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Une association parisienne vient en aide aux prostituées grâce à un bus

L'ONG « Les Amis du Bus des Femmes » parcourt la capitale afin d'apporter conseils et soutien aux travailleuses du sexe.

Le bus de l'association. Toutes les photos sont de l'auteure.

Au printemps 2007, Lovely Osaro* a quitté Sokoto, une ville du Nigeria, pour se rendre en Europe. En compagnie de 24 autres migrants, elle a pris la route de la Libye, en passant par le Sahara, avant de traverser la Méditerranée, direction l'Italie. Lovely, qui vient d'une famille pauvre de fermiers, avait 22 ans à l'époque et s'apprêtait à être mariée à un homme beaucoup plus vieux. La coutume dans sa région natale est d'exciser les femmes avant le mariage – ce qu'elle a catégoriquement refusé. Quand une femme l'a approchée pour lui proposer de « sponsoriser » son passage vers l'Europe, Lovely n'a pas hésité une seule seconde.

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« Je n'avais pas vraiment de plan, » m'a-t-elle avoué, alors que nous discutions dans un café bondé du 20 e arrondissement parisien. « Je me suis juste dit que si j'allais en Europe, je serais en sécurité. Le pays n'avait pas d'importance. »

Peu de temps avant le passage de la frontière entre le Nigeria et le Niger, le camion qui la transportait est tombé en panne. Lovely et ses compagnons d'infortune ont marché jusqu'à atteindre cette frontière, n'ayant pas assez de nourriture et d'eau pour tout le monde. La jeune femme se souvient des corps gisants sur le bord de la route. Certains migrants n'avaient pas supporté la chaleur assommante de ce lieu hostile. Le sol était si chaud que ses pieds brûlaient à travers les semelles de ses chaussures.

Une fois arrivés en Libye, ces migrants n'étaient plus que 20. Ils ont fini par atteindre la ville de Zuwara, située sur la côte. Lovely a pris place dans un Zodiac, sans savoir que la mer serait si déchaînée qu'elle entraînerait le passage par-dessus bord de deux personnes – miraculeusement sauvées par d'autres migrants sachant nager. Trois jours passèrent, trois jours de dérive au milieu de la Méditerranée, avant d'être sauvés par la Croix Rouge près de l'île italienne de Lampedusa. Après plusieurs démarches administratives vouées à l'échec, Lovely a tout de même pu prendre la direction de Paris, où elle est devenue prostituée afin de payer l'énorme dette qu'elle devait à son sponsor.

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L'histoire de Lovely est loin d'être unique en son genre. Pénélope Giacardy, qui travaille pour l'association Les amis du bus des femmes – LABF – l'a entendue des dizaines de fois.

LABF a été créée en 1990 afin de défendre les droits des travailleuses du sexe de la région parisienne et de leur offrir une assistance médicale. Avec l'aide de l'Organisation Mondiale de la Santé, LABF a obtenu le statut d'ONG en 1994. Aujourd'hui, cette association vient en aide à plus de 1 500 femmes par an et emploie de nombreuses prostituées encore en activité.

LABF offre aux travailleuses du sexe plusieurs services – une assistance médicale, un accès à une représentation légale et à des travailleurs sociaux, des cours de Français, des tests de dépistage du VIH et des MST, un logement, et l'accès au célèbre bus rose et blanc qui va à la rencontre des prostituées sur leur lieu de travail.

Le bus, qui constitue l'unité mobile de l'association, parcourt les rues de Paris et de ses environs, et a permis à Lovely d'entrer en contact avec cette ONG.

« On a rencontré Lovely alors qu'elle travaillait dans le 18 ème arrondissement, m'a précisé Giacardy. Elle s'était cassé le bras dans un accident de voiture qui datait d'il y a un an et demi – avant qu'elle ne quitte le Nigeria. Elle souffrait d'une fracture aggravée. C'était si douloureux qu'elle ne pouvait pas s'en servir, et les muscles commençaient à s'atrophier. »

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Giacardy a accompagné Lovely dans un hôpital parisien pour qu'elle se fasse opérer. Après plusieurs interventions sur son bras, la jeune femme a mis trois mois à récupérer. C'est l'ONG qui a payé les soins et la nourriture dont elle avait besoin. Giacardy a également rédigé sa lettre de demande d'asile – celle-ci attend toujours d'être étudiée par les pouvoirs publics.

« C'est un exemple parfait de notre action, commente Giacardy. Lovely ne savait pas qu'elle pouvait recevoir des soins médicaux. Il s'agit d'un droit universel en France, et c'est ce qu'on essaye de dire à toutes ces femmes. »

Il est très difficile de gagner la confiance de ces femmes parce qu'elles n'ont pas l'habitude de parler à d'autres personnes. Elles ont peur d'être jugées.

Contrairement à la majorité des bénévoles de l'association, Giacardy n'a jamais été prostituée. À vrai dire, cette jeune femme a rédigé un mémoire de Master sur « les conséquences de la répression sur les travailleuses du sexe », ce qui l'a amenée à passer six mois à bord du bus en tant qu'observatrice. Bien qu'elle passe désormais davantage de temps au siège, Giacardy travaille toujours à bord du bus quatre fois par semaine. La moitié de l'équipe est constituée de prostituées ayant reçu une formation médicale. Le bus fait toujours le même chemin, et les femmes savent où et quand le trouver – ce qui les pousse à sortir des bois dans lesquels elles se trouvent.

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Depuis que la loi pour la Sécurité Intérieure a été promulguée en 2003, rendant criminel le fait de racoler sur la voie publique, les travailleuses du sexe sont obligées de passer leur temps dans les bois de Vincennes et de Boulogne. Récemment, le bus s'est mis à circuler aux abords des forêts de Fontainebleau et de Saint Germain-en-Laye.

« La nuit, on croise entre 50 et 120 prostituées, me précise Giacardy. Certaines veulent parler, d'autres non. La plupart prennent des préservatifs et s'en vont, mais d'autres restent pendant près d'une demi-heure. On leur propose toujours de venir au bureau pour être prise en charge – si elles en ressentent le besoin, bien sûr. »

Illustration issue d'un guide destiné aux prostituées fourni par LABF

Le bus distribue aussi un guide gratuit à destination des prostituées. Cette brochure répond à toutes les questions qu'une travailleuse de sexe peut être amenée à se poser. Pénélope Giacardy explique d'ailleurs que, bien souvent, les bénévoles de LABF sont les seules personnes à qui ces femmes peuvent s'adresser à propos de leur activité.

« C'est un travail intéressant parce que j'ai l'impression d'être plongée dans un univers très secret. Il est très difficile de gagner la confiance de ces femmes parce qu'elles n'ont pas l'habitude de parler à d'autres personnes. Elles ont peur d'être jugées, m'affirme-t-elle. Mais après huit années de travail, je les connais, et elles me connaissent. »

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Pénélope Giacardy

Une fois arrivée au siège de l'association, Giacardy m'a présenté Gloria*, une Nigériane persuadée qu'une fois arrivée à Paris, elle travaillerait pour une famille riche en tant que nounou. Gloria, Lovely, et beaucoup d'autres femmes, ont arrangé leur trajet jusqu'en Europe via un « sponsor », qui leur a souvent demandé une somme proche de 50 000 euros – un montant impossible à rembourser, ce dont ces femmes n'ont pas conscience avant de partir. Prises au piège de cette dette, les prostituées n'ont d'autre choix que de reverser tous leurs gains à une maquerelle. C'est ce que faisait Gloria avant de se rendre dans un commissariat et de dénoncer sa maquerelle.

« Les prostituées ont peur et ne veulent pas venir au siège de LABF, m'a déclaré Gloria. Elles ont peur des maquerelles, qui leur interdisent d'apprendre le français et de parler à qui que ce soit. Ces maquerelles ont engagé des types pour m'agresser parce que j'avais pris des cours de français. Ils ont aussi menacé ma famille au Nigeria. En plus, on a toutes très peur du Juju. »

Le Juju est un rituel que la plupart des femmes nigérianes doivent effectuer en compagnie de leur maquerelle, qui s'assure qu'elles tiendront leur engagement. Pendant la cérémonie, les ongles, les cheveux et parfois le sang menstruel des filles, sont collectés par la maquerelle. Si les filles ne remboursent pas leur dette, on leur jettera un mauvais sort. Gloria, qui croit au Juju, n'a jamais fait une telle promesse – elle était donc libre de parler à la police.

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« Plusieurs de ces femmes sont victimes d'un trafic d'êtres humains et n'en ont pas conscience, me dit Giacardy. Elles ne voient pas où est le problème. Il est difficile de leur faire comprendre que leur voyage n'a coûté que 3 000 euros à leur sponsor, si ce n'est moins. »

Dessin issu du guide publié par LABF

À l'inverse, certaines prostituées rencontrées par Giacardy exercent leur profession par choix. « Il y a plein de femmes plus âgées qui sont membres de l'organisation et qui aiment vraiment ce qu'elles font, m'affirme-t-elle. Je connais une prostituée qui a 82 ans. Ces femmes croient en l'utilité du service qu'elles rendent. Certains de leurs clients ont besoin d'avoir un contact humain – s'ils doivent payer pour l'obtenir, ainsi soit-il. »

Ces femmes ont un rôle essentiel, car elles apprennent aux plus jeunes qu'être prostituée n'implique pas que l'on ait à accepter la violence ou l'irrespect. « Ces travailleuses apprennent aux autres qu'on n'a pas le droit de traiter les femmes avec cruauté, dit Giacardy. Il s'agit de femmes fortes qui n'ont pas peur de faire face aux hommes. »

Alors que Lovely attend une réponse à sa demande d'asile, elle continue de parcourir les rues. Sauf que, désormais, elle garde son argent pour elle au lieu d'essayer de rembourser une dette écrasante.

Gloria, quant elle, se sent libérée grâce à LABF. « Je suis très heureuse maintenant, m'a-t-elle dit au siège de l'association. Je n'ai plus à travailler autant. Parfois, le week-end, je me prostitue encore pour pouvoir payer mon loyer, mais j'ai le choix désormais. Je suis convaincue que, très bientôt, je pourrai quitter la rue. Aujourd'hui, si la police m'appréhende, je n'ai plus à courir parce que j'ai des papiers. C'est ça le plus grand changement. »

*Les noms ont été modifiés à la demande des personnes interviewées.