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LE NUMÉRO ÉTÉ INDIEN

Fruits défendus

Jusqu’où iriez-vous pour manger une banane ? Probablement pas plus loin que l’épicerie du coin de la rue. Sûrement parce que vous n’avez jamais goûté une glace à la banane bleue, du haa haa à la chair d’orange, ou même un popoulou (sa pulpe est rose...

¿Jusqu’où iriez-vous pour manger une banane ? Probablement pas plus loin que l’épicerie du coin de la rue. Sûrement parce que vous n’avez jamais goûté une glace à la banane bleue, du haa haa à la chair d’orange, ou même un popoulou (sa pulpe est rose chewing-gum et a un goût de pomme). Des dizaines de milliers de variétés de fruits n’arrivent jamais jusque dans nos supermarchés. Il y a aussi toute une sous-culture d’adorateurs fidèles qui ont passé leur vie à voyager à travers le monde pour dégoter des douceurs que jamais personne n’a découvertes. Il y a aussi les trafiquants de drogue qui font des trucs du genre remplir des cartons de jus de fruit avec de l’héroïne liquide et essayer de les expédier depuis le port de Miami. Petite mise en bouche en quinze parties…

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CINQ FRUITS DÉLIRANTS ET INCONNUS 1. LA NOIX DU PARADIS – On l’appelle aussi sapucaia. C’est un fruit à coque brésilien qui ressemble à un petit pain de son. Il est marron, boisé et on dirait qu’il a été cuit 2 heures de trop sur une plaque beurrée dans un four à 350 degrés. Quand il pousse, le petit pain est entouré d’une demi-douzaine de graines en forme de segment orange. Quand le fruit est mûr, les segments en question font éclater la coque par la base et s’éparpillent par terre. Parfois, de jeunes singes impatients cassent le fruit à coups de poing alors qu’il n’est pas mûr et ils enroulent leurs doigts autour d’une poignée de noix. Comme leurs facultés cognitives ne sont pas assez développées pour comprendre qu’ils doivent lâcher les noix pour se libérer, ils finissent par traîner des menottes en sapucaia sur des kilomètres entiers. 2. LA COCO-FESSE – La coco-de-mer, ou coco-fesse, est probablement le fruit le plus sexy du royaume végétal. Sa coque est un simulacre grandeur nature de l’appareil génital féminin, hanches, fente, abdomen, cuisses, avec en bonus une touffe de poils très, très réalistes sur le Mont de Vénus. De derrière, on dirait vraiment la croupe d’une femme. Aux Seychelles, les touristes l’appellent le fruit pubien ou le fruit salace. Quand il n’est pas mûr, il contient une chair crémeuse et sensuelle sous sa coque obscène. Jusque dans les années 1970, les visiteurs de marque se voyaient parfois offrir une lapée du lait translucide de la coco-de-mer, qu’on appelait « le fruit des milliardaires ». Aujourd’hui, ce fruit est en voie d’extinction, ce qui rend les choses difficiles lorsqu’il s’agit d’en croquer un bout. La seule façon légale de le faire, c’est de trouver quelqu’un qui veuille bien le partager. Il est interdit à la vente et peut coûter 2 ans de prison à celui qui l’achète. Un fruit défendu, littéralement. 3. LA MANGUE DE BROUSSE DU CAMEROUN – Les plantes médicinales sont aux Camerounais ce que le Doliprane et le Lexomil sont aux Occidentaux. On se sert du majaimainjombe, « la plante-sang-d’animal », comme d’un antidouleur. L’huile de palme guérit tout, de la rougeole aux hernies. La mangue de brousse est censée produire des chromosomes Y. Du coup, les membres des tribus Ebu et Bayangi en mangent avant de procréer, pour avoir des garçons. Benjamin, mon guide dans le parc botanique de Limbé, avait trois enfants, rien que des filles. Il n’avait donc pas mangé de mangue ? « Les traditions ne sont pas les mêmes partout, m’a-t-il expliqué. De là où je viens, on n’en mange pas. » Bizarrement, des savants anglais ont récemment tendu à démontrer que l’alimentation de la femme au moment de la conception peut déterminer le sexe de son enfant. Les femmes qui ne prennent pas de petit-déjeuner après une nuit d’amour ont un niveau de glucose plus bas, ce qui leur donne plus de chance d’avoir une fille. Si vous voulez un garçon, mangez des fruits, de préférence des mangues de brousse camerounaises. 4. LE FRUIT-TÉTON – On a établi beaucoup de parallèles entre les fruits et les formes féminines : certaines pêches sont surnommées « tétons de Vénus », on parle des femmes aux seins en poire, de jeunes filles à la peau de pêche… Le cul, les couilles, les seins, les cuisses, les doigts et d’autres parties du corps ont souvent été utilisés pour donner des noms à différents fruits et légumes. Le fruit-téton, en forme de mamelle, est un machin orange bizarroïde, de la taille d’un œuf et recouvert de nodules qui ressemblent à des mamelons. Son appellation savante est Solanum mammosum mais on l’appelle parfois la pomme de Sodome. C’est un fruit vénéneux, n’en mangez pas, sauf si vous êtes chaman. Je pensais qu’on en trouvait uniquement dans les forêts vierges d’Amérique du Sud mais j’en ai vu récemment dans un bouquet composé chez un fleuriste à Montréal. 5. LE FRUIT MIRACLE – Petite baie rouge de la taille d’un bout d’annulaire ou d’une olive, le fruit miracle a un effet magique sur le palais : il donne un goût sucré à n’importe quel aliment acide. Il recouvre les papilles d’un liquide qui altère la perception de l’acidité pendant environ une heure. Quand on en a mangé, les cornichons ont le goût de miel, les citrons deviennent délicieux et sucrés et le vinaigre prend le goût du Coca vanille. C’est un peu l’aspartame de la nature. Son ingrédient actif s’appelle la « miraculine » et il a été interdit par la Food and Drug Administration dans les années 1970. La première fois que j’y ai goûté, il y a 6 ans, je me suis dit qu’il fallait écrire un livre rien que sur ce fruit. À l’époque, il était introuvable sauf dans les jardins de deux ou trois fondus. Dans les années qui ont suivi, Curtis « Miracle Fruit Man » Mozie, un ancien facteur, a élaboré un système de livraison en un jour et les fruits miracle ont lancé la mode du flavor tripping, qui fait fureur ici. Les fruits inconnus peuvent rencontrer un certain succès, mais seulement s’ils croisent le chemin des bonnes personnes.

CINQ PERSONNES COMPLÈTEMENT OBSÉDÉES PAR LES FRUITS 1. WILLIAM F. WHITMAN – Bill Whitman a écrit Five Decades with Tropical Fruit, des mémoires où il raconte ses recherches de fruits ultra-exotiques. Sa nécro dans le New York Times ? « Bill Whitman est décédé à l’âge de 92 ans. Il a parcouru la terre entière à la recherche de fruits inconnus. » Il emmenait sa famille dans les tropiques en monocycle avec des planches de surf attachées dans le dos. Les villageois les accueillaient chaleureusement, pensant que c’était le cirque qui arrivait. Il était tellement monomaniaque que même aux premiers signes de sénilité, il continuait sa chasse aux fruits en chaise roulante sur les rives de l’Amazone. 2. « GRAFTIN » CRAFTON CLIFT – Adorateur de fruits mondialement connu, « Graftin’ » Crafton Clift est un greffeur compulsif originaire de Floride. On fait des greffes pour propager les plantes, en coupant une branche d’un arbre que l’on fiche dans le tronc d’un autre. Partout où il va, il greffe. Apparemment, lors d’un voyage en Amérique centrale, on lui a volé tout ce qu’il avait, même ses vêtements. Ça ne l’a pas empêché de continuer son expédition dans la forêt complètement à poil, en se nourrissant des fruits qu’il trouvait. Il est décrit par ses collègues comme quelqu’un qui « vit dans un rêve éveillé uniquement peuplé de fruits ». 3. ROBERT PALTER – Chercheur et membre du Manhattan Project – le groupe qui a développé la bombe atomique, Robert Palter est l’auteur de The Duchess of Malfi’s Apricots, and other Literary Fruits, où il essaye de répertorier la moindre des références aux fruits dans les livres, les poèmes, les films, les tableaux et toutes les autres œuvres d’art. Impossible de finir le travail : il a donc terminé son anthologie de 850 pages sans y mettre de point final, pour montrer qu’il était inachevé. Même longtemps après la publication, il trouvait encore de nouvelles entrées. Dans My Big Fruit Book, ses mémoires non publiés, il raconte : « Involontairement et inconsciemment, je persiste à chercher des fruits dans tous les livres et les peintures qui me tombent sous la main. » 4. DAVID FAIRCHILD – Le plus grand chasseur de fruits d’Amérique. Il se décrit lui-même comme un « rat de vergers ». Il a introduit plus de 20 000 plantes aux États-Unis, dont des variétés de mangues, de cerises, de dattes et de nectarines. David Fairchild (1869-1954) s’est lancé dans une quête de fruits autour du monde qu’il raconte dans Exploring for Plants, Garden Islands of the Great East et dans The World Was my Garden. Lors d’un naufrage sur l’île de Célèbes, en Indonésie, il est tombé sur l’une des plus grandes raretés du royaume des fruits : une perle de coco durcie à l’intérieur d’une noix de coco. 5. FRANK MEYER – Connu pour sa découverte d’une variété de citron qui porte son nom, il a passé une bonne partie du début du XXe siècle à chasser des fruits à travers les tempêtes de sable en Asie, au sommet de montagnes glaciales et dans les forêts vierges. Ce type fort comme un bœuf a visité de nombreux endroits où les blancs n’avaient encore jamais mis les pieds. On lui a souvent demandé de montrer ses muscles ; des foules entières s’amassaient pour le regarder se baigner. Dans certaines régions, les indigènes avaient si peur de ce démon gigantesque que le seul moyen qu’il avait pour les calmer était de s’asseoir et de manger des fruits pour montrer qu’il était comme eux. Il a disparu sur le pont d’un bateau à vapeur pendant une traversée entre Wuhan et Nanjing, la nuit du premier juin 1918.

CINQ PLANS POUR PLANQUER DE LA DROGUE DANS DES FRUITS 1. LE ROI DU CIEL – Les chasseurs de fruits peuvent devenir tellement maniaques qu’ils sont prêts à enfreindre la loi pour se procurer des variétés rares. Certains d’entre eux finissent en prison ou se font surprendre par des agents qui font une descente dans leurs serres avec des chiens d’attaque et des fusils automatiques. Quand je me renseignais sur les receleurs de fruits, j’ai appris que le gouvernement ordonnait ces descentes parce que d’énormes quantités de drogues passaient la frontière américaine dissimulées dans des cargaisons de fruits. Dans les années 1990, le cartel de Juarez, avec à sa tête Amado Carrillo Fuentes, acheminait chaque mois des tonnes de drogue dans des poids lourds et des Boeing 727 transportant des fruits (ce qui a valu à Fuentes son surnom de « Roi du ciel »). 2. PLANQUE TON MATOS DANS LES DATTES, MEC – Richard Stratton a passé 8 ans en prison pour avoir contrôlé un réseau international de trafic de cannabis. Il a écrit sur le commerce idéal dans des livres comme Smack Goddess et Altered States of America, et pour des programmes comme Street Time sur la chaîne Showtime. Sa méthode préférée : les dattes. Il a connu son heure de gloire quand il a réussi à acheminer 15 tonnes de hasch du Moyen-Orient en Amérique dans des caisses de dattes irakiennes, malgré les contrôles très stricts des douaniers. Des inspecteurs du ministère de l’Agriculture ont quand même fait saisir toutes les dattes – parce qu’elles étaient porteuses d’organismes nuisibles. Stratton lui-même l’a dit : « Le risque de contagion était trop élevé. » 3. LES BANANES DE COLOMBIE – On connaît les bananes pour leurs effets psychotropes. Tout le monde, de Donovan aux Dead Milkmen, a fumé des peaux de banane séchées. En 1997, on a arrêté 7 cargos qui convoyaient des bananes de la marque Chiquita et plus d’une tonne de cocaïne. Le célèbre baron de la drogue colombien Alberto Orlandez-Gamboa avait expédié des drogues dures pour New York à l’intérieur de bananes recousues. En 2005, on l’a condamné à 40 ans de prison. À peu près au moment où il commençait à purger sa peine, on a déjoué une autre tentative bananière : 35 millions de dollars en cocaïne cachés dans les caisses de bananes de Kristel Foods. 4. LE ROI DES CAMIONS – Les camions qui transportent des fruits et de la drogue ont parfois d’autres marchandises : on s’en sert aussi pour faire passer la frontière à des immigrés. En 2007, des agents de l’immigration à Huixtla au Mexique se sont mis à avoir des soupçons quand ils ont senti une odeur de transpiration alors qu’ils inspectaient un poids lourd rempli de bananes. Ils ont trouvé 94 personnes cachées dans les caisses de fruits. L’affaire a révélé que Carlos Cesar Ferrera, « le Roi des camions », était à la tête d’un réseau de centaines de poids lourds qui transportaient de la marchandise humaine. Ferrera approchait les conducteurs et leur proposait entre 5 000 et 10 000 dollars pour transporter ce qu’il décrivait comme « une cargaison de bananes supplémentaire ». 5. PULPE DE FRUITS – Si vous trouvez les fruits bio un peu douteux, essayez les fruits industriels. De préférence les boîtes de fruits de la passion ou les cartons de jus. En novembre 2004, une cargaison de packs de jus de fruit de la marque Hit, qui contenaient l’équivalent de 1,7 million de dollars en héroïne liquide, a été saisie à Miami. Durant l’été 2007, la police a découvert quelque 38 millions de dollars en cocaïne dans le port de Montréal. Quand j’ai entendu ça à la radio, j’ai monté le volume, persuadé qu’il y avait des fruits dans l’histoire. Bien entendu, le journaliste a raconté qu’on avait trouvé la drogue dans des seaux de pulpe de mangue surgelée. Le nouveau livre d’Adam Gollner, The Fruit Hunters: A Story of Nature, Adventure, Commerce, and Obsession, est disponible chez Scribner. Pour en savoir plus sur les bas-fonds du monde des fruits, allez surwww.thefruithunters.com.