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Société

Partir en mission chrétienne a été la plus grosse erreur de ma vie

La pire honte de mon existence n'est pas d'avoir taillé une pipe en échange de 20 euros lorsque j'étais fauchée, mais d'avoir fait du prosélytisme dans un pays pauvre.
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR
l'auteure en mission chrétienne

Illustration de Julia Kuo

Si je devais effectuer un bilan précoce de mes années passées sur Terre, je dirais que j'ai honte d'avoir attaqué un videur, d'avoir fait du stop à deux heures du matin, d'avoir détruit ma voiture en conduisant bourrée et d'avoir sucé un mec contre de l'argent.

Comment en suis-je arrivée là ? Atteinte de trouble bipolaire, j'ai tenté de me suicider à huit reprises et ai séjourné dans huit unités psychiatriques de Los Angeles. À cause de ce comportement, j'ai perdu plusieurs boulots ainsi que mon appartement. C'est comme ça qu'en 2009, je me suis retrouvée à tailler une pipe à un gars en échange de 20 euros. Quand il m'a sollicitée, j'ai d'abord éprouvé du dégoût mais, puisque je n'avais pas d'argent pour m'acheter de la bouffe et des clopes, j'ai accepté. Et pourtant, ma pire honte existentielle n'est pas d'avoir taillé cette pipe. Ce que je regrette le plus, c'est d'avoir fait ce qui représente l'ultime preuve de dévotion pour beaucoup de chrétiens : du prosélytisme dans un pays pauvre.

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Au cours de l'été qui a précédé ma troisième année de fac, j'ai pris l'avion pour les Philippines afin de répandre la foi protestante pendant six semaines. Chaque été, des centaines de membres du Campus pour Christ parcourent le globe pour parler de Jésus-Christ. Nous n'avons pas aidé à construire des maisons, nous n'avons pas effectué de bénévolat. Au lieu de ça, nous avons tenté de convertir au christianisme des gens qui n'aspiraient qu'à avoir la paix.

Je suis devenue membre de Campus pour Christ car j'étais perturbée émotionnellement, mais mon engagement au sein de l'église évangélique remonte au lycée.

À 16 ans, mon trouble bipolaire n'était pas encore diagnostiqué. Je me suis donc tournée vers Jésus, pensant qu'Il pourrait mettre le holà à ma dépression. J'ai intégré un lycée chrétien – une école que ma mère a choisie non pas parce qu'elle était une adepte de Jésus mais parce qu'elle ne voulait pas que j'aille dans une école publique immense et sous-financée.

À l'école, les discussions sur Jésus m'ont fait perdre tout sens critique.

De temps en temps, les sermons du dimanche calmaient ma dépression. C'est ce même répit que j'ai retrouvé avec Campus pour Christ.

Chaque mercredi soir, nous nous retrouvions dans la salle de conférences pour fredonner des chants religieux, accompagnés d'un groupe de rock. Ils jouaient des airs avec des guitares électriques, un clavier et une batterie, et je fermais les yeux pour me concentrer sur les paroles. Souvent, mes 68 kg entraient en apesanteur, tandis que la chair de poule me parcourait.

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Quand cela arrivait, je levais mes mains vers le plafond, et mes névroses se calmaient à mesure que les voix retentissaient dans la pièce.

Cette spiritualité m'importait plus que mon apparence, mes notes et les mecs – je me sentais enfin à l'aise.

Je voulais répandre le message évangélique aux sots, à ceux trop stupides pour croire en la résurrection du Christ, aux fous qui allaient brûler en enfer si je ne les aidais pas. Cela m'a fait me sentir puissante.

L'auteure à Manille

Manille n'était pas de tout repos. C'est une ville bondée et polluée. Des gens m'avaient prévenue que ce serait un défi de vivre par ici. J'avais jugé, sans faire de recherches, qu'ils n'étaient que des Américains ignorants et frileux.

Heureusement, nous n'avions pas à convertir la totalité de Manille à l'évangélisme – ce qui aurait été impossible, puisque 81 pour cent du pays est catholique. Au lieu de cela, nous avons ciblé les étudiants de l'Institut Mapua of Technology, l'un des meilleurs lycées du pays. Notre objectif était de les convaincre que leur foi ne les sauverait pas de l'antre de Satan, du feu et du soufre – pour les évangéliques, le catholicisme n'est pas plus chrétien que le judaïsme ou l'islam. Nous avions prévu de leur parler un par un entre les cours. Nous savions que nous avions fait notre boulot lorsqu'un étudiant réclamait une copie des Quatre lois spirituelles.

Lors de notre premier jour sur le campus, nous avons rencontré six étudiants protestants de Mapua, des alliés qui nous ont familiarisés avec le campus et la ville. Ils nous ont également aidés avec la traduction quand nous en avions besoin. Lorsque nous les avons vus pour la première fois, ils nous ont immédiatement accueillis avec des étreintes et nous ont invités à dîner.

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Image de Ville Miettinen via Flickr

Dans la cour, les jeunes s'asseyaient sur les marches en briques ou sur les bancs en béton. Ils parlaient, riaient, étudiaient ou se détendaient en fermant les yeux. J'ai compris que notre devoir était de les perturber, de leur faire prendre du temps précieux entre deux cours. Une partie de moi voulait laisser tomber, aller à l'aéroport et rentrer à la maison. J'ai commencé à me demander si le fait de convertir ces ados à ma religion n'était pas cruel.

J'ai décidé de balayer mes hésitations en me disant que je leur faisais une faveur énorme en sauvant leur âme. Je suis donc allée voir un groupe d'étudiants, celui-là même que j'avais peur de déranger. D'une certaine manière, je me suis forcée à parler, en proie à la honte à chaque fois que j'ouvrais la bouche.

« Salut, leur disais-je. Je suis Tracy, je suis Américaine et je vais donner une conférence sur le christianisme, si ça vous intéresse. »

Les étudiants avaient la gentillesse de ne pas me cracher à la figure ou de me dire de dégager.

La salle de classe était petite et propre, mais terriblement étouffante. Heureusement, un grand ventilateur situé à l'entrée soulageait un peu de la chaleur, mais en parlant, une goutte de sueur a coulé sur mon front.

« Nous sommes missionnaires pour Campus pour Christ, une organisation chrétienne américaine, ai-je commencé. Nous sommes là pour vous délivrer un message spirituel important. Le catholicisme n'est pas la même chose que le vrai christianisme. Le vrai christianisme ne vous oblige pas à vous confesser ou à aller à la messe. »

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Un jeune homme hochait la tête en me fixant, l'air profondément concentré. À côté de lui, deux filles affalées sur leur chaise faisaient semblant de m'écouter.

Pourquoi est-ce que je fais ça ? Ai-je pensé. Ils n'ont pas envie d'être ici !

Puis je me suis ravisée : Mais tu les aides ! Tu sauves leur âme ! Ils ne le savent pas.

Alors que je parlais, j'étais partagée entre le dégoût et la fierté.

À la fin de la conférence, seul le mec au regard fixe est venu me demander plus d'informations. Il a pris un petit guide – nous en avions des dizaines dans nos sacs à dos – m'a remerciée et est parti.

Ce jour-là, comme tous les autres jours de la semaine, nous avions prévu de parler aux élèves un par un. J'ai essayé avec quelques filles assises dans la grande cafétéria près de la cour, mais elles voulaient simplement se détendre avec leurs amis et profiter de leur déjeuner.

« Non merci », m'ont-elles répondu quand j'ai essayé de leur refourguer Les quatre lois spirituelles. Ça a continué comme ça jusqu'à la fin de la journée et j'ai commencé à me demander si ce voyage n'allait pas être un fiasco.

Ce soir-là, nous sommes rentrés en Jeepney, un moyen de transport qui n'existe nulle part ailleurs. Ce sont de vieilles Jeeps sans fenêtres, avec de longs bancs à l'intérieur, repeintes dans des couleurs flamboyantes et présentant souvent de grandes icônes de la Vierge Marie ou des saints. Les Jeepneys sont une sorte d'hybride entre un bus et un taxi. À mon grand désarroi, l'attitude un poil coloniale de l'équipe a refait surface pendant le trajet. Mes coéquipiers se sont mis à chanter des chants religieux devant des Philippins épuisés après une longue journée de travail.

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« Rise and shine and give God the glory, glory ! Rise and shine and give God the glory, glory ! » hurlaient-ils. J'ai refusé de chanter. J'ai regardé une petite femme au visage pâle se boucher les oreilles. Elle ne semblait ni énervée ni ennuyée, juste triste. Avant que nous ne la dérangions, ses yeux étaient fermés et elle semblait dormir.

Image de Jay Directo via Getty

Pendant nos jours de repos, nous passions le plus clair de notre temps à arpenter les nombreux centres commerciaux de Manille pour acheter des vêtements.

Mes coéquipiers semblaient très heureux de faire des emplettes, de dépenser de l'argent, de manger dans les nombreux Burger King, Pizza Hut et KFC qui jonchaient cette ville très occidentalisée. Ils étaient tous contents de ce voyage. Plutôt que de leur faire part de mes doutes, je les ai gardés pour moi, de peur d'être jugée.

J'ai apprécié le week-end de repos que nous avons pris sur l'île magnifique de Bohol. Nous avons passé deux jours et demi sur une plage de sable blanc à boire des cocktails pas chers.

En y repensant, je me demande pourquoi nous avions besoin de repos. Après tout, nous n'étions pas là pour travailler. Certes, se rendre sur le campus était une corvée, mais nous n'avions pas besoin d'un week-end de vacances payé par les amis, la famille et les anciens enseignants qui avaient fait des dons pour ce voyage. Bien sûr, j'appréciais l'escapade, mais nous aurions pu donner cet argent à nos amis philippins.

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Nous aurions pu les aider à payer leurs factures, leur acheter de la nourriture, ou du moins des cadeaux. Nous aurions pu leur payer des vacances à eux. Cela aurait sans doute été beaucoup plus juste.

À vrai dire, je pense que mon équipe se fichait bien des étudiants de Mapua. Quand nos amis philippins sont venus passer du temps avec nous le dernier soir de notre séjour, nous, les filles, étions en train de nous teindre les cheveux avec des produits achetés au centre commercial.

Je me souviens qu'ils étaient assis sur le canapé du salon, regardant le sol en silence alors que nous les ignorions. D'habitude, ils étaient ravis de nous voir. Ils étaient bavards et loquaces – mais là, leur silence parlait pour eux.

Après trois minutes de silence et de sourires timides, nos amis se sont levés, nous ont étreints et sont partis. S'ils ont pleuré en partant, nous, les Américains, n'avons pas versé une seule larme. Nous étions trop obsédés par la teinture pour cheveux.

Cette insensibilité me couvre de honte, bien plus que cette fameuse pipe à 20 euros. En réalité, je ne pense que rarement à cette pipe. En revanche, je repense de plus en plus à Manille, à l'horrible trajet en Jeepney et au harcèlement de ces pauvres étudiants.

Une Philippine dans une église de Manille lors du mercredi des Cendres (Ted Alijbe via Getty)

En rentrant aux États-Unis, j'étais complètement déprimée. Ce n'était pas seulement à cause du choc culturel. Je me sentais très mal quant à ce que nous avions fait à Mapua. Je n'arrêtais pas d' y penser. Peu après le début de cette dépression, j'ai fait ce qui est un sacrilège pour beaucoup de croyants – je suis allée voir un psychiatre, à la demande de ma mère. Pour la première fois, j'ai accepté de prendre des antidépresseurs, et au bout de seulement deux semaines, tout mon corps s'est allégé. Aussi ringard que cela puisse paraître, les arbres, le ciel, l'herbe et le soleil ont retrouvé leurs couleurs. J'ai eu l'impression de m'être réveillée.

Pourtant, je n'ai pas dit adieu au Campus pour Christ avant septembre 2000, date à laquelle le pasteur de mon église a livré un sermon insultant. Le pasteur Erwin, un séduisant quadragénaire aux cheveux sombres, s'était mis à prêcher avec une voix tonitruante et passionnée.

« Tout le monde est sous sédation », a-t-il commencé, tenant le micro près de sa bouche. « Les gens prennent toutes sortes de médicaments pour être heureux car ils sont vides à l'intérieur. Ils sont vides parce qu'ils n'ont pas le Christ dans leur vie. »

Une colère que je n'avais jamais ressentie auparavant a empli tout mon être – une sorte de rage assumée et juste.

Les antidépresseurs m'ayant reboostée – mes notes avaient augmenté d'un coup – la dernière chose dont j'avais l'impression était d'être sous sédation. Je suis partie au beau milieu de son sermon, très en colère. Après ça, j'ai complètement rompu avec Campus pour Christ et Jésus. Quand mes amis et ma famille m'ont demandé pourquoi, je leur ai répondu que je ne croyais plus en la religion. La plupart d'entre eux semblaient respecter cela. Ils m'ont laissée tranquille afin que je puisse vivre ma vie librement – ce que j'aurais dû faire face à ces étudiants philippins de Mapua.