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reportage

Il existe un endroit à Londres où l’on torturait les Nazis

Tout bien considéré, les quartiers londoniens de Kensington et Chelsea ne sont pas seulement des endroits pour touristes mal fagotés.

L’entrée vers les jardins du palais de Kensington, anciennement la « Cage de Londres ». Photo via

Tout bien considéré, les quartiers londoniens de Kensington et Chelsea ne sont pas seulement des endroits pour touristes mal fagotés. Il s’agit également d’excellents terrains de jeu pour sultans, cheikhs, oligarques de tous poils ainsi que la totalité des gens perchés tout en haut de puissants organigrammes que les gens normaux osent à peine imaginer. C’est un endroit où les chiens mangent mieux que vous et où les chats ont leur propre télé. C’est un endroit où les gens ont, dans leur poche, de quoi flamber dans chacune des devises majeures de la planète et ce, tous les jours, au moment même que vous bossez pour payer votre appartement froid et trop humide. Mais saviez-vous que ces quartiers abritaient autrefois un complexe monumental dédié exclusivement à la torture ?

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La Cage de Londres, comme on l’a finalement appelée, était cachée à l’intérieur d’un immeuble qui abrite aujourd’hui l’ambassade russe et plusieurs appartements dont le propriétaire n’est autre que le sultan du Brunei. Il y a soixante ans, pendant la Seconde Guerre mondiale, elle était l’un des nombreux centres d’interrogation britanniques, et de loin le plus violent.

À l’intérieur des murs qui entouraient les jardins du palais de Kensington, les Britanniques agissaient sans trop s’inquiéter des conventions de Genève. La souffrance par laquelle passaient les prisonniers de guerre nazis était comparable à celle provoquée par le goulag et chacun des interrogatoires étaient à peu près 1 000 fois pires que ceux de Guantanamo. Le fait que ces bâtiments aient un jour servi de vaste complexe pour prisonniers de guerre dont vous ignoriez sûrement l’existence (notamment parce que, bizarrement, cette information a été retirée de la visite guidée) en dit long sur la Grande-Bretagne et ses pratiques secrètes depuis la Seconde Guerre mondiale.

Entre juillet 1940 et septembre 1948, 3573 soldats ennemis ont passé la porte de la Cage. Plusieurs criminels de guerre notoires y ont été enfermés, comme Fritz Knöchlein, le soldat SS allemand responsable du massacre de 97 membres du Second bataillon du Régiment royal de Norfolk à Paradis, dans le Pas-de-Calais, et un Gauleiter (chef d’une branche régionale du parti nazi) nommé Sporenburg, qui a sobrement ordonné de faire tuer 46 000 juifs polonais en 24 heures. Pour l’histoire, sa méthode avait consisté à réunir ses victimes par centaines dans plusieurs camps de concentration simultanément, les amener dans des champs, puis les forcer à creuser les trous dans lesquels eux-mêmes tomberaient après avoir été fusillés par des soldats SS.

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Le SS Fritz Knöchlein. Photo tirée de The London Cage.

Je ne remets pas en question ceci : la plupart des gens qui se sont retrouvés à la Cage de Londres y étaient en effet pour des raisons justifiables. Ce qui est intéressant, c'est de savoir pourquoi cet endroit est resté secret si longtemps, alors qu’il se trouve à quelque 400 mètres des stations de métro Notting Hill et Kensington High. En fait, l’existence de la Cage était même inconnue du grand public jusqu’en 2005, lorsque le journaliste Ian Cobain a enfin dévoilé son histoire.

En 1946, Knöchlein a déposé une plainte écrite dans laquelle il affirmait avoir été déshabillé, privé de sommeil pendant quatre jours, affamé, battu avec une matraque, et forcé de : courir jusqu’à l’épuisement, marcher en « petit cercles » pendant quatre heures, et enfin, sauter en portant des bûches. D’autres détenus ont corroboré ces affirmations en ajoutant qu’ils avaient également été menacés avec divers appareils électriques. Par la suite, on a découvert que Knöchlein souffrait de crises de démence telles qu'il avait fini par hurler tous les soirs – à ce point que la police locale demandait des explications à l’armée lorsqu’elle entendait d’étranges cris étouffés émanant des jardins de Kensington.

Le lieutenant-colonel Alexander Scotland était le responsable de la Cage. Il était le chef belligérant et intransigeant de la section d’interrogation des prisonniers de guerre du corps de renseignement. Il est apparu indigné lorsqu’on l’a plus tard accusé de torture. Un extrait de ses mémoires donne une idée précise de l’attitude qu’il a adoptée face à d’autres allégations du même ordre. Il y a rappelé un entretien avec un avocat du nom de Dr. Oehlert au cours du procès simultané de 18 soldats nazis, en 1947. Oehlert défendait Erich Zacharias, un homme accusé d’avoir tué un officier de la RAF (l’armée de l’air britannique) et qui avait, selon des rumeurs, également ordonné le meurtre de sa maîtresse.

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Le docteur Oehlert a affirmé que « son client s’était plaint d’avoir été frappé plusieurs fois au visage dans la Cage de Londres, que la nourriture lui avait été refusée plusieurs jours de suite et qu’à de multiples reprises, il n’avait pas eu le droit de dormir la nuit lorsqu’il était interrogé le lendemain. »

S’adressant à Scotland, il a continué : « Zacharias affirme que vous l’avez menacé avec des appareils électriques. »

Ce à quoi Scotland a répondu : « C’est faux. Nous n’avions pas d’armes, ni d’appareils de ce type à la Cage de Londres. »

« Ça a continué comme ça » a écrit Scotland dans son livre, The London Cage, publié en 1957 aux éditions Evans Brothers (qui n’existent plus aujourd’hui), « jusqu’à ce qu’un autre avocat de la défense insinue que j’avais dit aux prisonniers à Londres qu’ils seraient pendus avec leurs femmes [et] déportés en Sibérie, où ils deviendraient propriété commune. »

Le lieutenant-colonel Alexander Scotland. Photo tirée de The London Cage.

Scotland a également été accusé de tirer les cheveux de plusieurs prisonniers. Une nouvelle fois, il a réfuté ces accusations et trouvé une manière un peu ridicule et vaguement pertinente de démentir ces allégations.

« Cette accusation m’a intéressé, parce qu’elle semblait être d’une part une forme de torture peu vraisemblable, mais en plus de ça, peu efficace », a-t-il écrit. « Ainsi, en la présence de plusieurs témoins de la Cage de Londres, j’ai voulu démontrer qu’une telle méthode était impossible. L’un de mes propres assistants britanniques – et sous-officier – a accepté d’être mon cobaye pour ce test. D’abord, il s’est étendu par terre, puis je l’ai fermement tenu par les cheveux. Ensuite, je l’ai traîné à plusieurs endroits de part et d’autre de la pièce. Quand j’ai relâché ses cheveux, seules quelques mèches étaient restées dans ma main. »

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Les histoires que l’on raconte à propos de la Cage s’étalent sur un spectre allant du pénible à l’absurde. Parmi celles-ci, on comte un autre cas évoqué par Scotland, « le garçon qui n’arrêtait pas de rire ».

Il s’agissait de l’un des douze hommes ayant survécu au naufrage dans l’Atlantique du navire de guerre allemand « Bismark », coulé par les Alliés en 1941. Selon Scotland, « le suspect a été amené à la Cage de Londres, où son interrogatoire a débuté. Mais plutôt que de répondre aux questions, il riait, comme possédé. Même les questions les plus banales, les plus simples, provoquaient chez lui un éclat de rire. C’était comme si, malgré toute sa bêtise, il possédait encore un éclair d’intuition, une sorte de réflexe qui déclenchait à chaque fois cette étrange manière d’éviter un sujet qu'on lui avait dit de tenir secret. »

Scotland a affirmé que sa propre solution à ce petit contretemps était de rire à son tour avec le jeune homme, ce qui lui « remettait les idées en place et le forçait à faire l’effort de parler correctement. »

Photo tirée de The London Cage

Les secrets qui entourent la Cage de Londres soulèvent une nouvelle fois des questions autour de la politique « zéro torture » de la Grande-Bretagne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. OK, seuls des hommes accusés de crimes de masse ont reçu des traitements inhumains. C’est pourquoi les accusations de ces derniers – surtout celles de Knöchlein, qui venait d’être condamné à mort et qui semblait farouchement déterminé à humilier les forces armées britanniques avant son exécution – devraient être prises avec des pincettes. Mais, ses récits ne diffèrent pas considérablement de ceux racontés par d’autres prisonniers. Et, comme l’a écrit Darius Rejiali dans son livre Torture and Democracy, on ne peut pas ignorer le fait que, « Scotland a refusé les inspections de la Croix Rouge, soutenant que ses prisonniers étaient soit des civils, soit des criminels des forces armées, donc dans les deux cas, des hommes non-couverts par la Convention de Genève. »

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Une enquête ultérieure menée par le MI5 a pourtant conclu l’inverse ; mais Scotland n’a jamais été poursuivi. Il a tout de même reconnu, des années plus tard, « Nous n’avons jamais voulu être sadiques. Mais oui, nous avons fait des choses tout aussi cruelles. Je me souviens de l’un des prisonniers, un homme vraiment insolent, obstiné. Nous lui avons dit de se déshabiller et il a fini par être accroupi devant nous, entièrement nu. Ça l’a découragé. Par la suite, nous lui avons dit de faire des exercices. Ça a complètement tué sa résistance ; il est vite venu aux aveux. »

L’humiliation n’avait pas de limite. « Parfois, nous les faisions se tenir debout jour et nuit, a poursuivi Scotland. Si un prisonnier devait uriner, il devait le faire là, dans ses vêtements. C’était étonnamment efficace. » Selon plusieurs témoignages, des officiers d’interrogation britanniques se seraient également déguisés en agents du KGB pour déstabiliser d’autant plus les détenus allemands.

Est-ce à cause de ces histoires que le Conseil de la guerre britannique a censuré la parution des premières mémoires de Scotland en 1950 ? Ce dernier a, à l’époque, été menacé de poursuites en vertu de la Loi des secrets gouvernementaux – la police était venue dans sa maison à plusieurs reprises pour la fouiller. Le Bureau des affaires étrangères a insisté pour que le livre soit dissimulé au grand public. Il n’a été publié que sept ans plus tard après que toute preuve compromettante a disparu.
Quelle que soit la cause exacte – on ne la connaîtra peut-être jamais – il est aujourd’hui important de souligner jusqu’où est allée l’utilisation de la torture en Grande-Bretagne, alors même que les Britanniques s’inquiètent jour après jour des prétendus tribunaux secrets et autres huis-clos où les prévenus pourraient ne pas être au courant des accusations dont ils feront l'objet. Comme la France, le Royaume-Uni possède une longue histoire truffée d’injustices et de violences en tous genres ; bizarrement, ces dernières se sont toujours avérées bien plus efficaces durant toutes les périodes de crise.

Nathalie est sur Twitter : @NROlah

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