Angelo Di Marco distingue le bien du mal

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LE NUMÉRO SANS PHOTO

Angelo Di Marco distingue le bien du mal

Une discussion avec l'homme qui transforme les faits divers les plus sombres en petits chefs-d’œuvre.

Angelo Di Marco illustre les faits divers les plus sombres et les transforme en petits chefs-d'œuvre depuis maintenant cinq décennies. Ses dessins ont été publiés dans la plupart des magazines et journaux français. Pendant toutes ces années, il a croqué avec amour des viols, des meurtres, et toutes sortes d'agressions. D'après lui, la tension dramatique est à son apogée quelques secondes avant le coup fatal, il n'y a donc jamais de sang dans ses dessins. Et ça en devient d'autant plus flippant. VICE : Comment avez-vous commencé à faire des dessins de presse ?
Angelo Di Marco : Comme tous les jeunes enfants, je dessinais, mais à la différence des autres, je n'ai jamais arrêté. Je suis entré dans une petite académie de dessin en suivant les conseils de mon père. Il était un peu dans le métier. Pas dans la presse, mais dans la publicité : s'il y avait un tube de dentifrice à reproduire à la main, dans un style très photo, mon père le faisait, il couchait sur papier exactement le même tube avec le même lettrage. Il travaillait sur des affiches, des camionnettes, des vitrines et des abribus. C'était très à la mode à l'époque. Et il voulait que je travaille avec lui. Alors, sur les coups de 18 ans, je suis entré à l'académie, et puis petit à petit, à son grand désespoir, je me suis envolé vers la presse. Il disait : « Tu vas faire l'artiste, tu verras… Tandis qu'avec moi tu aurais toujours de quoi manger et gagner ta vie ! » Et vous avez commencé à quel âge la vie d'artiste ?
J'avais 23 ans lorsque l'on m'a confié ma première nouvelle illustrée mensuelle dans la revue La Vie Parisienne, qui existe toujours. Au bout de six mois, le rédacteur en chef m'annonce : « Écoutez, j'ai une bonne nouvelle à vous annoncer. - Je vais être augmenté ? - Ah non, ce n'est pas le genre de la maison, mais c'est peut-être plus intéressant. Et il me dit : Voilà, c'est pour le journal Radar, ils demandent à ce que vous passiez les voir, parce qu'ils ont l'intention de vous faire travailler. » Radar c'était un journal grand format, et en ce temps-là ça tirait quand même à 100 000 exemplaires. Alors, quand j'ai su que ce journal me demandait, j'étais assez content.

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Vendetta en Corse

Ça s'est passé comment ?
Au début, ils m'ont mis à l'épreuve, pour voir comment je faisais des dessins en mouvement. Je devais aussi faire une BD par semaine. Et ils m'ont donné une rubrique intitulée « Inouï » où il se passait un incident ou un accident. Par exemple, l'histoire d'une bonne femme qui tombe d'un étage élevé pendant que les pompiers arrivent. Perchée sur la fenêtre, elle lâche prise, et le pompier sur l'échelle la rattrape, par exemple. Ça a un caractère inouï, parce qu'elle a sauté sur lui, qu'il l'a rattrapée, et qu'ils ne sont pas tombés… Mais vous relatiez uniquement des histoires vraies ?
Oui. Les inouïs, c'était par exemple le vol d'un autobus. Dans un dépôt, un chauffeur descend de son bus et le laisse vide quelques instants. Là, un type débarque de nulle part, monte dans le bus, démarre et part avec. Le chauffeur le rattrape, saisit l'échelle – à l'époque il y avait une échelle pour monter les bagages –, s'y accroche et se met à hurler alors que l'autobus commence à prendre de la vitesse : « Au voleur ! Au voleur ! » Alors j'ai fait l'arrière du bus comme si on avait placé une caméra à la fenêtre, pour bien voir la gueule du type en train de hurler. C'est important la position de la victime ?
Ça dépend, si c'est la victime que je trouve la plus intéressante à montrer, je lui fais face. Par exemple, si elle est agressée par-derrière et étranglée, à ce moment-là je la vois, elle, devant. Et si on ne connaît pas encore l'agresseur, qu'il n'a pas encore été arrêté, je m'arrange pour me mettre aux trois quarts derrière elle, et comme ça je vois ses mains. J'en ai fait un comme ça récemment : c'était la gagnante du loto, elle avait gagné une fortune, et en plus elle avait divorcé juste avant. Elle avait été tuée par-derrière, agressée par strangulation. J'ai esquissé le type de sorte qu'on ne le voie pas beaucoup : que le front et un œil. Les flics ont fait une enquête assez poussée pour trouver l'assassin, en soupçonnant d'abord l'ex-mari. Il se disaient que c'était peut-être lui, poussé par la rancœur d'avoir divorcé juste avant qu'elle ne devienne millionnaire. Mais ils n'ont rien trouvé de valable, finalement c'était pas lui.

Emmurée vivante avec son amant

Et on sait aujourd'hui qui c'était ?
Non, il court toujours. Comment se fait-il que dans la plupart de vos dessins, il y ait à la fois une dimension tragique et violente, et en même temps quelque chose d'amusé ?
Un peu d'humour ? C'est peut-être la position qui évoque le sourire parfois. D'abord on est effrayé, et après on sourit un peu, on se dit que ça ne s'est peut-être pas passé comme ça. Il y a une part d'incrédulité chez le spectateur. S'il a envie de sourire, c'est qu'il n'y croit pas vraiment, qu'il espère que tout s'est bien passé. Mais vous mettez de l'humour en dessinant…
Non, sur le moment, je ne fais que voir la situation. Quand je lis le truc, je me mets très souvent à la place de la victime. Pour traduire une émotion sur un visage, je me dis toujours : « Pauvre mec, pauvre fille, c'est quand même horrible ce qui lui arrive… » Et là, j'arrive à travailler sur toute la personne de la victime, aussi bien son attitude que le mouvement de ses épaules, de ses bras, les gestes de protection ultime. Et puis son regard. Alors pendant que je fais tout ça, je pense pas du tout à sourire… Là où je me marre un peu plus c'est dans l'attitude de l'agresseur, je vais chercher une grimace haineuse, où peut-être je fais passer un peu plus d'humour. Vous illustrez des situations horribles, et pourtant dans les dessins que j'ai vus, il n'y a pas de sang. Il y a de la peur, mais rien de gore…
Je cherche toujours à représenter le suspense. Et le suspense, je le touche quand j'arrive au dernier moment du geste fatal. J'essaie toujours de représenter le moment où l'on va tirer, le braquage, le moment où l'on va poignarder. C'est parce que l'intensité chez la victime est plus forte que la douleur elle-même. La douleur, c'est juste une grimace, on a mal, on ne réalise plus ce qui se passe, tandis que là, la victime comprend ce qui est en train de lui arriver. C'est horrible. L'agresseur, à ce moment-là, il se trouve en plein déchaînement de folie ou de fureur, surtout si c'est un jaloux bafoué qui est encore sous le coup de la rage. Là encore, l'intensité est la plus forte à ce moment-là, parce qu'on voit qu'il a l'intention de tuer. À force de travailler sur ces sujets, vous avez appris des choses sur la mentalité humaine ?
Oh, vous savez… C'est beaucoup dire. Mais on se fait une petite idée de l'homme, oui. Il y a un petit côté barbare, qui s'est manifesté à tous les âges, que ce soit la Préhistoire ou l'Antiquité, le Moyen Âge. Quand les gens sont déchaînés, ils perdent la raison. L'animal est dépourvu de raisonnement. Il commet des actes cruels mais sans le savoir. Quand il le fait, c'est qu'il a faim, par exemple. Il tue pour manger, tandis que l'homme se sert de cette notion de raisonnement en dépit du bon sens.

Horreur à l'hospice

Qu'est-ce qui se passe dans la tête d'un tueur ?
À mon humble avis, il y a un processus qui s'engage. Vous me faites faire un cours de psychologie là, c'est pas mon travail… Mais enfin, vous avez raison de l'évoquer parce qu'on tombe dans des tas de cas où le raisonnement, ou plutôt le non-raisonnement, fait qu'on en arrive au crime. C'est-à-dire à un truc antinaturel…
Oui, voilà, on va vers la mort antinaturelle. Ce qui est terrible c'est que dans la nature humaine, vous avez cette non-barrière qui fait que même chez des gens intelligents qui sont capables de raisonner intelligemment, on tombe dans l'horrible. Est-ce qu'il y a des histoires qui vous ont hanté ?
Non, je me libère un peu de ça sans forcer, sans vraiment le vouloir… Une fois que j'ai fini mon dessin, même s'il a un côté obscur, bon, je vais le porter, le livrer, je vois les gens, pff, fini, j'y pense plus ! Mais vous avez raison, il y doit y avoir des gens qui doivent être marqués par les événements qu'ils vivent… Ça les attriste peut-être, ça leur donne un caractère sombre ou renfermé… Mais moi, pas du tout, je me libère de tout ça. Mais comment ?
Bah, j'y pense plus ! Est-ce que c'est pas pour ça qu'il y a cette espèce de distance dans vos dessins…
Peut-être… À chaque nouveau dessin, je repars à zéro. C'est-à-dire que je prends en considération ce qui s'est passé, ensuite je me mets dans la peau des personnages, et puis je les façonne de façon à traduire ce que j'ai ressenti. Quand je parle de la victime par exemple, il faut que je traduise sur son visage, sur ses gestes, sur son comportement, la position que j'ai choisie dans le drame. Une fois que tout ça est passé, je m'occupe de l'autre personnage, si autre il y a : même processus, peut-être avec moins de pitié si c'est l'agresseur. Si c'est vraiment une ordure, je ressens beaucoup de haine envers cette personne, qui supprime la vie d'une autre. On n'a pas le droit de supprimer la vie de quelqu'un. C'est une interdiction formelle. On n'a pas le droit de tuer un autre gars, pour quelque raison que ce soit. Tu t'en sépares, tu le vois plus, tu fais tout ce que tu veux, tu le maudis, mais tu n'as pas le droit de prendre sa vie. Ben dis donc, je vous ai tutoyé, je m'emporte, là ! Oui un peu, mais nous sommes d'accord, le meurtre c'est mal.