toutes les villes et vous arrêtez de travailler : il n'y a que cette belle berceuse qui résonne à travers les rues, et on peut entendre le chant des oiseaux, mais il n'y a ni voiture, ni humain et quand elle a fini de sonner, il n'y a plus que le silence.

Pouvez-vous me dire encore une fois comment vous avez accédé à la zone d'exclusion, parce que vous n'étiez pas du tout censé aller dans cette zone, non ? Ou vous deviez le faire en compagnie de surveillants.
Ouais, à la base – les premiers jours –, vous pouviez rentrer dans la zone en voiture. Il n'y avait pas de garde, aucun barrage, rien, parce qu'ils n'avaient pas encore compris tout cela. Vous pouviez tout simplement vous promener, faire votre truc et ressortir, ce qui était cool, mais totalement inconscient. Et puis ils ont commencé à mettre en place des barrages routiers et il fallait soit avoir des autorisations, très difficiles à obtenir, ou simplement se faufiler à l'intérieur. Il fallait faufiler en s'habillant comme un travailleur dans le nucléaire ou dans un camion. Une fois, je me suis caché sous une bâche ; tous les moyens étaient bons pour entrer.

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JAPON. Minami Sanriku, 2011. Des survivants vont se coucher avant un enterrement de masse dans un temple de Daiou.

Votre projet de livre sur l'Afrique est votre principale occupation ces temps-ci ? Ou vous avez d'autres trucs en cours ?
Non, il y a beaucoup à faire sur l'Afrique cette année. Je ne vais pas couvrir de nouveaux événements hors du continent, à moins que quelque chose en particulier ne m'attire. Je n'ai pas été capable d'aller dans des points chauds ces derniers temps parce que ma famille passe en premier, ça me permet de me concentrer sur les endroits que je connais, à savoir l'Afrique de l'Est. J'aimerais bien que ça soit l'Afrique de l'Ouest, parce que la nourriture y est excellente et la musique est fantastique, mais pour l'instant je reste surtout à l'est du continent.

Je veux passer plus de temps en Somalie et m'investir plus au Kenya, où je vis. Je veux aussi travailler sur les problèmes liés à l'énergie et regarder ce qui se passe dans cette « Nouvelle Afrique » qui change sans arrêt. C'est super excitant, vraiment. Puis il y a la vieillesse de Mandela, et ce que ça signifierait pour l'Afrique du Sud s'il venait à mourir ; le Zimbabwe et Mugabe ; le tout nouveau gouvernement somalien ; la naissance du Soudan du Sud ; la crise identitaire des nouvelles générations kényanes. Tout change à une vitesse folle.

C'est intimidant d'accepter un tel projet, non ?
Ouais, c'est comme si vous essayiez de partir, mais s'il y a un endroit constamment en mouvement, c'est bien l'Afrique. Même sur la question de l'énergie – tout ce qui a à voir avec le sujet est absolument passionnant. La plus grande ferme éolienne au monde est au Maroc et le Kenya vient d'annoncer qu'il allait en construire une encore plus grande sur des terres appartenant à des tribus. Ça ne va pas bien se passer. Ils viennent de creuser pour trouver du pétrole dans la même région, et ça a causé d'immenses problèmes alors qu'il s'agissait juste d'un petit forage. Essayez d'imaginer 350 éoliennes là bas – ça ne va pas leur plaire.

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Ci-dessous, plus de photos de Dominic Nahr

PALESTINE. La bande de Gaza, Beit Lahia, 2007. Un Palestinien trouve une échappatoire à la bande de Gaza et à la violence croissante entre factions en nageant dans la mer Méditerranée, à deux kilomètres de la frontière nord d'Israël, sous les yeux d'un vaisseau destroyer israélien à Beit Lahia.

SOUDAN. Unité, 2012. Un ouvrier de l'industrie pétrolière et des soldats de l'Armée populaire de libération du Soudan (APLS), debout près d'un cratère après un raid d'Antonov appartenant aux Forces armées soudanaises pendant l'affrontement entre le Nord et le Sud Soudan.

JAPON. Misawa, 2011. Une femme marche à travers des arbres couverts de boue pendant un nettoyage collectif autour du port de Misawa, après le passage du tsunami qui a frappé la côte est du Japon.

SOUDAN. Heglig, 2012. Un soldat des Forces armées soudanaises (FAS) gît, mort, couvert de pétrole, près d'une installation pétrolière. Il est décédé après d'âpres combats entre les FAS et des troupes de l'APLS du Sud Soudan, après que ces dernières ont pénétré la ville pétrolière soudanaise de Heglig.

JAPON. Namie, 2011. Une télévision tourne dans une maison abandonnée dans la zone d'exclusion, à moins de 10 km de la centrale nucléaire endommagée. Les résidents sont partis dans la précipitation alors que les radiations atteignaient des niveaux dangereux.

ÉGYPTE. Le Caire, 29 janvier 2011. Un manifestant qui tient des bouteilles en verre vides se met à couvert derrière un mur pendant des manifestations contre le gouvernement de Hosni Mubarak.

RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO. Nord-Kivu, Kibati, 2008. Quatre soldats du Gouvernement congolais s'abritent de la pluie sur la ligne de front, à quelque 5 km au nord de kibati. Moins de 5 km séparent les rebelles du Congrès national pour la défense du Peuple et les soldats du Gouvernement, et des combats éclatent régulièrement.

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