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Interviews

J’étais un Black Dragon

Une conversation avec un ancien du gang anti-skins parisien le plus redouté des années 1980.
Black Dragons Paris France
Les Black Dragons sur les marches de la Défense, années 1980. Toutes les photos sont publiées avec l’aimable autorisation de Patrick Lonoh.

Patrick Lonoh, aka Docteur Clean, est un Black Dragon de la première heure. Il a assisté à la toute première réunion du gang en 1983. Il a continué à en être, même lorsqu'à la fin des années 1980, le crew anti-skins le plus violent et légendaire de Paris finira par se latter contre ses anciens alliés au cours de ce que l'on a plus tard appelé la « guerre des gangs ». Il a tout connu, tout vécu, et combattu tout le monde, des skinheads fascistes à la police, en passant par le gang rival des Dragons, les Mendy's.

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Les Black Dragons sont nés aux États-Unis dans les années 1970. Dans un premier temps, ces amateurs de karaté et d'autodéfense luttaient aux côtés des Black Panthers contre les actions racistes du Ku Klux Klan. La section française a ouvert en 1983 lorsque l'un des fondateurs du gang, Yves « Le Vent », s'est installé à Paris. D'abord peu nombreux et réunis pour éradiquer les boneheads de Paris qui pullulaient à l'époque – en compagnie des Ducky Boys ou des Red Warriors –, les Dragons sont devenus, au tournant des années 1990, un gang au sens strict du terme.

Mais, retour à 1983. Cette année, qui officialise le début des Dragons en France, fut particulièrement sanglante pour les étrangers : la chasse aux Beurs, organisée par les skins fascistes, a fait 23 morts. Face à la présence dangereuse de l'extrême droite, une poignée de jeunes de Nanterre (Hauts-de-Seine) réunis autour d'Yves le Vent prennent les armes et partent affronter les skins sur leur territoire. À la violence aveugle de leurs ennemis, les Dragons opposent la discipline et la rigueur des arts martiaux. Ils se retrouvent aussi autour de la culture hip-hop qui émerge au même moment. Les combats se succèdent dans toute la région parisienne, et dès 1985, les néonazis se font plus rares.

Patrick Lonoh vient de publier J'étais Black Dragon aux éditions L'Harmattan. Dans ce livre, il revient sur l'histoire occultée de l'antiracisme en France et des gens qui ont œuvré pour qu'il existe. Je l'ai rencontré pour qu'il me raconte ses souvenirs de baston et d'engagement politique.

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Les Black Dragon à Châtelet-les-Halles, fin des années 1980. Patrick Lonoh est en bas à gauche.

VICE : Qu'est-ce que ça voulait dire, être un Black Dragon ?
Patrick Lonoh : C'étaient les chasseurs de skins, à la base. C'est un groupe qu'on a monté dans les années 1980 pour répondre à la montée du racisme. Le crew a été créé par Yves Madichon – ou Yves Le Vent.Dans la mesure où l'affirmation de l'identité noire s'appuie sur la lutte pour l'égalité des droits, alors les Black Dragon s'inscrivent dans ce combat. Je ne dis pas ça pour proclamer qu'on était les meilleurs. On voulait juste dire qu'on était comme tout le monde, qu'on n'avait pas à se faire frapper pour notre couleur de peau.

C'était aussi une communauté. Il n'y avait pas d'histoire de religions entre Black Dragons – on était catholiques, musulmans, peu importe. C'était une grande force par rapport à l'époque actuelle où la religion prend énormément de place.

Vous étiez un gang ou un groupe idéologique ?
Les Black Dragons, c'est d'abord une philosophie basée sur les arts martiaux, une façon de voir le monde : avancer la tête haute, refuser de se faire marcher sur les pieds. Les générations d'avant étaient plus dociles, ils avaient d'autres soucis. Si les skins n'avaient jamais existé, les Black Dragons n'auraient jamais vu le jour. C'était une guerre menée par des jeunes, qui n'avaient pas encore toute l'expérience de la vie – qui faisaient ce qu'ils pouvaient.

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La notion de gang s'est manifestée avec le temps. La guerre des gangs a été plus violente que la guerre contre les skins, comme deux frères d'une même famille qui se disputent. Elle a empêché la transmission de la philosophie Black Dragon.

Dans quelle mesure les boneheads étaient-ils visibles à l'époque ?
Ils étaient beaucoup plus présents qu'aujourd'hui. Aujourd'hui, le racisme on le voit partout. Mais à cette époque, les skins le représentaient dans leur être, leur look, leur vision, leur discours – une forme de racisme extrême. Ils s'en prenaient aux immigrés, et si certaines affaires étaient médiatisées, beaucoup restaient anonymes car la première génération n'osait pas porter plainte… Ils ne voulaient pas avoir affaire à la police. Par peur de se prendre des coups et d'avoir des problèmes, ils préféraient laisser courir.

Le mouvement s'est-il inspiré des Black Panthers américains ?
Oui, on partageait les mêmes ambitions de base : c'était un combat de l'affirmation de soi, refuser de se laisser marcher sur les pieds, de se faire insulter. Après, on n'avait pas la même histoire. En France on n'a pas envisagé l'histoire de l'esclavage de la même façon ; on n'a pas connu la même répression non plus. Nous, on n'était pas en guerre avec la police, nos ennemis c'étaient les skinheads. Et on ne les a pas seulement combattus avec nos poings, mais aussi intellectuellement.

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Une cartographie des bandes parisiennes de la fin des années 1980 intitulée « Deux mille à se partager Paris ».

Avant de rejoindre le groupe tu as été agressé par un wagon entier de skins. Tu peux nous raconter ?
Je sortais de cours avec deux amis, un Blanc et un Arabe. On va prendre le RER, et au moment de rentrer dans le train, on ne se rend pas compte qu'il y a des skins dans le wagon. On avait vu des gens habillés en vert mais on les avait pris pour des militaires en treillis. Les portes se ferment et ils ont commencé à nous insulter. Là on a compris. C'était ma première rencontre avec des skins. « Sale négro », « sale Arabe », ça fusait… On a réussi à sortir du RER au dernier moment, juste avant qu'ils puissent nous frapper.

Tes parents vivaient au Congo, ton père était gradé là-bas. Que pensaient-ils de ton engagement ?
J'ai une anecdote à ce sujet. [Rires] Un jour, un journaliste du Parisien est venunous voir, il voulait prendre des photos pour un papier sur la guerre des gangs. Tous mes amis se sont cachés. Moi je suis resté là, dressé, avec un béret militaire sur la tête, des chaînes en or, habillé tout en noir. Une semaine après le journal sort, on était hyper fiers ! Mais le lendemain, un type qui sortait de garde à vue me dit : « au commissariat ils ont accroché ta photo et ont entouré ta tête au stylo rouge, le commissaire a dit : « celui-là, je le veux tout de suite ! »En parallèle, des gens ont envoyé des exemplaires du journal à mes parents à Kinshasa pour leur dire : « voilà ce que fait votre fils. »

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« On était entre 900 et 1 000 – on ne pouvait pas compter tout le monde. Il y avait une centaine de permanents, et des recrutements de masse : parfois 40 personnes d'un coup, tout un gang voulait devenir Black Dragon. »

Comment ont-ils réagi ?
Ma mère était furieuse. Elle m'a écrit des tonnes de lettres pour me demander des explications car elle ne comprenait pas ! [Rires] Mais mon père a compris. Il savait ce qu'était le racisme, il n'a pas été étonné. C'est pour lui que j'ai écrit mon livre. Personne ne s'est fait tout seul, et mon père a eu énormément d'influence sur moi. Il m'a emmené en France, il m'a mis sur le chemin artistique, il m'a transmis ses valeurs.

Il y avait une véritable discipline chez les Black Dragons. Tu racontes dans ton livre que deux membres du groupe en ont été exclus ; l'un pour avoir pris une cuite, l'autre pour avoir agressé une femme.
Ça ne pouvait pas passer, c'était une insulte au groupe. Le Black Dragon qui avait agressé une femme et s'en vantait, c'était inacceptable ! Quant à l'alcool, il fallait des exemples, il fallait être strict. On était jeunes, sportifs, dans des groupes sans adultes, sans parents, c'est pourquoi la rigueur était nécessaire. La discipline faisait partie de nous, c'était naturel pour un groupe qui se fondait sur les arts martiaux.

Les Black Dragons aujourd'hui, quelque 25 ans plus tard.

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Le groupe, ça représentait combien de personnes ?
On était entre 900 et 1 000 – on ne pouvait pas compter tout le monde. Il y avait une centaine de permanents, et des recrutements de masse : parfois 40 personnes d'un coup, tout un gang voulait devenir Black Dragons. On leur expliquait notre philosophie, on les testait, et sur 40 une vingtaine repartait avec nous. C'était un test de résistance physique et de comportement au combat. On voulait voir si la personne allait pouvoir se fondre dans le groupe.

Ce que c’était d’être un skinhead antiraciste dans la France des années 1990

Tu parles aussi des Miss Black Dragons, qui avaient énormément d'importance dans le clan. Tu peux nous expliquer leur rôle ?
Quand il y avait des problèmes entre filles, les Miss Black Dragon étaient là – mais elles ne s'attaquaient pas qu'aux filles. Quand elles tombaient sur des ennemis des Black Dragons elles fonçaient dans le tas ! C'est Yves Le Vent qui a créé les Miss Black Dragons, il voulait des représentantes féminines. Elles servaient de relais avec la communauté féminine, mais elles étaient aussi des guerrières. C'étaient des filles autonomes, qui vivaient leurs vies. Il y a bien eu des histoires d'amour, mais c'étaient des sœurs pour nous, comme la relation fraternelle qui unissait chaque Black Dragon.

« Quelques membres des Requins Junior et des Dragons se sont rencontrés en soirée – et se sont battus. Le lendemain, les Requins Juniors ont fait une expédition punitive à la Défense, le lieu de ralliement historique des Black Dragons. »

Quand et de quelle manière la « guerre des gangs » a-t-elle débuté ?
La guerre des gangs a commencé au début des années 1990, quoique les tensions aient débuté bien avant. C'étaient surtout des tensions liées à des histoires de soirées et de meufs. Notre défaut à tous, c'était l'orgueil.

Quel a été l'élément déclencheur, selon toi ?
Quelques membres des Requins Junior et des Dragons se sont rencontrés en soirée – et se sont battus. Le lendemain, les Requins Juniors ont fait une expédition punitive à la Défense, le lieu de ralliement historique des Black Dragons. Suite à ça, les Black Dragons ont répondu en envoyant une équipe à Gare du Nord, dans le territoire des Requins. Avec le jeu des alliances, cette guerre a fini par s'étendre à la plupart des gangs de Paris. Tous étaient impliqués : Black Dragons, Mendy Force, CKC, Requins Vicieux et Requins Juniors.

En quoi la guerre des gangs a-t-elle sonné le glas des Black Dragon ?
La guerre des gangs a tout accaparé. Elle a détruit l'héritage et la philosophie des Dragons. Évidemment, beaucoup de Black Dragons ont été arrêtés au moment de la guerre des gangs. Je fais partie de ceux qui auraient dû arrêter à ce moment-là. Cette histoire était en contradiction totale avec l'idée de départ. On s'est retrouvés à se battre contre les personnes qu'on était censé défendre.

Où en est le groupe aujourd'hui ?
Le combat existe toujours mais ce n'est plus le même. À 40 ans passés, on ne va pas aller chasser les skinheads ; les gardes à vue, c'est fini ! Mais on observe l'évolution de la société. On retrouve des caractéristiques de la pensée des skins de l'époque. On voit des discours à la télévision qu'on n'entendait pas à l'époque dans les médias, un racisme décomplexé. Le combat se passe là maintenant, dans la politique, la télévision, partout. Les skins ont grandi, ont mis la cravate.

Mazdak & Alice font partie du collectif Pepper. Mazdak est sur Twitter.