Seule dans le néant : Nellie Bly a été la première femme à faire le tour du monde en solitaire
Photo de couverture : Nelly Bly en 1889. (c) Droits réservés

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Culture

Seule dans le néant : Nellie Bly a été la première femme à faire le tour du monde en solitaire

On vous file un extrait du « Tour du monde en 72 jours », écrit par la pionnière du journalisme d'investigation.

Comme de nombreux collégiens de ma génération, j'ai lu avec pas mal d'enthousiasme les bouquins de Jules Verne. Michel Strogoff, Vingt mille lieues sous les mers – tous m'ont transporté très loin des bâtiments sinistres et impersonnels de mon établissement scolaire de l'époque. Au sein d'une bibliographie conséquente, Le Tour du monde en quatre-vingts jours fait figure d'oeuvre majeure. Les aventures mouvementées de Phileas Fogg, gentleman britannique amateur de paris extravagants, font écho à la révolution industrielle de la seconde moitié du XIXe siècle et ont captivé les lecteurs, friands de contrées lointaines.

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Nellie Bly, elle, est née en 1864. Journaliste, remarquée pour son reportage clandestin dans un asile pour femmes – qui a donné naissance à 10 jours dans un asile elle travaille pour le compte du New York World. Cette Américaine ne cesse de chercher de nouvelles idées d'enquête – « le combustible même des journalistes, une denrée malheureusement trop rare sur le marché », selon ses dires. C'est lors de l'une de ses longues sessions de réflexion que naît sa volonté de battre Phileas Fogg, volonté qui ne deviendra effective qu'un an plus tard, en 1889, lorsque son journal la soutiendra financièrement.

Chargée d'un seul sac de voyage, parcourant le monde sans l'aide d'un homme – chose rare à l'époque – Nelly Bly marquera l'histoire en prouvant à un univers toujours très masculin, celui de la presse, qu'une femme n'a pas besoin d'un mec pour porter ses valises. Ici, on vous offre un extrait du Tour du monde en 72 jours, disponible aux Éditions du sous-sol, dans lequel la journaliste est confrontée aux sévices les plus atroces réservés aux criminels à Canton, en Chine. Accompagnée par son guide, Ah Cum, elle est initiée aux joies du supplice du bambou, et découvre que l'Orient mystérieux n'est pas forcément tendre avec tout le monde.

—Romain Gonzalez

Nellie Bly quitte Hoboken dans le New Jersey à bord de l'Augusta Victoria, 1889. (c) Droits réservés

« Canton est très différent de Shameen. On raconte que plusieurs millions de personnes y vivent ! Les rues, pour la plupart grossièrement pavées, mesurent à peine un mètre de large. Les magasins, signalés par de jolies enseignes gravées et bariolées, sont tous ouverts sur la rue, comme s'ils se déversaient sur le trottoir. Chacun abrite au fond un autel richement décoré. Alors que nous passions devant ces échoppes, nous pûmes observer leurs attirantes marchandises, mais également les commerçants et leurs clients. Près du seuil se tient le comptable. Tous les membres de la profession portent de grosses lunettes à monture d'écaille de tortue qui leur donnent un air de grande sagesse. Je songeai que ces lunettes étaient le signe distinctif des employés de bureau, car je n'en ai jamais croisé qui n'en possédaient pas.

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On m'avait prévenue qu'à Canton les Chinoises risquaient de me jeter des pierres et qu'elles crachaient volontiers à la figure des touristes. Je n'eus pourtant aucun souci de ce genre. Les Chinois ne sont pas engageants : ils prennent un air abattu comme s'ils portaient la misère du monde sur leurs épaules, et lorsque nos chaises à porteurs passaient devant les boutiques les hommes se précipitaient pour me dévisager comme une bête curieuse. Ils ne montrèrent aucun signe d'animosité, mais quelques femmes me scrutèrent avec plus d'agressivité. Ils semblaient fascinés par mes gants, se risquant parfois à les toucher.

Je crus d'abord que nous nous promenions dans les allées d'une halle. Enseignes, décorations et bâtisses étaient si rapprochées que nous distinguions à peine le ciel, et les boutiques débordant sur la rue donnaient réellement l'illusion d'un marché. Aussi fus-je très étonnée quand Ah Cum m'apprit qu'il s'agissait des ruelles de Canton. De temps en temps, notre cortège de chaises en rencontrait un autre, alors tous s'arrêtaient et criaient jusqu'à ce que la voie soit dégagée et que chacun passe sans encombre.

Le deuxième porteur de ma chaise rendit mon voyage fort inconfortable. La corde qui l'aidait à soutenir un des brancards frottait contre la base de son cou. Je m'inquiétais de voir sa peau rougir. Sa longue queue-de-cheval étant enroulée autour de sa tête, j'avais une vue directe sur la plaie. Ce coolie était de plus assez farouche – il y a autant de tempéraments chez les coolies que chez les chevaux – et, quand il déplaçait la corde de son cou, ma chaise tanguait dangereusement.

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Je fis tant d'efforts pour rester droite et immobile que lorsque j'en descendis mon corps était complètement raide. Pour m'être si préoccupée du confort de cet homme, je récoltai à la fin de la journée une puissante migraine.

Les coolies ont la désagréable manie de grogner comme des cochons. Je ne saurais dire si leurs bruits ont une signification particulière mais, quand ils grognent à longueur de voyage, cela s'avère très déplaisant.

J'étais curieuse de voir la place publique sur laquelle se déroulaient les exécutions. Nous passâmes sous une arche puis devant un stand érigé pour les parieurs, entouré d'une foule de gens sales. Certains d'entre eux s'acheminèrent lentement vers nous. Cette place publique ne ressemble à rien de l'image que l'on s'en fait. Elle a l'allure d'une allée tortueuse d'un village de campagne. Je vis plusieurs rangées de pots en terre en train de sécher contre un mur. La femme qui les confectionnait s'arrêta pour papoter avec celle qui les disposait en rangs. La place mesure environ vingt-cinq mètres de long sur huit de large au maximum, puis elle rétrécit. Je fis remarquer à Ah Cum que le sol était très rouge, et il me répondit nonchalamment : "C'est à cause du sang. Onze hommes ont été décapités hier soir", en tapant la terre écarlate du bout de sa chaussure à semelle blanche.

Il précisa qu'il était fréquent d'exécuter entre dix et vingt criminels en même temps. Environ quatre cents personnes sont tuées ici tous les ans et, en 1855, pas moins de cinquante mille rebelles furent décapités.

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Tandis qu'il parlait, j'aperçus de grandes croix en bois posées contre les hauts murs de pierre. J'en demandai la raison à Ah Cum, pensant qu'elles servaient à divers rites religieux durant les exécutions. Un frisson me parcourut l'échine lorsqu'il me répondit : "En Chine, quand les femmes sont condamnées à mort, elles sont attachées à des croix et coupées en morceaux."

Le guide ajouta : "Les hommes sont décapités d'un seul coup, à moins qu'ils aient commis un crime effroyable. Ensuite vient l'exécution des femmes criminelles, pour marquer les esprits. Elles sont crucifiées, puis étranglées ou coupées en morceaux. Le bourreau est si habile qu'il les démembre et les éventre avant qu'elles ne meurent. Voudriez-vous voir des têtes ?"

Songeant que tous les guides partageaient la même faconde, je répondis sans me démonter : "Mais certainement, apportez-les !"

Sur ses conseils, je fis signe à un homme, qui, les mains encore pleines d'argile, se dirigea vers des tonneaux près des croix en bois. Il y plongea la main et en sortit une tête !

Ces tonneaux remplis de chaux contenaient les têtes jetées au fur et à mesure des décapitations. Une fois pleins, ils étaient vidés et accueillaient bien vite de nouveaux occupants. Quand un homme riche est condamné à mort, il peut sans peine payer quelqu'un qui le remplacera sur l'échafaud. Les Chinois sont intrépides face à la mort, elle ne semble pas les effrayer.

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Nelly Bly en 1921. (c) Droits réservés

Je visitai la prison de Canton et fus surprise de voir tant de portes grandes ouvertes. Mais elles avaient la particularité d'être étroites, et lorsque je pénétrai dans une cellule je découvris que les prisonniers avaient le cou pris dans un large collier de bois. Dans ce cas, il n'y avait effectivement nul besoin de les enfermer.

Le tribunal était une grande bâtisse carrée en pierre. On me présenta à des juges qui fumaient de l'opium tout alanguis tandis que, dans une deuxième pièce, d'autres jouaient aux cartes. À l'entrée, un grand bureau était consacré aux paris. Je vis ensuite la salle des instruments de torture. Un bambou taillé en deux pour fouetter, des vis pour les doigts, des poulies pour suspendre les prisonniers par les pouces, et autres joyeusetés. Durant ma visite, deux voleurs furent conduits dans la salle. Enchaînés, leurs genoux touchant leur menton, ils étaient portés dans des cages suspendues à un bâton que soutenaient deux coolies. Les juges m'expliquèrent qu'ils avaient été pris en flagrant délit : leurs mains seraient écrasées par une énorme pierre, puis leurs doigts, brisés l'un après l'autre. Ensuite ils seraient soignés à l'hôpital. S'ils meurent, les prisonniers sont décapités avant d'être enterrés.

Un Américain qui vivait depuis plusieurs années près de Canton me raconta qu'il existe un petit pont où l'on installe souvent un criminel complètement nu dans une nacelle en fer. De part et d'autre du pont on dispose des couteaux pointus, et chaque passant est obligé d'en prendre un pour taillader le pauvre homme emprisonné. Mais je n'ai moi-même jamais assisté à de telles scènes, je vous les rapporte telles qu'on me les a décrites.

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On m'expliqua que le supplice du bambou (je ne me souviens pas du nom exact) n'est pas si rare en Chine, contrairement à ce que l'on pourrait espérer compte tenu de sa brutalité extrême. Les criminels sont immobilisés debout avec les jambes écartées et accrochées au sol, juste au-dessus d'une pousse de bambou. Pour se rendre compte de l'horreur de ce châtiment, il est nécessaire de connaître les caractéristiques du bambou : une pousse de bambou peut s'apparenter à une délicieuse asperge, mais elle est solide comme le fer. Quand elle commence à croître, rien ne peut entraver sa course. Elle s'élève si irrémédiablement qu'elle transperce tout sur son passage, l'asphalte comme le reste. Le bambou pousse vite, il atteint sa taille adulte, vingt-cinq mètres de haut, en trente jours à peine. À la fin de sa croissance, il s'entoure d'une écorce, ses branches se déploient doucement, couvertes d'un plumetis doux et léger, aussi fin que le feuillage d'un saule. Une bambouseraie peut sembler ravissante, soyeuse et raffinée, mais il n'y a rien de plus inflexible en réalité.

Imaginez à présent un prisonnier attaché au-dessus de cette pousse indomptable, dans une position inconfortable. Le bambou se dresse et grandit sans se soucier des obstacles, transperçant le pauvre homme jusqu'à l'agonie, agonie prolongée chaque jour de quelques centimètres. Il est d'abord conscient, puis s'évanouit à la faveur de la fièvre, et enfin, après plusieurs jours de torture, sa tête tombe en avant : il est mort. Autre méthode terrifiante : emprisonner un homme en plein soleil, recouvert de chaux vive, en laissant de l'eau à sa portée pour étancher sa soif. L'homme tient bon, s'accroche à la vie, mais il finit toujours par boire pour étancher sa soif. Il boit, puis transpire et, sous l'action combinée de la sueur et du soleil, la chaux se met à ronger sa peau. Une autre coutume est de suspendre le criminel par les bras, les mains liées derrière le dos. Tant qu'il garde ses muscles tendus il peut survivre, mais dès qu'il se relâche les vaisseaux sanguins se déchirent et sa vie lui échappe en un torrent de sang. Le malheureux est suspendu en place publique, où les juges veillent à ce que personne ne le libère. Les amis du condamné s'amassent autour du représentant de l'autorité pour marchander l'existence du pauvre homme. S'ils peuvent payer la caution demandée, le criminel est détaché et libéré, s'ils ne peuvent pas, le criminel reste attaché jusqu'à ce que mort s'ensuive. Autre châtiment possible : enterrer vivant le coupable en laissant seulement sa tête dépasser du sol. On lui colle ensuite les paupières pour qu'il ne cligne pas, puis on l'abandonne à une mort certaine en plein cagnard. Les échardes de bambou plantées sous les ongles puis enflammées font également partie des charmantes façons de remettre les fauteurs de troubles dans le droit chemin. »

(c) Éditions du Seuil, sous la marque Éditions du sous-sol, 2016, en 1890 pour la traduction française.
Titre original : Around the World in Seventy-Two Days, 1890
Around the World in Seventy-Two Days a paru pour la première fois dans le New York World en feuilleton et a été publié en un seul volume.

Le Tour du monde en 72 jours est disponible aux Éditions du sous-sol, 2016.

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