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LE NUMÉRO FICTION 2008

Pomponette Iconodoule s’offre Istanbul - Partie 2

À peine Pomponette a-t-elle fait quelques pas dans la rue qu’elle entend une voix. C’est une voix fervente, sûre d’elle, à la fois humble et truffée d’ire latente. Une voix qui emplit le ciel, court sur les toits et les terrasses d’Istanbul comme si...

À FABRICE COLIN

ATHAN À peine Pomponette a-t-elle fait quelques pas dans la rue qu’elle entend une voix. C’est une voix fervente, sûre d’elle, à la fois humble et truffée d’ire latente. Une voix qui emplit le ciel, court sur les toits et les terrasses d’Istanbul comme si elle était un ballon et le cityscape un terrain de foot. La voix est ici, puis là, et même temps presque partout, d’autres voix semblables et différentes lui répondent en un canon aléatoire. C’est bouleversant. Personne ne semble s’en soucier. C’est l’appel à la prière: l’athan. Cinq fois par jour en temps normal, mais c’est l’été, et Allah, qui se rit du férié, pousse alors ici six fois sa chansonnette. Pomponette vacille, les minarets sont des seringues plantées dans le cul des rares nuages et Mahomet est son prophète préféré. Elle sent les mosquées se gorger du lait des fidèles et tendre leurs pis vers la nue. Pas religieuse pour un euro, la môme Iconodoule sent l’insulte qu’est son décolleté et l’outrage que tricotent ses gambettes. Ses yeux se baissent d’eux-mêmes, et un frisson byzantin lui noue l’intestin. Elle s’imagine tchadorée par un Turc irascible et contrit, rasant les murs le jour et dansant en Prada le soir dans sa chambre, seule, ne se figeant qu’à la lueur sonore de l’épisodique athan. Mais l’appel à la prière est de courte durée: delectatio interruptus. Pomponette est sonnée, une cloche fêlée, il y avait la Grande et la Petite Sophie, maintenant il y a la Microscopique Pomponette, ce bout de jeune femme entièrement dévolue aux caresses vocales du muezzin. Elle se sentirait exclue si elle ne savait pas que le Turc ne pige pas plus qu’elle l’arabe. Elle oblique dans un cimetière et commande un thé, puisqu’ici on boit chez les morts, et ma foi une buvette au Père-Lachaise ne ferait de mal à personne, songe Pomponette. Çaï. Le fameux thé turc. Du Lipton de bas étage, en l’occurrence. La faute à la mondialisation? Non, décide Iconodoulette: la faute à Lipton. Et sa pensée envoie un missile déguisé en gigantesque bâton à lèvres dans les flancs du cuirassé Lipton, qui coule, bien fait pour lui. LA CORNE D'EURO L’errance d’Iconodoulette dure. Les rues s’y prêtent, le tramway s’en mêle et quelques taksis s’en portent garant. Elle traverse le Grand Bazar tel un narghilé érotique dont l’embout ambré se rit des lèvres. Sa croisière est sereine, sinueuse. Istanbul se new-yorkise à certains coins de rues avant de se saint-raphaéliser au détour d’une allée. Au loin, elle distingue la tour de Galata, gracieux pop-up dressé à la perpendiculaire du pont éponyme. Elle se laisse guider par cette sainte turgescence et parvient au bord de la Corne d’Or. The Golden Horn. Un gras chenal qui fuit l’utérus bosphorien pour se chercher d’imaginaires ovaires à l’ouest. Deux bridges l’enjambent, et celui de Galata est une rue en soi, voire de la soie en rut, où coule à flot la Pilsen tandis qu’à l’étage supérieure—celui qu’emprunte les véhicules et les piétons pressés—d’audacieux Stambouliotes pêchent des guirlandes de poissons que leurs collègues d’en bas font frire. Le guide est formel: l’eau turque est si nocive que la sardine locale y végète en apnée. Pomponette s’assoit sur une banquette qu’en d’autres lieux elle aurait qualifiée de divan et pose ses deux coudes sur des coussins qu’en d’autres temps elle aurait baptisé d’oreillers, du bout des orteils elle se détalonne, et au serveur qui lui propose un steak+frites elle commande, non, ordonne, un ayran bien frais. Dix minutes plus tard, un autre serveur lui apporte son yaourt, piqué d’une paille polychrome à cocktail articulée. Elle laisse l’esprit liquide de la chèvre lui titiller les zygomatiques en regardant cette fameuse Corne d’Or dont le tapis mazouté est sans cesse traversé par d’authentiques ferries. Sous la table, la main gauche de Pomponette—gauchère elle est—serre un peu le sot-l’y-laisse de son pubis en pensant au cher Soliman. Elle ferme les yeux et le voilà, plus grand parce qu’absent, plus fort parce qu’invisible, il se glisse à ses côtés et sa moustache trouve aussitôt le sillon de ses seins encore trop découverts. Non, il ne faut pas, murmure Pomponette. Son fantasme brandit le bras au bout duquel sa main darde un doigt qui dit: Narghilé. Et les voilà qui fument, sans changer l’embout, sans même recracher le souvenir, avalant tout, et la bulle et l’eau et les cent parfums transpirés par la trompe flexible. De temps en temps, un fantôme armée d’une cassolette vient redéposer des braises là où il faut. Extase. Pomponette rouvre les yeux: pour huit euros, sa corne est pleine. OSTEL Non, elle ne dormira pas dans cette bonbonnière à pigeons. Elle veut le nir, le va, le na. L’aire d’aigle où nicher sa peine et éclore son attente. Pomponette Iconodoule déploie ses antennes et jette son guide dans un immense carton plein de cartons pleins d’autres cartons. Pour 50 YTL, elle s’offre un simit, équivalent rassis et stambouliote du mythique doughnut de Manhattan. Cette auréole coupe-la-faim lui enseigne la persévérance. Une graine de cumin coincée entre deux dents lui rappelle qu’il faut quand même faire gaffe. La nuit s’est aggravée sans peine sur Istanbul. Des aboyeurs nippés comme des escort-boys s’efforcent de l’attirer dans leurs antres à döner, mais en vain. Un bloc de parpaing dans l’estomac—l’ascétiquesimit…—Pomponette esquive les rabatteurs de la restauration à la façon d’un rugbyman sonné. Elle quitte l’artère principale, s’enfonce dans des ruelles aux trottoirs changés en tapis, refuse mille offres en acceptant cent sourires, presse le pas, lève les yeux, guette l’enseigne salvatrice. Enfin elle la voit. L’Ostel de la salvation. Le nid rêvé. Son nouveau QG. 65 euros cash la nuit. Une chambre donnant sur le Bosphore, mieux, donnant le Bosphore, avec à l’étage supérieure une terrasse que la nuit métamorphose en pont, bénéficiant d’un panorama si simple et si évident que toutes les mosquées semblent avoir été plantées autour de lui pour mieux l’amadouer. Ivre d’altitude, prête à recommander une autre Pilsen, Pomponette Iconodoule signe le registre comme si c’était un livre d’or. Elle s’allume sa première Samsun qu’elle fume, les pieds sur la rambarde métallique dont est ceinte la terrasse. L’ourlet de sa jupe glisse en deçà de ses genoux, seul Allah la voit, et Allah a eu la bienveillance de hisser la bourse d’Ankara à des sommets encore inédits. Pomponette, un peu fofolle, s’imagine se faire un rail de coke d’un mouvement rectiligne de sa visa, à même la tablette en verre qui, disposée sous la fenêtre, reflète des lumières trop nombreuses pour être tutoyées. Le ciel d’Istanbul, ordinairement chiche en étoiles, s’enfle soudain de feux d’artifices muets. C’est bon signe, s’astique Pomponette. AUBE D’ÉTÉ Quand, à cinq heures du matin, la voix modérément veloutée du muezzin réveille Pomponette, celle-ci croit que c’est Soliman Rastaquouère qui chante ses creux en un râle modulé. Elle mouille juste ce qu’il faut pour trouver la force de s’éveiller et de tituber jusqu’aux toilettes, et là, assise comme il se doit, tâtonnant dans le noir à la recherche du papier toilette, son pouce et son index ont touché un bouton hexagonale actionnant une arrivée d’eau dont la propulsion file dans un tuyau qui, braqué à l’horizontal de sa chatte, lui arrose tout ce qu’il faut, lui extorquant un petit cri perlé de rires. Les toilettes turques sont des fontaines farceuses, et préfèrent abreuver plutôt qu’essuyer. Tant mieux, miaule Pomponette qui s’en remet une sèche giclée, pour le plaisir. Bir ayran ne kadar, soupire l’affriolée Pomponette. Qu’Allah me soit témoin, je ne jouis que de sa voix. SHERLOKIKONODOULE Se perdre dans une ville est plus délicat qu’il n’y paraît: Pomponette l’apprends aux dépens de ses pieds et de ses yeux, les premiers foulant à répétition les mêmes trottoirs défoncées, les seconds n’ayant de cesse de reluquer la même mosquée, la même devanture. Sont-ce les rues qui, fourbes tout autant qu’incestueuses, se plaisent à s’emboucher et se croiser? Sainte-Sophie agit-elle à la façon d’un aimant? Un aimant bulbeux qui refuserait à ses jeunes pousses le droit d’aller rhizomer à leur guise? Pomponette se fixe des repères visuels suffisamment lointains pour espérer déjouer cette attraction. Rien n’y fait. Les mêmes visages passent et repassent devant elle comme dans un casting cauchemardesque. Comment défaire le nœud? Briser la longe? L’ingénieuse Iconodoule décide alors de se lancer dans une filature. Elle choisit au hasard un dos dans la foule, et le suit, adoptant son rythme, marquant ses pauses, épousant ses hésitations; quand le dos s’engouffre dans un immeuble, elle harponne le dos le plus proche, comme si une course de relais mystique se déroulait à son insu ou presque, et ce dos l’emporte ailleurs, elle devient un de ces poissons parasites qui placent tous leurs espoirs dans l’esprit aventureux d’un brochet. Une heure s’écoule ainsi, elle sent qu’elle se perd, qu’elle ne se rapproche ni ne s’éloigne d’aucun point, qu’elle a réussi à déplacer le centre de sa certitude vers la circonférence du doute, du coup elle ralentit le pas, oublie le dos du moment, se concentre sur son dos à elle, et s’abandonne à l’idée saugrenue que c’est son dos qui la suit. Le sèmera-t-elle? Les rues se font plus pentues, les passants plus rares, plus discrets, Pomponette gagne quelques galons en invisibilité. Elle sent l’air du fleuve qui lutte contre les grappes d’immeubles délabrés, s’insinue par les embrasures calcinées, joue un instant avec des effluves pimentés. Soudain, elle sent une présence derrière elle. Plutôt que de se retourner, et de signer ainsi un chèque en blanc à la panique, elle entre dans une boutique et fait mine de s’intéresser à toutes sortes de produits pour automobiles, caressant jantes et volants, titillant les pommeaux à levier de vitesses, se mirant dans des rétroviseurs panoramiques. Le vendeur hoche la tête, incrédule, ailleurs, stambouliote. Pomponette pivote et voit une ombre se laisser avaler par d’autres ombres. Elle connaît cette ombre pour l’avoir vu glisser sur ses draps et contre les murs d’une certaine chambre d’hôtel. Soliman! Elle ne fait rien pour le rattraper. (La première fois que Pomponette a entendu la voix de Soliman, elle a pensé: il faut que je fornique avec cette voix, pas seulement avec la brute magnifique qui la fabrique comme si de rien n’était. Mais baiser une voix n’est pas aussi facile que baiser une bouche ou un creux de peau. Avec quoi baise-t-on une voix? Le clitoris est plutôt bien placé, mais le souffle se débrouille pas mal. L’aisselle a ses chances, quoique. Une parcelle de dos pourrait suffire, à condition que. Un orteil, moyennant une certaine audace, y parviendrait, si seulement. Pomponette se dit qu’elle improvisera. Elle trouvera. Quand surviendra la voix, elle saura. Elle lui écartera doucement les labiales et s’attardera sadiquement sur ces gutturales. Elle fera mouiller tous les petits silences interstitiels jusqu’à ce que s’épanouisse en orchidée l’idée même de voix, puis elle sucera le jus acide des mots qui rouleront alors sur ses seins, tel un compliment.) THE END (EN SOMME) Finalement, se dit Pomponette, une ville n’est pas/plus à prendre. Comme moi, pense-t-elle, rien ne la baise vraiment. J’ai mes moments, mes règles, mes envies-de-ne-pas. J’ai parfois le droit. Parfois l’envie d’être ailleurs et pas là. Comme une ville. Comme Istanbul. Si je veux, je peux demain être Soliman. Que dira, alors, miss Europe? Le passé est une partie de jambes en l’air, et s’en foutre un peu facile. Puis, réfléchissant, voire méditant, Pomponette se laisse envahir, posséder, enivrer par la vision d’un presqu’Orient promettant—pour rire—aux petites sardines occidentales d’acquérir, oui, enfin, après toutes ces fucking croisades, le statut, l’essence, la nature, que dit-elle! le label stambouliote. Made in Byzance. Moins rentable que la guerre et plus improbable que l’amour. S’en va-t-elle.