Ce que j'ai appris de la France 
en travaillant à Roland-Garros

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Ce que j'ai appris de la France en travaillant à Roland-Garros

Évanouissements, hiérarchie despotique et journalistes condescendants : tout ce que j’ai vu pendant le Grand Chelem français.
Paul Douard
Paris, FR

Cet article a initialement été publié sur VICE.

Aussi tristes que soient les chiffres du chômage en France, il reste encore des petits jobs étudiants accessibles sur le marché – si tant est que vous soyez jeune, Blanc et valide. Certes, ce sont des boulots précaires et rébarbatifs où vos supérieurs vous donneront envie de fumer du crack. Mais vous aurez de quoi partir à Budapest avec vos potes avant de retourner à la fac. C'est du moins dans cette optique que j'ai passé plusieurs semaines, en 2010 et 2011, à me tenir droit comme un piquet sur le bitume brûlant des allées de Roland-Garros. Mon travail consistait majoritairement à jouer le garçon de bonne famille pour participer au rayonnement de cette « belle vitrine de la France », comme le disait Manuel Valls. Si pour certains il s'agit « d'un job exigeant mais magique », ce fut pour moi aussi agréable qu'un teknival en Beauce.

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Je n'ai pas choisi de bosser à Roland-Garros par passion pour le tennis, mais par simple besoin d'argent. J'ai fait pas mal de boulots nuls pendant mes études et j'en avais un peu ras-le-bol d'être déménageur ou de trier des classeurs que personne ne lisait. En quinze jours à Roland-Garros, j'ai gagné environ 2 000 euros net. Ce qui était énorme pour l'étudiant que j'étais – et toujours énorme pour l'adulte que je suis. Postuler fut assez simple, car je remplissais tous les critères implicitement et explicitement recherchés : Blanc, étudiant parlant anglais, "bien élevé" au sens bourgeois du terme et mesurant plus d'1 mètre 75. Après un entretien très formel, j'étais donc embauché comme hôte à Roland-Garros pour les trois prochaines semaines.

Pour une vitrine de la France, notre style vestimentaire était très curieux. Mon uniforme de travail se composait d'un polo beige, un pull de steward également beige et un chino couleur terre battue beaucoup trop grand pour moi. J'avais donc l'air d'un adolescent dans le costume de son père – donc d'un gros débile. Nous avions aussi des baskets blanches Décathlon qui achevaient de transformer nos pieds en gros parpaings informes. Dans les vestiaires, il y avait chaque matin un tableau blanc sur lequel étaient inscrites des phrases d'encouragement, comme « Encore huit jours ! Vous êtes géniaux ! Vous êtes l'image du tournoi ! ». Cette phrase était toujours accompagnée d'un point météo. Mais la première chose qu'on comprend dans ce job, c'est qu'on ne sert objectivement à rien.

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Une fois habillé et prêt à servir les intérêts de mon pays, j'étais placé quelque part par ma chef. Ce quelque part était mon lieu de travail pour les quinze prochains jours. Dans mon cas, je devais m'occuper de l'entrée et de la sortie des spectateurs du court numéro six, puis d'une entrée du court Philippe-Chatrier. Concrètement, je fermais la barrière lorsque les joueurs se disputaient un match, l'ouvrais entre les jeux et veillais à ce qu'il n'y ait pas trop de monde qui entre en même temps. Je répétais cette tâche de 9 h 30 à 19 h, six jours sur sept. Le tout debout sous un soleil de plomb, sans eau et sans jamais avoir le droit de s'appuyer contre un mur. Durant la quinzaine du tournoi, j'ai vu plusieurs jeunes filles s'effondrer ou vomir sous le poids combiné de la chaleur, de la faim et de l'épuisement. Quand ça arrive, l'employé est « évacué » – comprendre : licencié – et remplacé par une personne identique en tous points pour éviter que quiconque ne remarque quoi que ce soit. Certains ont jeté l'éponge dès le premier jour.

Devant cette barrière que je devais gérer avec autorité, j'avais l'obligation de dire « Bonjour et bienvenue à Roland-Garros » à toute personne qui souhaitait entrer sur le court. Le tout avec un grand sourire obligatoire et un pins « Can I help you ? » sur mon polo beige. Pour ne pas sombrer dans la démence, nous étions toujours en binôme. Un garçon, une fille. Cela nous permettait au moins de discuter un peu, entre deux « Bonjour et bienvenue à Roland-Garros » répétés ad nauseam.

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Comme dans tout événement français, il y a les gens normaux, puis il y a ceux qui font de la télé. Ces derniers sont d'une condescendance sans nom. Ils marchent toujours d'un pas rapide et assuré, et se permettent d'ouvrir la barrière eux-mêmes tout en marmonnant quelque chose comme « Je suis machin de W9 ». À chaque fois nous devions bloquer la barrière, expliquer à la personne qu'on ne connaissait pas son émission de merde et lui demander gentiment de faire la queue. Ce genre de scène arrive plusieurs fois par jour. Cela avait même tendance à nous rendre sympathiques auprès des spectateurs lambda, lesquels ne cachaient pas leur plaisir de voir des chroniqueurs du PAF hautains se faire recaler.

Toutes ces opérations étaient dirigées par une armée de « chefs-hôtesses ». Dans mon cas, il n'y avait que des femmes à ce poste – elles avaient toutes gravi les échelons et gagné le droit se balader avec des talkies-walkies et de dire des trucs comme « Paul, va tout de suite à la porte B. Et avec le sourire s'il te plaît ! », tout en esquissant un sourire horrifique. Je sentais toujours leur souffle dans mon dos. Elles étaient nulle part et partout à la fois. Elles vérifiaient l'état de mon rasage le matin, la propreté de mon polo et la qualité de mon sourire toutes les 30 minutes. Elles ne vivaient qu'à travers la reconnaissance des milliers de touristes qui viennent à Roland-Garros pour contempler une certaine classe à la Française. Classe qui se retrouve, semble-t-il, dans les chapeaux vendus 40 euros pièce, les balles de tennis géantes à 25 euros et les hots dog à neuf euros après 45 minutes de queue.

Étrangement, tous les touristes pensent que ce que vous faites est super sympa. Peut-être parce qu'on sourit tout le temps et que notre tenue ressemble à celle d'un groom de club de tennis anglais. Ils nous regardent souvent comme des enfants qui distribuent des bonbons. En fait, plus les gens dépensent de l'argent quelque part, plus ils ont l'impression absurde que tout le monde y est heureux. Les rares moments intéressants arrivent quand une personne craque et refuse de faire ce qu'on lui dit. Par exemple, un visiteur sans billet qui refuse de quitter les tribunes. Dans ce cas de figure, notre mission est d'alerter les mecs de la sécurité – qui s'emmerdent eux aussi à mourir. Ils sont en costume, portent une oreillette et n'attendent qu'une émeute géante pour rentrer dans le tas. Du coup, il suffit de les regarder et de faire un simple mouvement du menton pour qu'ils débarquent en quelques secondes et demandent « On s'occupe de qui ? ».

Comme partout en France, le réseautage fonctionnait ici à merveille. Normalement, notre badge ne nous donnait pas accès aux tribunes des différents courts, seulement aux entrées. Sauf que ces badges étaient contrôlés par nos collègues. Du coup, il était possible de se retrouver gratuitement en loge pour un match. Malgré tout, certains se sont fait virer pour ça. Finalement, nous étions partout. Les fans de tennis pouvaient donc apprécier certains moments particuliers. Pour ma part, je voyais déjà tous les matchs des principaux courts grâce à mon poste, et j'étais techniquement payé pour ça. J'ai aussi reçu des places en loge gratuitement, que j'ai immédiatement revendu à la sortie de ma journée de boulot. Mais d'autres ont eu moins de chance et se devaient se contenter d'indiquer les toilettes aux touristes.

À la fin du tournoi, le meilleur employé gagnait une Smartbox « Sur la route des vins », ou un truc du genre. J'imagine que c'était une tentative maladroite de nous motiver – sans surprise, je ne l'ai jamais remportée.

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