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Un homme mesure la radioactivité après l'accident de Goiânia, 10 octobre 1987. Auteurs : SASSAKI/SIPA
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L'un des pires accidents nucléaires de l'histoire a commencé par un vol

En septembre 1987, des ferrailleurs brésiliens ont dépouillé une machine de radiothérapie abandonnée. Six semaines plus tard, quatre personnes mourraient irradiées.

13 septembre 1987. Roberto dos Santos Alves et Wagner Mota Pereira, deux ferrailleurs des quartiers pauvres de Goiânia, la capitale de l’État brésilien de Goiás, s’introduisent dans une clinique abandonnée. Aucun garde, aucune barrière n’interdit l’accès au bâtiment en ruines dans lequel se frôlent mauvaises herbes, animaux et vagabonds. Leur brouette devant eux, les deux hommes s’enfoncent dans les couloirs à la recherche des équipements coûteux promis par une rumeur. Une étrange « tête » rotative arrimée à un pilier de métal attire leur attention. Elle semble précieuse. Ils la décrochent et l’éventrent sur place, révélant un mécanisme cylindrique en acier inoxydable d’une centaine de kilos. Cette trouvaille lourde et brillante leur plaît. Ignorant le sens du trèfle radioactif qui orne la machine, ils la chargent dans la brouette et la déposent dans le jardin de Roberto. C’est le début de l’accident radiologique de Goiânia.

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Les deux hommes l’ignorent, mais l’appareil qu’ils viennent de dépouiller servait à traiter des tumeurs cancéreuses par irradiation, un procédé connu sous le nom de téléthérapie. Le mécanisme d’acier contient une capsule de césium 137, un matériau hautement radioactif. C’est cet isotope qui a contaminé la plupart de l’Europe suite à la catastrophe de Tchernobyl l’année précédente. À l’ombre d’un manguier, Roberto et Wagner attaquent le cylindre à la masse dans la chaleur tropicale. L’un des symptômes initiaux du syndrome d’irradiation aiguë, des vomissements, les surprennent à la tombée de la nuit. Rien ne leur permet de comprendre ce qui leur arrive : les rayons bêta et gamma qui ravagent leurs cellules sont invisibles, inodores et insipides. S’étant convaincus qu’il s’agit d’une bête intoxication alimentaire, les ferrailleurs continuent un peu le travail avant de se coucher.

Le 14 septembre, de retour à la tâche, Wagner est pris de vertiges et de diarrhées. Un œdème boursouffle sa main gauche. Ces nouvelles manifestations du mal des radiations, les médecins qu’il consulte le lendemain ne les reconnaissent pas. Mais comment l’auraient-ils pu ? Ces symptômes sont communs et le mal dont souffre le jeune homme, exceptionnel. Les médias ne rapportent aucun incident radiologique et la seule centrale nucléaire du Brésil se trouve à plus de 1 000 kilomètres de Goiânia. Wagner lui-même ignore qu’il s’est approché d’un isotope radioactif. Déclaré victime d’une allergie alimentaire, il quitte la clinique avec une prescription de repos d’une semaine. Sa fatigue est telle qu’il n’a pas vraiment le choix. Roberto, qui poursuit le travail seul, est parvenu à extraire la capsule de césium 137 de son mécanisme.

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L’une des faces planes de la petite capsule — environ cinq centimètres sur cinq — est dotée d’une « fenêtre » par laquelle fusent les rayons gamma du césium 137. Pendant la téléthérapie, c’est cette fenêtre que le mécanisme volé braquait sur la zone à traiter par une ouverture dans la « tête » rotative. Après traitement, le même mécanisme pivotait pour loger la capsule dans une gangue de plomb, évitant ainsi toute irradiation indésirée. Roberto ignore tout cela et perfore la fenêtre d’un coup de tournevis le 16 septembre. Du trou, il tire une pincée de cristaux sombres auxquels il tente de mettre le feu, pensant avoir découvert un genre de poudre à canon. L’isotope ne réagit pas. Deux jours plus tard, il dépose son butin à la décharge du coin. Pour le mécanisme, la capsule et son contenu, le patron de l’endroit, Devair Alveis Ferreira, offre l’équivalent de 25 dollars.

Dans la nuit du 18 septembre, Devair visite le garage dans lequel les pièces ont été entreposées. Un halo bleuté flotte dans le noir. C’est l’effet Vavilov-Cherenkov, un signe d’activité radiologique : exposée aux rayons du césium 137, l’humidité de l’air luit comme un néon. Apercevoir cette lumière, c'est être en danger de mort. Devair n'en sait rien. Il s’approche, captivé. Serait-ce une pierre précieuse, une matière surnaturelle ? Le ferrailleur attrape la capsule et la rapporte chez lui. Ayant examiné les cristaux en compagnie de sa femme, Gabriela Maria, il décide que le phénomène est trop beau pour rester confidentiel. Famille, amis et voisins sont gentiment invités dans sa bicoque irradiée dès le lendemain. La substance fait sensation.

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Ernesto Fabiano, un ami de Devair, éventre la capsule une bonne fois pour toutes le 21 septembre. Les fragments qui s’échappent de l’ouverture sont à pleine plus gros que des fèves. Surtout, ils sont fragiles : une simple pression des doigts les réduit en poudre, mais sans diminuer leur luminosité. La distribution commence. Ernesto offre un gros cristal à son frère et dépose le reste de sa part chez lui. Devair s’octroie lui aussi un beau morceau — il veut l’offrir à sa femme, monté sur un anneau — et plusieurs petits cailloux pour ses proches. Certains les utiliseront pour se maquiller comme au carnaval.

Le même jour, prise de vomissements et de diarrhées, Gabriela Maria se voit diagnostiquer une allergie alimentaire. En veillant sur elle pendant 48 heures, sa mère reçoit une dose de radiations correspondant à la dose létale 50, une dose mortelle sans traitement chez un sujet sur deux. Malgré la maladie de sa femme, Devair fait tourner son entreprise. Il charge deux employés de démonter le mécanisme brisé pour en extraire le plomb. Le 24 septembre, son frère Ivo répand un peu de poudre de césium 137 sur la table et le sol de béton de son foyer. Sa fille de six ans, Leide, est ravie : elle s’assoit dans la substance lumineuse, l’étale sur son corps et ingère quelques cristaux par accident. L’isotope est en train de se répandre dans Goiânia. Autour de la famille Ferreira, le nombre de malades croit bizarrement.

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Le 28 septembre, Gabriela Maria est la première à comprendre que la poudre au halo bleu est peut-être responsable des « allergies alimentaires » qui se multiplient dans le voisinage. Devair vient de vendre les restes de la capsule et du mécanisme à une autre décharge mais elle déterminée : aux côtés d’un employé de son mari, elle récupère les débris et les fait porter à la Vigilancia Sanitaria, un établissement de santé publique local. Le médecin auquel elle présente le sac où s’entrechoquent plomb, acier et césium 137 ne prend pas immédiatement la mesure de la situation. Tandis que les rayons gamma pénètrent sa peau, il oriente ses deux visiteurs vers un hôpital spécialisé dans les maladies tropicales. Les quelques irradiés qui se pressent déjà sur place décrivent souvent les mêmes symptômes : nausées, perte d’appétit, vomissements, diarrhées, fatigue. Certains souffrent aussi d’étranges lésions cutanées. Croyant reconnaître des radiodermites, des brûlures dues à l’exposition aux rayons bêta, un docteur lance l’hypothèse de l’accident radiologique.

Moins de 24 heures plus tard, les forces publiques déclencheront un vaste plan de décontamination à Goiânia. Il durera presque six mois. Sur les quelques 112 800 personnes qui afflueront vers le centre de triage aménagé dans le stade olympique de la ville au cours des semaines suivantes, 249 devront être traitées pour irradiation. Beaucoup seront ostracisées à leur retour : par ignorance, proches et voisins les considèreront comme atteintes d’une maladie infectieuse et incurable. Dans le monde entier, on refusera d’approcher Goiânia et son État, leurs habitants, leurs produits. Des dizaines de maisons seront évacuées et sept autres détruites. De larges portions de terre polluée seront excavées et remplacées. Les opérations génèreront 3500 m3 de déchets — soit « plus de 275 chargements de camion », note le rapport de l’Agence internationale de l’énergie atomique sur l’incident. Un rapport de la Commission de réglementation nucléaire des États-Unis chiffrera le coût de la décontamination à 20 millions de dollars en 1993 — soit 35 millions de dollars en 2019.

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Quatre personnes sont mortes des suites de leur exposition au césium 137. Gabriela Maria et la petite Leide sont décédées le 23 octobre 1987. Les deux hommes qui ont extrait le plomb du mécanisme brisé, Israel Baptista dos Santos, 22 ans, et Admilson Alves de Souza, 18 ans, sont morts les 27 et 28 octobre respectivement. Au moins trois autres personnes sont mortes de cancers liés aux radiations. Devair Alveis Ferreira, l’homme qui voulait montrer la belle lumière bleue, a été emporté par une cirrhose en 1994.

Wagner Mota Pereira et Roberto dos Santos Alves sont encore vivants. Les radiations ont pris plusieurs phalanges au premier, un avant-bras au second.

La machine de téléthérapie par laquelle tout a commencé avait été abandonnée dans le brouillard d’une bataille judiciaire entre les anciens gérants et les propriétaires de la clinique. Contrairement à Gabriela Maria, Leide, Roberto, Wagner et tant d’autres victimes, ces individus ne pouvaient ignorer qu’elle était dangereuse. La justice brésilienne n’est pas parvenue à leur attribuer la responsabilité de l’accident de Goiânia.

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