Les prisons québécoises sont surpeuplées, délabrées et débilitantes
David-Olivier Gascon

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Les prisons québécoises sont surpeuplées, délabrées et débilitantes

On vous le montrerait bien, mais le gouvernement ne nous le permet pas.

Quand le gouvernement du Québec a annoncé des visites des établissements de détention provinciaux l'automne dernier, VICE a demandé à faire partie du groupe. On nous a dit non, « pour notre sécurité », et nos tentatives d'interviewer Jean Rousselle, le député responsable du dossier, ont échoué (par contre, la population a eu droit à cette vidéo — publiée sur Twitter et qui n'a pas beaucoup attiré l'attention — à la mi-décembre).

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Les histoires qui franchissent les murs des prisons dressent un sombre portrait : un système carcéral surchargé, inefficace et déprimant. En novembre dernier, le porte-parole de l'opposition en matière de Sécurité publique, Pascal Bérubé, a fait un long discours sur les établissements de détention, qu'il a jugé « pleins à craquer ».

« Nos établissements de détention, ils font face à de nombreuses problématiques et on n'a pas les ressources pour bien les gérer. Il y a la surpopulation, il y a le manque de personnel, il y a le déficit d'entretien, il y a les vols de drones, il y a les émeutes puis il y a d'autres problèmes qui s'aggravent de plus en plus dans notre réseau », a-t-il déclaré.

Les témoignages qu'a recueillis VICE auprès de détenus, de gardiens et de bénévoles corroborent ses observations. Ils parlent de suicides, de manque de services de santé, d'infestations de vermine et non pas d'un centre de réhabilitation mais d'une école du crime.

Rares photos de l'intérieur de l'Établissement de détention de Montréal (Bordeaux) prises pour la SIQ par David-Olivier Gascon en 2013

« Moi, il fallait que je bloque ma porte la nuit tellement que c'était infesté de souris, pour pas que les souris rentrent. Donc, chaque soirée, il fallait que je mette des revues dans la craque de la cellule. Il y en avait même qui tombaient du troisième étage. »

Charles Samson* a passé presque une année au Centre de détention de Rivière-des-Prairies, sur l'île de Montréal, après son arrestation pour trafic de cannabis. Récemment libéré, il nous a raconté que son séjour avait commencé sur le plancher d'un gym : « cellule » improvisée qu'il partageait avec 30 codétenus.

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On lui a ensuite donné une vraie cellule pour deux : c'était « mieux », mais un problème de punaises de lit et la mauvaise qualité de l'air rendaient les nuits difficiles. On raconte en dedans que les filtres à air n'avaient pas été remplacés depuis les années 90, a-t-il confié à VICE. « Tous les matins, on se levait avec la gorge comme si on avait passé la nuit à fumer des cigarettes. »

François Delorme* a passé plus d'une année à la prison de Bordeaux pour des crimes liés à la drogue. Le bruit des souris qui remuaient dans les poubelles le hante encore parfois. « Moi, il fallait que je bloque ma porte la nuit tellement que c'était infesté de souris, pour pas que les souris rentrent. Donc, chaque soirée, il fallait que je mette des revues dans la craque de la cellule. Il y en avait même qui tombaient du troisième étage. »

Il estime que ces conditions, surtout dans les grandes chaleurs de l'été, faisaient sortir le pire des détenus et provoquaient des tensions entre les détenus et les gardiens. « Des fois, on est tout le monde en deadlock, trois ou cinq jours tout le monde enfermé à cause d'une bataille. »

Les repas n'étaient pas d'un grand réconfort. « On mangeait du poulet brun avec de la tiraille. C'est vraiment de la survie, en fait », ajoute l'ex-détenu. Mais le plus inquiétant, c'était le manque de soins de santé. « Si t'as mal à une dent, ils te l'arrachent. T'as une carie, ils te l'arrachent. Si t'as mal à quoi que ce soit, pour voir un médecin, c'est extrêmement long. J'ai vu des gens que leurs conditions se sont détériorées à un point tel qu'ils finissent à l'hôpital », résume-t-il.

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Plus de 60 % des détenus souffrent d'un problème de santé mentale et, selon Charles Samson, cet aspect est extrêmement négligé. « J'ai jamais vu tant de personnes avoir des pilules comme ça dans ma vie », assure-t-il. D'après lui, des médicaments sont distribués sans le suivi approprié. « Tu demandes et tu reçois. Ce sont les médecins là-bas qui donnent ça. »

Pour Fanny Gingras*, qui souffre d'anxiété et du trouble de la personnalité limite, il a d'ailleurs été difficile d'obtenir des soins adéquats pendant son séjour dans une prison provinciale pour agression et exploitation sexuelles. « J'étais sur de la médication et je devais avoir un suivi. Je me suis souvent retrouvée sans médication. J'ai déjà passé des nuits réveillée à pleurer, à ne pas pouvoir dormir. » Pendant une grande partie de son séjour avec la dernière cohorte du centre de détention Maison Tanguay, maintenant fermé, elle a dormi sur le plancher, sous le lit de sa compagne de cellule enceinte.

Et il y a les suicides. Deux codétenues ont mis fin à leurs jours pendant sa peine, et celles qui ont tenté de le faire sans réussir ont été punies plutôt qu'aidées. « Après, ils t'envoient au trou, c'est leur façon de te protéger », explique Fanny Gingras. T'as pas le droit au papier de toilette, t'as pas droit aux serviettes sanitaires. Quand t'as envie de te suicider, on t'envoie dans pire? Je comprends pas. »

D'après une étude publiée en 2009, on compte 9,4 suicides et 16 tentatives de suicide par année dans les centres de détention du Québec. Les statistiques des autres provinces à ce sujet sont difficiles à obtenir, mais on sait que 40 % des suicides de détenus au pays surviennent dans les prisons québécoises.

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Par ailleurs, entre 2010 et 2015, le nombre de détenus envoyés en isolement au Québec a augmenté de 33 % et le nombre de fois qu'on a eu recours à l'isolement à des fins punitives a augmenté de 93 %(ce qui signifie que des détenus ont pris le chemin des cellules d'isolement à plusieurs reprises).

Pour Fanny Gingras, le plus dur a été d'être séparée de son enfant. Bien qu'il y ait des programmes pour permettre aux parents de passer du temps avec leurs enfants, on l'a informée de leur existence seulement plusieurs mois après le début de sa peine. « T'as pas le droit de parler aux gardiens, dit-elle. La porte est fermée et ils nous regardent par une fenêtre. »

Pour la sœur Marguerite Rivard, bénévole pendant 25 ans dans des prisons du Québec, le gouvernement cherche à détourner l'attention pour cacher les nombreux problèmes graves du système carcéral. « Les conditions se sont empirées. Il y a une incompréhension de l'être humain, ils ne font rien pour la réhabilitation. »

Inhumain est un mot qui est revenu souvent dans les entrevues accordées à VICE.

David-Olivier Gascon (SIQ)

« On n'aime pas parler des établissements de détention, c'est pas quelque chose qui est vendeur. D'en parler, d'investir là dedans, ça démontre qu'on a un problème de société. Alors on garde ça sous le tapis pour éviter que la population se rende compte que oui, il y a une prison dans ma ville et oui, elle est pleine. »

Les témoignages des détenus concordent, mais nous n'avons pas pu vérifier leurs allégations auprès d'une source indépendante. Le bureau du ministère de la Sécurité publique a refusé de nous accorder une entrevue et de nous permettre de visiter quelque établissement que ce soit pour « des raisons de sécurité » et « de protection de la vie privée des détenus ».

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Cependant, de nombreuses informations ont été confirmées dans des documents officiels rendus publics. Selon le rapport annuel de la Société québécoise des infrastructures, 33 % des établissements de détention de la province ont reçu une cote E : en très mauvais état. Des données que VICE a obtenues montrent aussi que le tiers des établissements la population ont atteint ou dépassé leur capacité d'hébergement.

Dans son rapport de 2015-2016, la protectrice du citoyen, Raymonde Saint-Germain a écrit que les détenus sont « entassés à plusieurs dans une même pièce où la qualité de l'air laisse à désirer, où le chauffage est inadéquat et où la promiscuité est telle qu'on a de la difficulté à circuler entre les matelas au sol ».

Elle s'était montrée très critique en 2011, après avoir constaté que « l'organisation des services de santé et des services sociaux pour les personnes détenues qui ont un problème de santé mentale présentait de graves lacunes. » Elle avait alors demandé que la prestation de ces services soit transférée au ministère de la Santé et des Services sociaux. Cinq ans plus tard, ce transfert n'est toujours pas complètement effectué. »

Au Nunavik, une région du Nord-du-Québec, parfois jusqu'à sept personnes se retrouvent dans une même cellule conçue pour deux en raison de l'absence de centre correctionnel. Après sa visite de trois villages du Nunavik en 2015, la protectrice du citoyen a préparé un rapport spécial sur des conditions de détention qu'elle a jugé inacceptables.

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« L'insalubrité des cellules est généralisée et les équipements sont désuets, défectueux ou insuffisants, dit-elle à propos de Puvirnituq. Les installations sanitaires, souvent inutilisables, ne préservent pas l'intimité des occupants et l'accès à l'eau est limité. »

Les conséquences de ces problèmes chroniques font fréquemment les manchettes. Dans les dernières années, le système correctionnel québécois a fait parler en raison de suicides, d'émeutes, de meurtre, et d'évasions parmi les plus spectaculaires au pays. Deux détenus se sont évadés de la prison de Saint-Jérôme en hélicoptère en 2013; une évasion presque identique s'est produite l'année à la prison d'Orsainville en 2014; et Francis Boucher, le fils de Maurice « Mom » Boucher, « s'est évadé » après qu'un agent des services correctionnels l'ait confondu avec un autre détenu en 2015.

Mathieu Lavoie, le président du Syndicat des agents de la paix en services correctionnels, a expliqué à VICE que plusieurs de ces incidents auraient été évités si les établissements de détention n'étaient pas sous-financés et qu'ils ne manquaient pas d'effectifs.

Depuis bientôt deux ans, les gardiens de prison de la province sont sans contrat de travail et, à cause du blocage dans les négociations, ils travaillent selon lui dans un milieu qui n'est pas sécuritaire. D'après des études en partie financées par le Syndicat, ces conditions sont lourdes de conséquences pour les gardiens et les gardiennes, en témoignent les taux anormalement élevés d'absentéisme et d'épuisement professionnel.

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« C'est malsain comme milieu de travail », assure Mathieu Lavoie. Il ajoute qu'il n'y a pas assez de gardiens pour le nombre de détenus et ils ne reçoivent pas la formation adéquate pour bien réagir aux situations complexes inhérentes au milieu carcéral.

De plus, d'après le Rapport du vérificateur général du Québec pour l'année 2016-2017, 45 % des évaluations de détenus n'ont pas été effectuées dans les délais prescrits et la plupart d'entre eux n'ont pas eu accès aux programmes de réhabilitations. Le vérificateur général juge insuffisants les efforts du ministre pour évaluer le progrès des détenus et fait remarquer que le gouvernement ne tient même pas un dossier individuel pour chacun d'eux.

« On n'aime pas parler des établissements de détention, c'est pas quelque chose qui est vendeur. D'en parler, d'investir là dedans, ça démontre qu'on a un problème de société. Alors on garde ça sous le tapis pour éviter que la population se rende compte que oui, il y a une prison dans ma ville et oui, elle est pleine. »

David-Olivier Gascon (SIQ)

David-Olivier Gascon (SIQ)

« Il faut qu'on se demande plutôt qu'est-ce qui amène à cet engorgement-là. Est-ce qu'il y a d'autres solutions à mettre de l'avant au niveau de la justice alternative ou d'alternatives à l'incarcération? »

Pour Éric Bélisle, président du groupe de défense des droits des détenus Alter Justice, l'approche actuelle de la province consistant à bâtir de nouveaux établissements de détention n'est que du pelletage vers l'avant.

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« La surpopulation, ce qui est quand même ironique et décourageant, c'est un des premiers dossiers sur lequel l'organisme s'est penché lors de sa fondation, et on célèbre bientôt notre quarantième, rappelle-t-il. Il faut peut-être sortir la tête du sable et constater que depuis 40 ans on fait la même chose et peut-être que la solution n'est pas bonne. »

Au lieu d'offrir de l'espace supplémentaire, les nouveaux établissements ne font que remplacer ceux qui tombent en ruine, selon lui. Sa solution pour remédier à la surpopulation est d'envoyer moins de gens en prison. Mais c'est une réforme que doit entreprendre le fédéral.

Il estime que les lois adoptées par le gouvernement « tough on crime » de Stephen Harper ont provoqué un boom de la population carcérale. Un rapport du ministère de la Sécurité publique de 2014 le confirme : la population dans les établissements de détention du Québec a augmenté de 31,6 % entre 2004 et 2014, avec un bond marqué en 2012. Cette hausse s'explique en grande partie par l'adoption en mars 2012 de la Loi sur la sécurité des rues et des communautés, qui comprend (entre autres) l'imposition de sentences minimales.

« Quand on analyse l'ensemble des peines minimales, 70 % de ces peines-là étaient la responsabilité des établissements provinciaux », calcule Éric Bélisle. Tout le monde doit se parler, considérer des moyens alternatifs pour les petits délits. Il y a plusieurs délits mineurs où il pourrait y avoir une sanction autre que la judiciarisation. »

Résultat : près de la moitié des détenus de la province sont en attente de leur procès ou d'une condamnation et beaucoup attendent des années. La juge responsable de la chambre criminelle et pénale à la Cour du Québec, Danielle Côté, pense qu'en raison des délais judiciaires qui se prolongent, le « système va éclater ».

Depuis l'attention portée l'été dernier au célèbre arrêt Jordan — stipulant que les personnes accusées d'un crime ont droit à un procès rapide (de 18 à 30 mois, selon les accusations) —, les choses semblent commencer à bouger. Pour réduire la pression, la ministre de la Justice du Québec, Stéphanie Vallée, a récemment proposé un nouveau projet de loi comportant une enveloppe de 175 millions de dollars pour recruter de nouveaux magistrats.

Mais pour Éric Bélisle, ce n'est encore et toujours qu'une solution à court terme.

« C'est une chose de mettre de l'argent là-dedans, je ne dis pas que ce n'est pas une bonne chose, mais je trouve ça dommage que ça n'aille pas plus loin dans le sens où il y a une réflexion beaucoup plus large qui doit être faite, note-t-il. Il faut qu'on se demande plutôt qu'est-ce qui amène à cet engorgement-là. Est-ce qu'il y a d'autres solutions à mettre de l'avant au niveau de la justice alternative ou d'alternatives à l'incarcération? »

Pour sa part, Charles Samson pense que les détenus en viennent souvent à essayer d'obtenir une peine plus longue dans une prison fédérale pour éviter le système carcéral provincial et accéder à des programmes de réhabilitation. Sinon, d'après ce que racontent les détenus, on stagne et on souffre.

« Moi, j'ai 45 ans, j'ai vu neiger un peu, dit-il. Mais pour les jeunes, c'est l'école du crime. Attache ton casque avec la broche. »

* Les ex-détenus ont demandé à ce que leur nom soit changé pour protéger leur identité.