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Comment une prostituée a en 1929 débarrassé la femme de son statut d'objet

Si la journée des droits des femmes est célébrée par beaucoup, à d’autres, comme les autochtones et les travailleuses du sexe, elle rappelle qu’elles ne bénéficient pas des mêmes droits, malgré leur apport aux luttes féministes.
Photo courtoisie : YouthLink, Calgary Police Interpretive Centre & Archive

Au Canada, les femmes ont enfin obtenu le statut juridique de « personne » en 1929, et non plus d’épouse ou d’objet décoratif dans un salon de thé. Ce droit, toutefois, semble être une victoire douce-amère, car il laisse dans l’ombre celle par qui ce droit a été acquis : Lizzie Cyr, une prostituée autochtone, très peu mentionnée, voire principalement absente, dans les commémorations entourant cette cause célèbre. Même si son arrestation et son procès ont mené à une des décisions les plus importantes de la jurisprudence canadienne.

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D’épouse à prostituée

Tel que raconté dans Histoire Canada, après avoir quitté son mari, Lizzie Cyr se retrouve sans domicile fixe, en Alberta. Elle retrouve un homme qu’elle connaît depuis des années, John James Ryan, le vendredi 11 mai 1917. Il accepte qu’elle passe une nuit chez lui, lors de laquelle il lui remet dix dollars pour une relation sexuelle. Deux jours plus tard, Ryan contraint Cyr à quitter sa demeure. Il tombe ensuite malade et croit reconnaître les symptômes d’une gonorrhée, une maladie qu’il avait déjà dû traiter sept ans auparavant. Le 16 mai, sans consulter de médecin, il se rend à la pharmacie, où on lui remet des médicaments pour traiter la maladie.

Le lendemain, Ryan demande à Cyr, sous forme de chantage, de payer pour ses médicaments sinon il la dénonce. Elle est arrêtée la journée même et accusée de vagabondage. La prostitution était alors contrôlée principalement par des lois sur le vagabondage.

Une discrimination en lien avec la classe et le statut de « sang-mêlé »

Dans son dossier d’arrestation, il est indiqué que Lizzie Cyr a 29 ans, qu’elle est de sang-mêlé et que son occupation officielle est d’être une épouse. À son procès, elle est défendue par John McKinley Cameron. Ce dernier avait ouvert son cabinet spécialisé en droit criminel en 1914. Il est décrit comme très intelligent et extravagant. L’avocat est réputé pour accepter des clients qui n’ont pas nécessairement les moyens de le payer, tels que des contrebandiers d’alcool, des immigrants et des prostituées.

Le procès a lieu le 18 mai 1917, sans jury, devant la magistrate de police Alice Jamieson, la seconde femme nommée à un tel poste à l’époque. L’avocat de Cyr dépose un plaidoyer de non-culpabilité et soutient que Jamieson n’a pas les compétences pour juger cette affaire, en raison de son sexe. Il tente également de démontrer que John Ryan aurait pu contracter la gonorrhée lors d’une relation sexuelle avec une autre personne. Toutefois, Ryan travaille dans une église et loue une maison : les préjugés de la société sur les prostituées, de même qu’une peur croissante de la prolifération de maladies vénériennes poussent Jamieson à juger durement Lizzie Cyr. De plus, Ryan raconte qu’il a vu Cyr en compagnie d’un Chinois, soutenant que c’était sans doute pour une raison indécente. Le racisme de l’époque envers les Chinois et les autochtones nuit à la jeune femme. Lors du témoignage du policier ayant procédé à l’arrestation de Cyr, la juge Jamieson interrompt le procès et annonce une peine de six mois de travaux forcés, la peine maximale qui pouvait être imposée en vertu du Code criminel.

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Un procès à l’issue trop hâtive et injuste

David Bright, auteur de l’essai The Other Woman: Lizzie Cyr and the Origins of the "Persons Case", publié dans la revue Can J Legal Studies en 1998, explique que l’État, pour combattre la prostitution, a fait preuve de discrimination sexuelle et que la condamnation de Cyr était certainement prématurée et injuste, sans défense équitable.

John McKinley Cameron fait appel de la décision, mais aussi de la capacité juridique de Jamieson, qui, en tant que femme, n’aurait pas le droit d’agir en tant que magistrate. Sa requête va jusqu’en Cour suprême de l’Alberta. Elle est rejetée par les juges Harvey, Walsh et Stuart. Ce dernier explique que, selon « le principe général sur lequel repose la common law, soit l’application de la raison et du bon sens à la lumière des nouvelles conditions, ce tribunal se doit de déclarer que dans cette province et dans les conditions qui existent présentement, rien selon la common law ne justifie la disqualification d’une personne comme titulaire d’une fonction publique pour le gouvernement du pays pour des motifs reliés au sexe ».

L’Alberta devient alors la première province à reconnaître le droit des femmes, en tant que « personnes » aux yeux de la loi, à occuper une fonction publique. C’est ce qui inspire celles qui deviendront les Célèbres Cinq – Emily Murphy, Henrietta Edwards, Nellie McClung, Louise McKinney et Irene Parlby – à demander que la Cour suprême du Canada suive l’exemple de l’Alberta. La Cour refuse, indiquant, le 24 avril 1928, que les femmes ne peuvent être des personnes au sens juridique. Les cinq femmes portent leur cas au Conseil privé britannique, qui, le 18 octobre 1929, établit que les femmes canadiennes sont réellement des personnes au sens de la loi.

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Ce sera donc le procès inéquitable d’une jeune femme jugée trop durement qui a permis la reconnaissance du statut juridique de « personne » pour l’ensemble des femmes du Canada.

Des lois encore inconstitutionnelles dans les années 2000

Si, pour l’historien David Bright, cité par Histoire Canada, les mesures de coercition, les inspections et les poursuites des débuts du 20e siècle, en vue de résorber la prostitution et une épidémie de maladies vénériennes ont eu pour effet de reléguer au second plan les droits individuels de celles qui étaient soupçonnées de transmettre des infections, il est encore malheureusement évident que les lois actuelles nuisent encore à l’intégrité et à la sécurité des travailleuses du sexe.

En 2013, Beverley McLachlin, alors juge en chef de la Cour suprême du Canada, déclare que certaines lois sur la prostitution ne respectent pas la Charte des droits et libertés. Dans l’idée de protéger la population, la réglementation était inconstitutionnelle. Elle mettait directement en danger la vie des travailleuses du sexe, comme celles tuées par Robert Pickton, en majorité des autochtones.

De sans identité propre en 1900 à aujourd’hui toutes des victimes

McLachlin déplore le fait que pour protéger des victimes potentielles, les lois criminalisant la prostitution mettent en danger la vie des prostituées. Elle donne au gouvernement du Canada la tâche de remanier les lois, recommandant la décriminalisation. Toutefois, le gouvernement conservateur propose plutôt le projet C-36, criminalisant l’achat de services sexuels, rappelant les lois du début des années 1900, explique l’avocate Laurel Dietz dans le Georgia Straight. « Les femmes n’étaient pas des personnes et elles pouvaient être condamnées pour vagabondage uniquement pour être en public sans raison jugée légitime. Il n’y avait pas de réflexion sur les raisons sociales qui poussaient les femmes vers la prostitution et aucune réflexion sur le droit des femmes de choisir de faire ce qu’elles veulent avec leur propre corps », déclare-t-elle, comparant le statut actuel des travailleuses du sexe, qui sont toutes perçues juridiquement comme des victimes, rejetant leur droit d’utiliser leur corps, encore une fois, comme elles décident.

Des ressources financières que pour les opérations policières et juridiques

Naomi Sayers, militante autochtone pour les droits des travailleuses du sexe, reproche au Canada de mettre en péril la vie des femmes autochtones dans l’industrie du sexe. Le gouvernement, avec C-36, a donné beaucoup de ressources financières pour la répression policière, mais n’a pas encouragé des projets de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale et pour l’amélioration des conditions de travail. Dans une lettre publiée par le Huffington Post , la militante constate que le gouvernement ne fournit pas de financement adéquat aux communautés autochtones pour accéder à des services de base.

Monica Forrester, travailleuse du sexe depuis 25 ans et membre de la Première Nation de Curve Lake en Ontario, déplore elle aussi le manque de ressources financières, dans un témoignage publié par Ricochet : « J’ai été itinérante pendant de nombreuses années. Le travail du sexe était ma seule option afin d’assurer ma survie, de répondre à mes besoins fondamentaux et de trouver un sentiment d’appartenance communautaire. (…) D’autres sont itinérantes et n’ont pas d’autre moyen de toucher un revenu. Pour les femmes comme les mères célibataires, les services sociaux ne suffisent pas. »

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« La criminalisation de la prostitution n’a jamais protégé les autochtones »

Criminaliser la prostitution n’a jamais protégé les femmes et filles autochtones de la violence, estime Naomi Sayers qui accuse le Canada de ne pas avoir réussi à protéger Tina Fontaine, retrouvée morte le 17 août 2014, et d’avoir contraint la jeune autochtone de 15 ans à se prostituer.

Selon elle, il est nécessaire de rappeler que personne ne choisit de mourir dans la baignoire d’une salle de bain d’hôtel, d’une blessure de onze centimètres dans le col de l’utérus, comme Cindy Gladue, une travailleuse du sexe autochtone et mère de trois enfants. En mars 2015, Bradley Barton, l’homme accusé de son meurtre, avait été déclaré non coupable. Un autre procès s’ouvrira, car, comme la juge en chef Catherine Fraser l’explique dans le Globe and Mail, le premier procès avait été compromis par des erreurs de droit et des errements commis par des préjugés bien enracinés : «Malgré la reconnaissance sociale de l’autonomie individuelle et de l’équité, il reste un besoin indéniable pour les juges de s’assurer que la loi criminelle ne soit pas teintée par des suppositions pernicieuses et injustes, que ce soit à propos des femmes, des autochtones ou des travailleuses du sexe. »

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