FYI.

This story is over 5 years old.

Culture

Il existe une nouvelle mode qui consiste à se péter les os

​Sur divers forums français, j'ai rencontré des filles et garçons malheureux qui trippent sur le fait de se casser une jambe.
Genono
par Genono
Une nouvelle mode : se péter les os

C'est en cherchant des trucs et astuces pour les jeux vidéo de mon fils que je suis tombé sur la microscène la plus pétée de l'année 2015 : celle qui rassemble des adolescents français qui trouvent du plaisir dans le fait de se casser les os.

Mon fils donc, fan du jeu Cars, aime les voitures bleues. Problème, pour débloquer la voiture bleue dans le jeu, il faut remporter des courses bien trop difficiles pour lui. Soucieux de son épanouissement personnel, j'ai fait ce que tout père responsable aurait fait : lui arracher la console des mains et taper « cheat code Cars 2 Nintendo DS » sur le moteur de recherche de mon téléphone. Mais dans la précipitation – mon café était en train de refroidir –, mes doigts gras ont mal tapé la moitié des lettres, et mon correcteur d'orthographe a remplacé le mot « Cars » par « casser», et « DS » par « os ». J'ai mis 30 secondes à m'en rendre compte, mais il était trop tard. J'étais tombé sur un long commentaire posté sur Québec Top (l'équivalent d'un Yahoo Answers) par l'utilisateur Praline, lequel affichait la volonté de se péter un bras dans le but de le recouvrir d'un plâtre.

Publicité
se-peter-les-os-923-body-image-1433946033

C'est comme ça que j'ai plongé dans l'Internet français de l'automutilation. Je connaissais bien entendu l'automutilation classique ; celle qui réunit des adolescents tristes cherchant à s'ouvrir les veines, ou dans les cas les plus difficiles, à se scarifier. Quand j'étais adolescent, j'ai d'ailleurs connu un pote qui faisait chauffer ses clés sur une ampoule brûlante avant de se les enfoncer dans les joues, selon ses dires « pour faire des cicatrices, ça fait plus viril » – il n'a jamais rien gagné d'autre que quelques grosses rougeurs.

En 2015, les ados ont visiblement sombré encore plus loin dans la haine de soi. Taper « je veux me casser un os » sur votre moteur de recherche est la porte d'entrée vers un univers parallèle. La plupart des forums pour adolescents abritent au moins un sujet sur la question. Les mieux modérés ferment immédiatement les topics concernés, mais pas mal d'autres laissent libre cours aux discussions. Entre les mecs qui fantasment sur les plâtres – on appelle aussi ça la gypsophilie –, les adolescents qui cherchent à se faire dispenser de sport et les gamines désespérées qui souhaitent que leurs parents en plein divorce les remarquent, le panorama est large, et les motivations pour se péter une cheville ou un poignet sont diverses et variées.

Au cours de mes recherches, j'ai appris que passer une nuit avec un bandage plein d'épluchures de pommes de terre contre la jambe suffisait à « fragiliser l'os au point de pouvoir le briser avec un simple petit coup de cuillère ».

Publicité

Pris dans le vortex de ces topics où toute discussion commence immanquablement par « kikoo », j'ai fini par prendre contact avec quelques-uns de ces adolescents désireux de se péter les chevilles. Je me suis donc inscrit sur une bonne dizaine de forums ados et pré-ados. J'ai ciblé les témoignages les plus réalistes, et ai envoyé un message privé à nombre de ces adolescent(e)s mal dans leur peau. Au cas où vous vous poseriez la question, oui, j'ai eu l'impression d'être Harry Roselmack, auteur de Dans la peau d'un pédophile du net. Heureusement, mes questions, basiques, se sont limitées à celles-ci : « pourquoi as-tu voulu te casser un os ? », « est-ce que ça valait le coup ? », ou encore « est-ce que ça fait mal ? »

Vite, j'ai appris que passer une nuit avec un bandage plein d'épluchures de pommes de terre contre la jambe suffisait à « fragiliser l'os au point de pouvoir le briser avec un simple petit coup de cuillère », via des sujets lancés sur des sites tels que Onmeda, Jeuxvideo.com ou encore Commentfaiton. En fait, absolument TOUS les forums en question mettent en avant cette technique. Néanmoins, il semblerait que la réussite de ce trick tienne de la légende urbaine. En effet, sur le forum du site Comment-fait-on, plusieurs utilisateurs plus sérieux parlent plutôt de « jambe rougie », éventuellement « gonflée », mais aucunement d'os fragilisé.

se-peter-les-os-923-body-image-1433946157

Parmi les quelques jeunes gens avec lesquels j'ai eu la chance de discuter, beaucoup se sentaient simplement très cons d'avoir participé à ces échanges, et sont aujourd'hui heureux de ne jamais avoir réussi à se casser quoi que ce soit.

Publicité

Seule Mélissa [ son prénom a été modifié] est allée au bout de son intention de se faire mal. On peut s'estimer heureux que cette jeune fille, qui avait 13 ans lors des faits, a abandonné son idée initiale – elle souhaitait se briser le tibia – pour se contenter d'une entorse de la cheville bénigne. D'après les mails que j'ai reçus, Melissa souhaitait en effet « se faire remarquer par ses parents », lesquels seraient « toujours en train de se disputer », et notamment son père, qu'elle qualifie de « beaucoup trop absent ».

Après avoir ouvert une discussion sur un forum – rapidement fermée par les modérateurs – où elle quémandait quelque conseil pour se « casser la jambe peu importe la douleur », une équipe d'utilisateurs un peu moralisateurs a tenté de la raisonner. Plus effrayée par les éventuelles séquelles de la blessure – une fracture ne se soignant pas toujours merveilleusement bien – que par la douleur en elle-même, elle a fini par sauter de la quatrième marche d'un escalier. « J'ai fait exprès de retomber sur la partie extérieure de mon pied », m'a-t-elle dit. Bilan : une belle entorse de la cheville, quelques jours avec des béquilles, mais malheureusement, pas forcément d'améliorations au niveau de sa relation père-fille.

se-peter-les-os-923-body-image-1433946264

Avec du recul, Mélissa regrette aujourd'hui son geste. « Quand le médecin m'a demandé ce qu'il m'était arrivé, je lui ai dit que c'était un accident. Mais je voulais m'enterrer dans une grotte tellement j'avais honte », m'a-t-elle confié. Elle a également pris connaissance de ses limites : « vu la douleur de l'entorse, j'aurais eu du mal à supporter une vraie fracture. »

Publicité

J'ai parlé avec une jeune fille qui s'est volontairement infligé cinq fractures au poignet droit, deux au gauche, et selon elle, brisé « au moins quinze fois les doigts – peut-être même vingt. »

Je suis plus tard tombé sur un cas plus glauque : celui d'une jeune fille qui a commencé à se casser volontairement les poignets le jour où elle a arrêté de s'ouvrir les veines. « Au moins, je ne mettais pas ma vie en danger », m'a dit cette utilisatrice, qui a par ailleurs refusé de me donner son prénom, son âge, ni même son pseudo employé sur le forum de l'un des plus grands sites de psychologie français. Elle s'est en effet infligé cinq fractures au poignet droit, deux au gauche, et selon elle s'est brisé « au moins quinze fois les doigts, peut-être même vingt ». Elle a été prise en charge psychologiquement, et est allée quelque temps en hôpital psychiatrique. « Ce n'est pas parce que j'étais folle, m'a-t-elle dit, mais juste parce que j'avais besoin d'être protégée de moi-même. » Aujourd'hui, elle va mieux, et ne s'est pas fait de mal depuis plus d'un an. Ce type de cas est connu des services médicaux. C'est un trouble en effet enregistré parmi les nombreux cas d'automutilation dite classique, un comportement considéré par les médecins comme pathologique.

se-peter-les-os-923-body-image-1433946315

Rien à voir avec Anthony [ son prénom a également été modifié ]. Celui-ci demandait sur un forum, il y a trois ans, « comment se casser une jambe sans douleur ». Une trentaine de mauvais conseils plus tard – il a tenté le coup des épluchures de pomme de terre, encore –, il a fort heureusement fini par se dégonfler. À l'époque, il avait 12 ans, et son collège faisait face à une petite mode des jambes plâtrées. Quatre accidentés sur une même petite période, dont un garçon et une fille selon lui « super populaires », et la tendance était lancée. « C'était un délire, comme une coupe de cheveux à la mode, ou une paire de baskets », m'a-t-il dit, manifestement conscient du caractère temporaire de cette vague de pseudo-accidentés. À la connaissance d'Anthony, il n'y a eu aucune fracture volontaire à déplorer parmi les collégiens suite à cette épidémie.

Publicité

Pour Chantal Calatayud, psychanalyste et auteure, cette étrange lubie « pourrait correspondre à une quête ordalique », une conduite fréquente à l'adolescence, qui consiste, grosso modo, à se mettre en danger volontairement afin d'affirmer à la face du monde son libre arbitre. Sauter à l'élastique, rouler très vite en pleine nuit, ingurgiter la viande du grec en bas de ma rue, tester différentes drogues, se mettre un coup de marteau dans le tibia – tous ces comportements sont donc potentiellement ordialiques, et suivraient en conséquence le principe du jugement divin : « Si je survis, c'est que Dieu le veut. »

Mais le cas inverse est également possible : plutôt que de chercher à affirmer un sentiment de liberté, ce désir de jambe plâtrée pourrait au contraire affirmer un besoin de continuer à dépendre de ses parents. « Être plâtré, c'est être dépendant de l'autre. Un peu comme si en ayant un plâtre, on pouvait justifier le fait d'avoir besoin de ses parents sans perdre la face. C'est une tentative de retour à l'enfance à une période où il est difficile de devenir adulte », m'a dit Chantal. Autre piste possible : cette forme d'automutilation « permettrait de réguler, canaliser et exprimer l'idée d'angoisse lorsque les mots ne le permettent pas. » Au final, comme les motivations des adolescents, les causes de ce phénomène peuvent être très variées. Pour notre psy, le désir de fracture est à considérer comme un symptôme, pouvant être le témoin de causes très diverses. « Tout comme la fièvre peut signifier aussi bien un rhume qu'un cancer », ajoute-t-elle.

Les cas sont donc très variés, du mal-être pathologique à la débilité profonde. Si vous préférez vous casser le poignet plutôt que vous ouvrir les veines, je suppose que vous avez des chances de vous en sortir, à condition d'être suivi par des personnes compétentes. En revanche, si vous rêvez juste de porter un plâtre pour être dispensé de sport ou rendre jaloux vos petits camarades de classe, rassurez-vous : vous êtes juste un collégien débile de plus. Et l'adolescence se termine généralement aux alentours de 18 ans.

Genono est sur Twitter.