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Sports

​Le jour où le rugby a réconcilié l'Angleterre et l'Irlande

Il y a dix ans, Anglais et Irlandais s'affrontaient à Croke Park pour la première fois depuis le massacre du Bloody Sunday, perpétré dans ce stade en 1920.
Photos Kieran Doherty/Reuters

Samedi 24 février 2007. Il est 18h30 précisément quand le mythique stade de Croke Park, et avec lui tout le peuple irlandais, tournent une page de leur histoire. Pour la première fois depuis près de 90 ans, à cause des travaux de réfection du traditionnel stade de Landsdowne Road, des Anglais foulent la pelouse de cette enceinte jusque-là dédiée exclusivement aux sports gaéliques. Et pas n'importe quels Anglais, puisqu'il s'agit du XV de la Rose, emmené par leur capitaine Phil Vickery et surtout leur génie Johnny Wilkinson.

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Grâce à sa botte, les hommes de Brian Asthon viennent d'être sacrés champions du monde 4 ans plus tôt, et s'apprêtent à échouer en finale du trophée Webb-Ellis quelques mois plus tard. Autant dire qu'ils débarquent en patrons en Irlande.

Pourtant, les jours précédant le match, les Irlandais ne s'inquiètent pas tant du niveau sportif de leurs éternels rivaux que du contexte émotionnel et psychologique dans lequel la rencontre va se disputer. D'un côté comme de l'autre, elle revêt une importance particulière, puisqu'il s'agit du premier match de rugby entre les deux équipes se tenant à Croke Park depuis le Bloody Sunday du 21 novembre 1920.

Ce jour-là, alors que l'Irlande est en pleine guerre d'indépendance contre la domination britannique, l'un des principaux leaders de l'IRA, Michael Collins, ordonne l'assassinat de plusieurs agents anglais, surnommés «le gang du Caire». L'opération se solde par la mort d'une quinzaine de personnes. Parmi elles, certaines étaient bel et bien soupçonnées d'espionnage pour le compte de la Couronne d'Angleterre, mais plusieurs civils sont également tués par erreur.

Cette attaque sanglante provoque une réaction d'autant plus violente du côté des autorités. La gendarmerie royale irlandaise, l'autorité militaire britannique sur l'île, et les forces auxiliaires, une sorte de milice, se rendent à Croke Park, où se tient alors un match de foot gaélique entre l'équipe de Dublin et celle de Tipperary, convaincus d'y trouver les responsables des «attentats» commis contre les soldats de sa Majesté.

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Les familles des victimes et les militaires attendent des nouvelles de leurs proches devant le Jervis Hospital après le massacre du Bloody Sunday Photo Flickr via la bibliothèque nationale d'Irlande

En effet, la ligue de football gaélique était connue pour abriter des défenseurs des traditions locales et donc des sympathisants de la cause indépendantiste, ce qui lui avait valu d'être placée sur la liste des organisations interdites par Londres. Pour les Britanniques échauffés par la mort des leurs, ce vague soupçon s'est transformé en une certitude appelant vengeance. Côté irlandais, malgré le chaos qui régnait aux endroits stratégiques attaqués par l'IRA quelques heures plus tôt, le public est au rendez-vous, et 5 000 personnes emplissent peu à peu les travées de Croke Park.

A leur arrivée, les forces de sécurité britanniques bloquent discrètement les issues et pénètrent dans le stade. Si les circonstances de la fusillade restent floues, le bilan, lui est désormais inscrit dans tous les livres d'Histoire : 14 morts, une soixantaine de blessés et une empreinte indélébile dans l'histoire des deux pays, baptisée Bloody Sunday.

Voilà pour le contexte, qui permet de mieux comprendre toute l'émotion qui étrangle le pays à la veille du match contre l'Angleterre. L'Irlande a déjà vécu comme une grande nouveauté la venue de la France à Croke Park 15 jours plus tôt. Les Bleus sont en effet devenus la première équipe de rugby à jouer sur cette pelouse réservée pendant plus d'un siècle aux sports gaéliques. Un honneur qui avait valu cette réflexion pleine de classe de la part de Raphaël Ibanez après avoir inscrit le premier essai de la partie: « Suis-je le premier homme à marquer à Croke Park ? J'aurais préféré que ce soit un Irlandais qui le fasse. »

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A cette première expérience traumatique s'ajoute les réactions parfois houleuses de la population et de quelques têtes d'affiches. Ainsi, JJ Barrett, grande star du foot gaélique des années 60-70 et écrivain connu dans tout le pays, demande deux jours avant le match à la GAA, la fédération gaélique, de lui rendre les médailles remises à son père, Joe Barrett, dont il avait fait don au musée de Croke Park. JJ n'a pas supporté l'idée d'entendre le fameux God Save The Queen résonner dans l'enceinte qui a vu son père, également un des héros de l'indépendance irlandaise, briller tant de fois par le passé.

Croke Park, un jour de finale du All-Ireland, le championnat de football gaélique. Photo Flickr via Florian Christoph

Plusieurs mois auparavant, d'autres membres de la GAA s'étaient formellement opposés à la tenue du match à Croke Park estimant qu'il s'agissait d'une sorte de sacrilège. Pourtant, Sean Kelly, le président de la GAA, avait signé en 2004 un accord avec les fédérations de rugby et de football les autorisant à utiliser Croke Park.

Pour apaiser la tempête médiatique qui s'annonçait au-dessus des têtes des joueurs avant la rencontre, les protagonistes de ce match si spécial ont fait ce qu'ils ont pu. Ainsi, Brian Ashton, le sélectionneur anglais de l'époque, qui avait également coaché l'Irlande quelques années plus tôt, s'est arrangé pour que les joueurs des deux équipes se rencontrent.

Parmi les Irlandais conviés à ce moment un peu spécial, Connor O'Shea, l'actuel sélectionneur de l'Italie, rend encore aujourd'hui grâce à Ashton d'avoir pris une telle initiative : « Il savait toute la symbolique qu'il y avait derrière cette réouverture de Croke Park. Il savait aussi qu'il avait affaire à des jeunes hommes, pas tous forcément au courant du passé qu'ils allaient devoir assumer sur le terrain. Comme mon père a gagné trois All-Ireland (le championnat de foot gaélique, ndlr), il m'a chargé d'expliquer à tout le monde l'histoire du Bloody Sunday et de Croke Park. » Côté anglais, Andy Farrell ne connaît rien de cet épisode. Il s'en est bien imprégné depuis, puisqu'il est aujourd'hui entraîneur adjoint du Munster et de l'Irlande.

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Malgré ces efforts, la tension demeure et une chape de plomb pèse sur Croke Park au matin du match. Les premiers supporters anglais arrivent devant l'enceinte, et découvrent des tags sans équivoque : « Ne nous dites pas désolé, dites nous adieu. Dehors les Brits ». Parmi les protagonistes du match pourtant, personne ne laisse rien paraître. A l'entrée des joueurs sur le terrain, tout le monde attend le même instant : celui où God Save The Queen retentira pour la première fois dans Croke Park.

Avant la rencontre, des militants du Sinn Fein arborent une banderole «British Royals not welcome» Photos Flickr via Sean

Depuis des semaines, la presse irlandaise et les tabloïds britanniques ne parlent que de ce moment. Que vont en faire les 80 000 supporters venus assister à la rencontre ? Un moment de recueillement respectueux, en hommage aux drames passés ? Un moment de défoulement et de huées, comme une occasion d'expulser des années de deuil et d'amertume ? Quelques secondes avant que le Garda Band, l'orchestre du stade, ne se mette à jouer, nul ne peut le dire.

Ce jour-là, un homme extérieur à ce contexte si particulier était très bien placé pour décrire l'ambiance qui régnait dans le stade. C'est homme s'appelle Joël Jutge, il est français, et avait été choisi pour arbitrer la rencontre. « Ce match reste l'un des trois plus grands souvenirs de ma carrière avec un match des Lions britanniques en Nouvelle-Zélande et mon premier VI Nations », se rappelle celui qui est aujourd'hui devenu le manager des arbitres de la Champions' Cup.

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Au centre du terrain, avec les équipes adverses disposées à ses côtés, Joël Jutge attend que l'hymne britannique commence à être joué. Il a déjà parlé aux joueurs, qui ont essayé de ne rien laisser paraître de la tension qui les habitaient : « Sur la pelouse, il y avait beaucoup de pudeur. Ça leur ressemble, aux Irlandais. Personne dans l'équipe ne m'a fait sentir que j'arbitrais un match particulier, ça rendait la chose d'autant plus forte. »

Les Irlandais à l'entraînement, supportés par la Green Army Photo Flickr via Sean

Vient l'instant redouté, attendu, scruté. Celui ou les premières notes du God Save The Queen s'élèvent dans les travées. A ce moment, Croke Park n'esquisse pas un geste, pas un bruit. Une attitude empreinte de respect, que salue Joël Jutge : « Le public irlandais a été exceptionnel dans sa sportivité, son humanité. Ils sont tous restés silencieux durant le God Save The Queen, et très respectueux envers les visiteurs. »

L'arbitre français manque lui aussi d'être rattrapé par l'émotion, conscient de vivre un instant spécial dans l'histoire du rugby : « J'avais les supporters en face de moi, je voyais bien qu'un grand nombre d'entre eux pleuraient. Je me suis raccroché à des petits trucs bien à moi pour rester dans mon match. Je me figurais dans ma tête le moment où je sifflerai le coup d'envoi, où je donnerais mes instructions pour ma première mêlée. Ça m'a permis de rester pro. »

God save the Queen respecté, un souffle de soulagement parcourt les travées. Le stade peut maintenant exploser. Il est l'heure des hymnes irlandais, car le XV du Trèfle a la particularité d'avoir deux morceaux rien que pour lui. Dans le documentaire l'Appel de l'Irlande, le sélectionneur irlandais de l'époque, Eddie O'Sullivan, explique pourquoi : « L'équipe de rugby d'Irlande est la seule au monde à réunir deux pays différents sous un même maillot : la République d'Irlande et l'Irlande du Nord. Ça a toujours été comme ça. Le rugby a toujours été le sport de l'île dans son ensemble. »

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Logiquement, l'équipe a d'abord droit au Chant du soldat, l'hymne de la République d'Irlande, Amhrán na bhFiann en gaélique. Pour permettre aux joueurs nord-irlandais de chanter également, la fédération irlandaise de rugby a demandé à Phil Coulter de composer un hymne en anglais. Il est adopté à partir de 1995. Baptisé l'appel de l'Irlande, il n'a plus jamais quitté le XV du trèfle depuis.

Quand Amhrán na bhFiann est joué à Croke Park, sur la pelouse, Jerry Flannery, le talonneur, et John Hayes, le pilier fondent en larmes. Vient le moment d'entonner l'Ireland's Call. Jerry Flannery explique, toujours dans le même documentaire : « D'habitude, je ne chante jamais l'hymne parce que je suis submergé d'émotion . Là je me suis dit : "S'il y a un jour où je dois chanter, c'est ce jour-là." Mais je me demandais comment j'allais faire pour garder mes esprits. »

Et pourtant, une fois le match engagé, « c'est redevenu un match comme un autre », estime Joël Jutge, un jeu opposant 30 athlètes tous émus par ce qui venait de se passer. Pourtant, Gordon d'Arcy, centre irlandais à l'époque, est sûr que le contexte a eu une incidence sur le jeu : « Après les hymnes, je pense qu'aucune équipe n'aurait pu battre l'Irlande ce jour-là. Aucune équipe, d'aucune époque, aussi glorieuse qu'elle soit, n'y serait arrivée. »

C'est bien ce qu'il se passe sur le terrain, puisqu'au terme d'un très beau match, les Irlandais l'emportent largement 43-13. Une magnifique victoire, qui reste presque dérisoire en comparaison avec celle remportée durant l'avant-match, comme le souligne Phil Coulter, le compositeur de l'Ireland's call : « Bien sûr que la victoire était magnifique. Mais si l'hymne anglais avait été sifflé, cela aurait plongé toute l'Irlande dans la honte. »

Tout propos tirés du Irish Times, sauf ceux de Joël Jutge, recueillis par l'auteur, et ceux de Jerry Flannery et d'Eddie Sullivan, tirés du documentaire L'Equipe Explore L'Appel de l'Irlande