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Sports

​Dans le San Siro du 9-5

A Argenteuil, les habitants ont rebaptisé leur stade au nom de l'enceinte milanaise. Une manière d'exprimer leur attachement à ce terrain, témoin de 25 ans de vie de quartier.
La communauté du San Siro réunie dans l'ancien stade DR

C'est un petit carré vert perdu dans un océan de grisaille. Calé entre un parking qui fait office de tribune et la masse verticale des tours qui le surplombent, le stade de foot du quartier des Musiciens, une cité d'Argenteuil, semble minuscule, presque enfantin avec ses nouvelles grilles clinquantes et sa pelouse impeccable. Pourtant, sur le terrain, les joueurs qui débarquent au compte-gouttes n'ont rien de gamins. Ils ont 20,30 voire 40 ans pour les plus anciens, et honorent une tradition aussi vieille qu'eux pour certains. Se retrouver entre amis, frères ou cousins, pour le match dominical du quartier, ici, sur ce terrain que tout le monde appelle "San Siro".

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Parmi eux, Toufik, physique à la Carlos Tévez, fait figure de patriarche. Il appartient à cette génération qui a vu ce terrain émerger dans les années 90, et qui a baptisé le stade du même nom que son aîné italien, inspirée par les exploits du grand Milan AC de Rui Costa, Savisevic et Maldini. D'ailleurs, chacun a choisi de s'identifier à une de ces légendes des Rossoneri. « Perso, moi c'est George Weah », balance Toufik en introduction et en toute modestie. A écouter ses coéquipiers et adversaires du jour, la comparaison n'est pas si bête, tant "Fiktou", de son ancien nom de rappeur, a brillé ici. Il serait l'un des meilleurs buteurs de l'histoire de ce San Siro version 9-5, grâce à une carrière d'une exceptionnelle longévité : « On joue ici toutes les semaines depuis presque 25 ans. Faudrait me couper une jambe pour que je rate un match », abonde Toufik, la gouaille aussi déroutante que ses crochets.

Mais Toufik n'est pas le seul à avoir son abonnement au San Siro. Chaque dimanche, tout un public se réunit pour assister à la rencontre. Agrippés aux filets de protection ou juchés sur le toit du hangar voisin, les gamins du quartier s'installent, prêts à encourager les grands. Tarek Mouadane lui, s'est simplement adossé aux voitures du parking. A 36 ans, ce grand frère de la cité, qui connaît tout le monde à Argenteuil, ne joue plus depuis bien longtemps : « Moi, personne ne m'a jamais appelé Maldini », élude-t-il en souriant quand on évoque son niveau balle au pied. Pourtant, celui qu'on surnomme Tarko joue un rôle très important au sein de la communauté des amoureux de San Siro, qui a tout de même vu passer dans ses rangs Giannelli Imbula, un gamin du coin.

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Toufik (qui porte la petite fille) et Tarek (avec la capuche), réunis au San Siro. Photo DR.

Bien au chaud dans son cuir de motard, Tarek évoque « la responsabilité » des « grands» de la cité pour entretenir la mémoire ce stade : « Au-delà du foot, San Siro, c'est hyper important pour nous. C'est là où on se retrouve pour célébrer nos disparus. C'est là où beaucoup de conflits se sont résolus. C'est là où l'on évoque les problèmes du quartier, et puis, c'est devenu le symbole de notre capacité à faire bouger les choses, à nous battre ensemble », pose ce responsable associatif, impliqué dans une foule de projets.

Et pour cause, San Siro, c'est avant tout l'ADN du quartier. Sa mémoire vive, son identité. Dans les années 2000, quand les embrouilles entre Val Nord et Val Sud ont provoqué des bagarres et des blessés, San Siro est devenu l'un des points de ralliement d'une jeunesse divisée en bandes rivales. Grâce aux tournois régulièrement organisés, ils ont pu s'expliquer à coups de roulettes et de tacles : « A la fin des matches ils se disaient, "C'est bon, on arrête les conneries maintenant", c'est aussi ça la force de ce terrain », se souvient Tarek.

San Siro a aussi permis d'aider les familles du quartier face aux coups durs de la vie. En organisant des tournois caritatifs, les habitants récoltent de quoi aider les proches d'un disparu à organiser les funérailles, ou à relancer les plus en galère. Ainsi, samedi 25 février, trois appartements sont partis en fumée dans une des barres d'immeubles de l'allée Beethoven, ravagés par un incendie. Une semaine plus tard, un tournoi est organisé en signe de soutien aux familles.

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Alors quand, en 2013, la mairie a annoncé qu'elle prévoyait de détruire le stade pour étendre le parking dans le cadre de son projet de rénovation urbain, une partie des 6 000 habitants de la cité des Musiciens a peu apprécié. A l'époque, l'idée de la mairie PS consistait à déplacer le terrain quelques centaines de mètres plus loin. Hors de question pour Tarek : « On avait inscrit le nom de nos disparus sur les murs, on connaissait chaque centimètre carré du terrain. Le détruire, ça revenait à faire disparaître notre histoire », résume-t-il.

Les gamins du quartier réunis sur l'ancien terrain du San Siro Photo Tarek Mouadane

Résultat, les habitants s'organisent, avec les moyens du bord. Malgré les maîtres-chiens, les plus jeunes défont la nuit les travaux réalisés par les grutiers le jour, pendant que les adultes font tourner une pétition et engagent un dialogue avec la mairie. Pour appuyer leur plaidoyer en faveur de San Siro, Tarek et les autres peuvent même compter sur un soutien de marque : « Sarah des Anges de la Téléréalité est venue en signe de solidarité. Elle vient d'Argenteuil, elle n'a pas oublié ! »

Malgré cette ambassadrice VIP et les démarches engagées, les négociations tournent vite au dialogue de sourds : « Nous, on demandait aux représentants de la mairie : "Pourquoi vous nous enlevez notre terrain ? Il n'est pas dans vos normes, OK, mais nous non plus on n'est pas dans vos normes, non ? En tout cas, c'est l'image que vous nous renvoyez." Toutes ces remarques étaient légitimes, mais on n'était pas considérés comme des interlocuteurs valables », tacle Tarek Mouadane.

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Georges Monthron, alors candidat à la mairie, avait rendu visite aux défenseurs de San Siro. «Mais une fois élu, plus de nouvelles », commente Tarek, lapidaire DR

En 2014, Argenteuil passe à droite, mais les négociations sont toujours au point mort. Et le sentiment des habitants de se heurter à un mur reste toujours aussi vif : « Cette histoire avec San Siro, ça en dit long sur le rapport que les politiques entretiennent avec nous », reprend Tarek, qui s'y connaît en promesses électorales non tenues et en meeting de candidats à la présidentielle. En 2005, il avait interpellé Nicolas Sarkozy lors de sa sortie contre « la racaille » sur la dalle d'Argenteuil. C'est encore lui qui avait rencontré François Hollande peu avant son élection en 2012 : « Il m'avait promis qu'on bosserait ensemble. Tu parles, j'ai pas eu de nouvelles pendant cinq ans, constate-t-il froidement, lassé de voir les politiques s'intéresser à Argenteuil tous les cinq ans. Le dernier épisode en date, c'est la venue de Juppé sur la dalle. J'ai pu lui parler parce qu'on me connaît, mais mes amis n'ont même pas pu passer la sécurité. Dans le public, il y avait que des gens de la mairie, Juppé n'a parlé avec personne. Le truc avec les politiciens quand ils viennent à Argenteuil, c'est qu'ils veulent juste dire "Je suis venu sur la dalle, ça montre qu'il n'y a aucun problème avec moi." C'est moche. Argenteuil, c'est pas un ring où on vient faire le beau. »

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La litanie de Tarek est interrompue par l'arrivée du double mètre de "Filoche", un vieil ami, qui cherche désespérément à se faire prêter une paire de crampons pour jouer. Peine perdue, comme lui fait remarquer Toufik depuis le terrain : « Lâche l'affaire Filoche, personne ne fait du 46 et demi dans la cité ! » A défaut de jouer, le géant rentre donc dans la discussion. Il se félicite que personne n'ait lâché le morceau face à la mairie, même s'il regrette qu'il ait fallu parfois mettre quelques coups de pression : « Attention, on n'est jamais passé à l'action, mais on devait montrer les muscles un peu. » Résultat, après trois ans de blocage, Georges Monthron, le nouveau maire, cède. San Siro reste au même endroit. A une condition : que le vieux stade, tout bitumé et tracé en croissant de lune, soit refait aux normes.

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Voilà pour la façon dont les habitants ont vécu ces années de discussions avec la mairie. De l'autre côté, Gilles Savry, adjoint à l'Urbanisme de la ville d'Argenteuil, pose un regard plus positif sur le déroulé des événements. Avec quelques précautions préalables : « J'ai pris en main le dossier à la fin de l'année dernière, et c'est vrai qu'à l'origine, lorsque le projet de déplacer le stade a émergé, il y avait une forme de défiance des habitants, comme une crainte d'être dépossédé d'un lieu qui leur est cher », pose-t-il en préambule.

Mais l'élu assure qu'une fois aux manettes, lui qui a vécu douze ans dans le quartier, s'est montré sensible aux inquiétudes du collectif de défense de San Siro : « J'ai dialogué avec les jeunes, mais aussi avec les commerçants et les plus vieux, parce que tout le monde est attaché à ce stade ici. J'étais moi aussi investi pour trouver une solution, je sais que c'est un lieu où s'expriment les solidarités locales, qui symbolise l'attachement des habitants au quartier. Au final, nous avons discuté, notamment avec Greg, et construit cette stèle faite des briques de l'ancien San Siro. La mairie a laissé carte blanche aux habitants pour y inscrire le message qu'ils voulaient. »

Le San Siro, refait à neuf depuis décembre 2016.

Pourtant, aujourd'hui encore, les abonnés du San Siro ne digèrent pas cette rénovation achevée en décembre 2016. Filoche le premier : « En vrai, je préfère l'ancien terrain. Depuis qu'on a le nouveau, on dirait que les Qataris ils nous ont rachetés nous aussi. » Même avis, d'expert cette fois-ci, de Toufik, qui avoue ne plus être aussi à l'aise depuis qu'ils ont troqué le vieux bitume pour le synthétique neuf : « Leur stabil', c'est de la moquette, il va s'user super vite ! », râle-t-il. Pas impossible, vu le rythme auquel les tacles et les courses s'enchaînent. Malgré leurs efforts et les gueulantes de "Fiktou", l'équipe du buteur maison est dépassée par sa rivale du jour, menée par un autre ancien, Moralès. Son maillot Inter Milan saillant sur ses épaules de déménageur, Moralès et ses faux airs de Javier Zanetti passent une talonnade petit pont conclue par un but et saluée par une clameur d'admiration des gamins. Réaction de Toufik, modèle de bonne foi dès qu'il entre sur le terrain : « Tu fais que gratter des buts dégueulasses ! »

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Hilare, Tarek regarde autour de lui, heureux de voir les enfants du quartier rire aux vannes des anciens. San Siro, ce n'est pas l'école, ce n'est pas la garderie, mais les plus jeunes y occupent une place primordiale : « Les parents sont rassurés de savoir que leurs petits sont sur notre terrain de foot », affirme Tarek. Car non loin d'ici, certains ados se laissent embarquer sur un terrain plus glissant : celui du deal. Autour du stade, les grands rappellent aux plus jeunes combien la drogue a pu faire des ravages à Argenteuil dans les années 80. A l'époque, Tarek n'était qu'un gamin, mais il se souvient très bien des zonards défoncés au crack ou à l'héroïne qui restaient vautrés dans sa cage d'escalier : « Depuis, Argenteuil est devenue anti-drogue dure, ça ne vendait que du shit ici. C'était même un tabou de prononcer le mot cocaïne. Mais aujourd'hui, ça se perd chez la nouvelle génération. »

L'équipe de Toufik n'arrive pas à marquer dans le nouveau San Siro

Pour les plus petits, qui ne peuvent pas toujours partir en vacances l'été, le San Siro, c'est aussi leur centre aéré. Dès que les beaux jours reviennent, les barbecues et les piscines gonflables envahissent le parking. A l'évocation de ces aprems d'été posé à jouer, discuter et se marrer, un sourire illumine le visage de Filoche, toujours à la recherche de crampons XXL : « L'été, l'ambiance est géniale. Même les policiers, quand ils passent devant nous pendant leurs patrouilles, ça se sent grave qu'ils n'ont qu'une envie, c'est de s'arrêter manger un bout avec nous. Mais ils ne le font pas. »

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A ce moment, une sirène de police couvre -justement les cris des supporters. Des regards inquiets se tournent au loin. « Ça vient ? », demande-t-on depuis le terrain. Les gamins juchés en hauteur scrutent. Réponse négative, la patrouille ne passera pas au San Siro aujourd'hui. Mais ce simple rappel sonore a suffi à replonger tout le monde dans le contexte actuel, forcément tendu par les derniers forts soupçons de bavures en banlieue parisienne et les manifestations qui s'en sont suivies, mais aussi par l'intervention de la police le 16 février dernier. Alors que des échauffourées éclataient au Val d'Argent, les forces de l'ordre ont lancé des gaz lacrymogènes sur le terrain du Racing Argenteuil voisin, en plein entraînement.

Thierry "Filoche", lointain cousin de Gérard ?

Difficile pour les habitants de tisser des liens de confiance avec la police dans ce contexte, tant les affaires Adama Traoré et Théo font écho à d'autres, parfois moins médiatisées, qui se sont déroulées au Val d'Argent ces dernières années. Depuis 2009, la famille d'Ali Ziri et un collectif de militants se battent pour éclaircir les circonstances dans lesquelles ce retraité de 69 ans est mort peu après être tombé dans le coma pendant sa garde-à-vue. En 2015, c'était au tour d'Amine, un adolescent d'Argenteuil, d'être blessé par un tir de flash-ball le soir du 14 juillet, ce qui avait provoqué l'ouverture d'une enquête par l'IGPN, l'Inspection Générale de la Police Nationale. Enfin, depuis quelques jours, le bruit court dans la cité qu'un policier aurait craché puis forcé un "petit" qui n'avait rien fait à le nettoyer.

Ces histoires de violence, d'incompréhensions ou de mépris reviennent sans cesse dans les conversations, et achèvent de dissiper les dernières illusions sur une possible réconciliation. Même le San Siro, qui a pourtant permis de résoudre bon nombre de conflits et d'embrouilles par un bon tacle ou un gri-gri, est impuissant cette fois-ci. L'un des spectateurs du match du jour se souvient que cet été, un « mec du quartier » avait proposé de faire un match contre la police, peu après ce qui s'était passé avec Adama Traoré pour apaiser les tensions : « Tout le monde l'a regardé genre "mais t'es un ouf toi. Ils viennent de tuer quelqu'un la semaine dernière, et toi tu veux jouer avec eux ?" La police, c'est la limite du foot et du San Siro. »

Tarek devant la stèle honorant les personnes disparues du quartier, qui ont côtoyé de près ou de loin le San Siro

A défaut de jouer avec la police, Moralès la fait sur le terrain. Vexé de voir son équipe se faire remonter par Toufik et les autres, il a confisqué la balle, qu'il tient entre ses bras, réclamant une faute imaginaire. Sur le bord du terrain, un pote à lui, tout sourire, le charrie : « Moralès, c'est le plus grand rageux du San Siro, un rageux avec un grand X ! » Le jeu reprend finalement, sur une frappe de Toufik, qui finit dans le bas-ventre du gardien. Plié en deux sous le coup, il est encouragé par le public, qui chante : « Couille-gauche ! couille-gauche ! », hilare. Un souvenir de plus pour ce nouveau San Siro qui, bien que changé, dénaturé diront certains, reste profondément ancré dans la géographie intime de Tarek, Filoche, et les autres. Une chose est sûre, quel que soit l'état du synthétique dans les prochains mois, Toufik, le fan de Weah, et Moralès et sa grinta à la Javier Zanetti continueront de s'affronter dans leur bouillant derby de Milan.