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reportage

Les enfants esclaves de Californie

Ces travailleurs se tuent (littéralement) à la tâche pour que vous puissiez boire votre jus d'orange matinal.

Ernesto, âgé de 16 ans, travaille 65 heures par semaine dans un champ d'amandiers à Madera, en Californie. Toutes les photos sont de Matt Black.

À l’âge où la plupart des Américains cherchent désespérément une personne à inviter pour leur bal de promo, Ernesto Valenzuela était en train de se demander s'il valait mieux mourir de soif dans le désert ou être égorgé par des gangsters.

C'était en effet le choix auquel il était confronté alors qu'il n'était âgé que de 16 ans et qu’il vivait à Mapulaca, – un village du Honduras réputé pour être un foyer de recrutement d'adolescents pour le compte des gangs du MS-13 et du Barrio 18. Si ces jeunes ont le malheur de refuser, ils s’exposent à une mort quasi certaine. Ernesto ne voulait pas faire partie des 6 000 personnes assassinées tous les ans dans son pays. Avec une population de 8 millions de personnes, le Honduras connaît un taux d'homicide de 1 pour 1000, ce qui en fait le pays le plus dangereux au monde – si l'on exclut les zones de guerre que sont l'Irak, la Somalie et la Syrie.1

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Ernesto a donc décidé de quitter son pays afin d’échapper aux gangsters tatoués qui souhaitaient l’enrôler. À ses yeux, son avenir était bien plus incertain chez lui que ce qu’il pourrait croiser lors de sa traversée du désert. Un matin de juin 2013, alors que sa mère lui répétait sans cesse de faire attention à lui, Ernesto a quitté Mapulaca en direction d'un pays qu'il n'avait jusqu'alors vu que dans des films. Un endroit qui, selon les rumeurs, pouvait rémunérer des gamins sans diplôme à raison de 60 dollars par jour pour qu’ils travaillent dans les champs : l'Amérique.

Afin de payer son trajet, Ernesto a dû emprunter de l'argent à des cousins plus âgés qui avaient déjà émigré en Californie quelques années auparavant. Ils lui ont prêté 7 000 dollars, une somme dont il avait besoin pour prendre le bus du Honduras vers le Guatemala puis le Mexique, où il devait rentrer en contact avec un passeur qui lui ferait traverser la frontière et entrer au Texas. Aux yeux d'Ernesto, le fait que ses cousins puissent lui prêter autant d'argent était une preuve de l'opulence qui l'attendait aux États-Unis.

Au tout début, Ernesto ne voyait pas d’inconvénient à voyager seul. Ça ne le dérangeait pas non plus de dormir dans la rue en attendant son prochain autocar. Il préférait ignorer les légendes que racontaient les autres passagers à propos de la violence des narcotrafiquants et des meurtres de migrants. C’est lors du cinquième jour de voyage qu’il a commencé à se sentir nerveux. Il venait tout juste de débarquer dans la ville de Reynosa au Mexique, avec 14 autres migrants. Une rivière le séparait de la ville de McAllen au Texas et donc de sa nouvelle vie. Mais avant tout, il leur fallait éviter la noyade.

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Mené par leur passeur, le groupe d'Ernesto a traversé le fleuve dans un petit rafiot décrépi. Ils ont été rapidement repérés par la US Border Patrol après avoir laissé des empreintes de pas derrière eux. Le groupe s'est séparé, et Ernesto a couru se cacher dans les buissons. Il a réussi à ne pas se faire repérer, mais il était complètement perdu. En compagnie de quatre compagnons d'infortune – trois adultes et un orphelin, tous originaires du Salvador – il a erré dans le désert sans nourriture ni eau. Une fois perdu et soumis à une chaleur extrême, Ernesto s’est dit que les gangsters de Mapulaca ne lui paraissaient plus si terrifiants.

Alors qu'ils étaient tous les cinq au bord du malaise après avoir tourné des heures en plein milieu du désert texan, le groupe est tombé par miracle sur un ranch. Ils y ont trouvé un peu d'eau, probablement laissée ici pour les migrants à bout de force. Ils ont bu toute l'eau qu'ils étaient capables d'ingurgiter avant de poursuivre leur route vers le nord.

La Border Patrol les a repérés une nouvelle fois. Cette fois-ci, ils étaient bien trop épuisés pour fuir. Ernesto a été arrêté et conduit dans un centre de détention à Harlingen au Texas, une sorte de foyer ultra-sécurisé – rempli de gardiens et de portes blindées – pour « enfants étrangers non-accompagnés » (à savoir des gamins récupérés sur le sol américain sans aucun papier ni parent). On l'a conduit dans l’un des nombreux dortoirs qui composent le site, parmi 200 garçons qui avaient tous des histoires similaires à raconter.

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Cette année, en raison de la crise économique et de la montée de violence en Amérique centrale, le département de la Sécurité intérieure des États-Unis prévoit l'arrestation de 60 000 mineurs entrés illégalement sur le sol américain, selon un rapport de la Conférence des évêques catholiques américains. Ce chiffre représente le double de celui de 2013 et le quadruple de celui de 2012. Parallèlement, le nombre d'adultes arrêtés après être entrés illégalement aux États-Unis depuis le Mexique n'a cessé de diminuer depuis neuf ans – ils sont passés de 1,1 million en 2005 à 367 000 en 2013. L'augmentation des risques et la sécurité accrue ont apparemment découragé les adultes, mais pas les enfants. Selon Jennifer Podkul, membre d'une ONG qui travaille avec des femmes et des enfants immigrés, l'explosion de la violence en Amérique centrale est la principale cause de l'augmentation des migrations d'enfants. Logiquement, l'âge moyen des travailleurs illégaux aux États-Unis diminue chaque année. Loin de leurs parents, sans argent et sans toit, que vont devenir ces gamins ? Et quelles seront les conséquences sur l'économie des États-Unis ?

Amilcar et Junior devant leur maison, à Mendota

En septembre dernier, trois mois après l'arrestation d'Ernesto, j'ai pu le rencontrer dans une ville poussiéreuse  de Mendota, en Californie. « Je ne suis pas censé travailler », m'a-t-il déclaré. Nous nous étions donné rendez-vous dans un marché animé où l'on pouvait acheter des gants, des bottes et des bandanas colorés destinés aux travailleurs de cette ville de 11 000 habitants, composée à 97% de latinos. Ernesto – un adolescent à la moustache naissante et aux yeux en amande – m'a avoué qu'il ramassait des melons pour survivre. Il envoyait de l'argent à sa mère et continuait à rembourser les passeurs, auxquels il devait encore 3 500 dollars (même si son arrestation lui avait permis de négocier un rabais). « Le juge m'a dit que je ne pouvais pas bosser, mais je n'ai pas du tout le choix » m'a-t-il affirmé.

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Après avoir passé plus de deux mois dans le centre de détention, Ernesto a été libéré en attente d'une audience officielle prévue pour le mois de mars ou d'avril 2014. Les centres de détention pour mineurs le long de la frontière sont bondés et ont besoin de libérer constamment de la place. Ernesto était donc libre en attendant son procès, mais à deux conditions : premièrement, il devait être placé sous la protection d'un adulte, en l’occurrence son oncle californien prénommé Orlando ; deuxièmement, il avait l'obligation d'aller à l'école. S'il parvenait à remplir ses obligations et qu'il arrivait à convaincre un juge que son départ du Honduras était motivé par la peur de subir des violences, il pourrait bénéficier d'un statut d'immigré destiné aux mineurs qui pourrait peut-être aboutir un jour à celui de résident. Ce statut serait un pas immense qui lui permettrait de travailler en toute légalité et de lui ouvrir la voie à une potentielle naturalisation.

Mais les obstacles étaient extrêmement nombreux. Tout d'abord, le sixième amendement, qui garantit le droit à un avocat, ne s'applique que dans des affaires criminelles – or, les cas d'immigration illégale sont du domaine civil. Ernesto, un adolescent de 16 ans qui ne savait dire en anglais que hello et thank you, pourrait donc se retrouver devant un juge américain pour défendre son cas. Et s'il n'était pas suffisamment persuasif, il serait immédiatement renvoyé au Honduras.

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Pour le moment, aucune des deux conditions nécessaires à la première étape de sa naturalisation n'était remplie. L'oncle qui devait l'accueillir avait disparu dans la nature et Ernesto vivait avec quatre de ses cousins, qui étaient tous rentrés illégalement sur le sol américain sans se faire arrêter. Ils vivaient ensemble dans une maison proche du marché et survivaient tant bien que mal.

Ernesto n'allait pas à l'école. C'est pour cette raison qu'il s'était rendu au marché, afin de rencontrer des responsables locaux du Migrant Education Program, chargé de donner des cours à des jeunes migrants. Ils avaient installé une salle de classe entre un vendeur de tacos et un marchand de chaussures et ils incitaient les jeunes à s'inscrire.

« Nous ne pouvons aider que les gens qui travaillent dans les champs » a dit Rosa Hernandez – une responsable du programme - à Ernesto lorsqu'il s'est approché de sa table. Le Migrant Education Program a été fondé par le département américain pour l'Éducation et cherche à apporter de l'aide aux enfants de fermiers immigrés voire, dans le cas d'Ernesto, à des gamins qui travaillent déjà dans les champs. Si Ernesto n'avait pas accepté ce travail, comme le juge l'avait exigé, il n'aurait pu bénéficier d'aucune des aides médicales et des leçons d'anglais offertes par le programme. C'est une des nombreuses contradictions qui parsèment la vie d'un immigré clandestin mineur aux États-Unis.

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Alors que Rosa notait quelques informations sur son cahier, Ernesto devenait de plus en plus nerveux, de peur qu'un juge apprenne qu'il travaillait et n'allait pas à l'école – ou qu'il ne vivait même pas chez son oncle, qui l'avait abandonné.

Après avoir quitté Rosa, Ernesto m'a raconté qu'il avait dû abandonner l'école à l'âge de 12 ans pour subvenir aux besoins de sa famille, et qu'il était assez excité à l'idée d'apprendre l'anglais. Il avait à ses yeux une chance de tirer son épingle du jeu et de défendre son cas devant un juge.

Le trajet d'Ernesto, de Mapulaca au Honduras vers Mendota en Californie

J'ai rendu visite un peu plus tard à Ernesto dans la maison où il vivait en compagnie de ses cousins. Son histoire me faisait un peu penser à celle de Peter Pan, mais dans une version désenchantée pour jeunes immigrés clandestins. Ils avaient tous traversé la frontière pour travailler dans des fermes californiennes alors qu'ils étaient encore loin d'avoir 18 ans.

Leur foyer, près du centre-ville, était un petit ranch encadré par une grande maison et un terrain poussiéreux. La clôture en fer forgé, peinte en noir et blanc, était abîmée, et cinq paires de bottes pleines de terre étaient alignées sur le porche.

Ernesto m'a conduit jusqu'à un canapé en lambeaux sur lequel nous nous sommes assis et m'a raconté en quoi consistait son travail. Les muscles de ses épaules étaient enflés. De nombreuses images étaient accrochées au mur du salon : la Vierge Marie côtoyait des photos de famille en couleur, sur lesquelles apparaissaient souvent la même vieille dame. J'ai présumé qu'il s'agissait d'une de ses proches.

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« Oh, ce ne sont pas les nôtres, » m'a dit Ernesto. Les photos appartenaient au propriétaire de la maison – une femme mexicaine qui vivait à côté et qui leur louait l'endroit. Ses cousins avaient laissé ses photos pour décorer. Elles semblaient les réconforter, bien plus en tout cas qu'un simple mur blanc.

Depuis qu'il avait été libéré du centre de détention, Ernesto travaillait dans un champ de melons avec ses cousins. Mais, l'hiver approchant, ils étaient maintenant employés dans un champ d’amandiers. Ils gagnaient un salaire moindre – 8 dollars de l'heure – qui ne dépendait aucunement de leur récolte (comme c'est le cas pour la vigne ou la cueillette de fraises).

Ernesto travaillait 65 heures par semaine, ce qui lui permettait de gagner 1 400 dollars par mois. Il payait 100 dollars pour le loyer et les charges. Même après avoir remboursé son passeur, payé l'électricité et le téléphone, acheté de la nourriture, aidé sa famille, et mis de l'argent de côté pour l'hiver, la somme qui lui restait n'était pas négligeable pour un adolescent âgé de 16 ans.

Les entreprises agricoles locales – qui fournissent la plupart des supermarchés des États-Unis – s'appuient sur cette main d'oeuvre bon marché pour faire d'énormes profits. En 2012, les grands industriels du melon californien ont engrangé 311,2 millions de bénéfices. Quant à l'industrie californienne des amandes, le bénéfice a été de 4,35 milliards de dollars la même année. 75% des travailleurs dans les champs d'amandiers sont des migrants, selon Philip Martin, professeur à UC Davis. Tout cela explique pourquoi l'ensemble du spectre politique américain – du Tea Party aux démocrates – a toujours soutenu une législation assez laxiste en matière de droit du travail, même lorsqu'une rhétorique anti-immigrés était audible dans la plupart des discours politiques. La Californie, comme de nombreux autres États de l'ouest, a besoin de ces immigrés.

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Salon un rapport de Human Rights Watch daté de 2012, au moins 50% des travailleurs agricoles sont aux États-Unis illégalement ; cette estimation grimpe à 60% pour la Californie. Des enfants et des adolescents sans papiers prennent de plus en plus part à cette activité. Selon Ernesto Vela, qui travaille pour une agence locale qui œuvre en faveur de l'éducation des immigrés, on dénombre actuellement 3 500 mineurs isolés qui travaillent dans le comté de Monterey. Selon les estimations, ils sont sans doute plus de 10 000 dans l'ensemble de l'État.

Aux États-Unis, les mineurs âgés de moins de 14 ans n'ont pas le droit de travailler, et ceux âgés de moins de 16 ans peuvent uniquement travailler la nuit, le week-end ou pendant les vacances scolaires, à moins d'avoir une autorisation spéciale de la part de leur école. Ernesto m'a pourtant dit qu'il n'avait eu besoin d'aucun document ou permis de travail – personne ne s'est demandé s'il avait le droit de travailler ou non. Il n'a pas eu besoin d'acheter une fausse carte de Sécurité Sociale non plus, alors que les autres gamins en achètent sous le manteau dans la ville voisine de Huron. Il s'est contenté d'en louer une à « quelqu'un qui ne travaille pas actuellement et qui n'en a donc pas besoin. »

J'ai demandé à Ernesto s'il trouvait son travail difficile. Il m'a répondu que non, pas vraiment. Au Honduras, il gagnait 100 lempiras – 5 dollars – par jour en travaillant dans les champs. Le travail là-bas était au moins aussi pénible, et il n'était pas aussi solide physiquement qu'aujourd'hui. Il ne pouvait pas venir en aide à sa famille avec un salaire aussi dérisoire.

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Je lui ai alors demandé : « C'est donc pour ça que tu es parti ? »

Il m'a répondu simplement : « N'importe qui souhaite avoir une vie meilleure. »

La porte de la maison d'Ernesto s'est alors ouverte. Trois garçons sont entrés, les bras chargés de provisions. Le cousin d'Ernesto, Amilcar, que j'avais rencontré brièvement au marché, ressemblait à un lycéen très mince mais aux larges biceps et au regard sévère. Il avait 16 ans et était originaire de la même région hondurienne qu'Ernesto – ils étaient allés à l'école ensemble et l'avaient quittée au même moment pour travailler dans les champs. Amilcar était aux États-Unis depuis trois mois. Il avait traversé la frontière sans problème. Il était chargé de deux immenses cartons de Pepsi, alors que les autres portaient des sacs remplis d'autres provisions : j'ai dénombré cinq cartons d'œufs et trois immenses poches de tortillas, mais aussi de nombreuses bouteilles de jus de fruit. Ils ont dû faire trois voyages pour faire rentrer toute la nourriture dans la maison. Lorsque le travail reprendrait dès le lendemain, ils n'auraient plus le temps de faire les courses avant le dimanche d'après.

Ils vivaient à cinq dans une maison qui comportait trois petites chambres. Il y avait Ernesto et Amilcar, âgés de 16 ans ; Juan Pablo, âgé de 22 ans ; le petit-frère de Juan Pablo, José, âgé de 19 ans ; et Junior, âgé de 19 ans. Junior était petit et musclé, les cheveux fixés par du gel. Juan Pablo et Junior vivaient dans la région de Mendota depuis trois ans et avaient intégralement remboursé leurs passeurs, ce qui les faisaient passer pour les chefs de la petite bande. Un vrai sens de la famille parcourait le groupe. Ils veillaient les uns sur les autres, et les plus vieux guidaient les plus jeunes en leur donnant des conseils. « Ils me disent ce qui est bien et ce qui est mal, » m'a confié Ernesto.

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Je leur ai alors demandé si leur famille ne leur manquait pas trop.

Ernesto m'a répondu : « Bien sûr qu'elle me manque. »

Amilcar, le plus calme de la bande, a haussé les épaules.

Ernesto a poursuivi : « Mais ça fait du bien de leur parler au téléphone de temps en temps. »

Mendota est une ville de 11 000 âmes, la plupart originaires du Mexique, du Honduras, du Guatemala ou du Salvador. La grande majorité de la population travaille dans les champs environnants.

Quelques semaines plus tard, j'ai accompagné Ernesto et Amilcar à leur premier cours d'anglais. Ils savaient que l'anglais leur ouvrirait des portes dans le futur, et Amilcar m'avait appelé pour que je l'aide à s'inscrire. Je lui ai expliqué où se trouvait la salle de cours, qui n'était pas très loin de chez lui. Il m'a répondu qu'il ne savait pas de quel endroit je parlais. C'est le genre de gamin qui, comme Ernesto, a parcouru des centaines de kilomètres depuis le Honduras et traversé illégalement la frontière américaine mais qui est intimidé à l'idée de chercher sa salle d'anglais située à dix rues de chez lui.

Lorsque je suis allé les chercher en voiture chez eux, ils venaient tout juste de rentrer du travail. Ernesto prenait sa douche pour se préparer à partir, mais Amilcar semblait plus hésitant.

« Je pense pas venir ce soir. »

« Pourquoi pas ? »

« Eh bien, je dois préparer mon repas pour demain », m'a-t-il répondu. Du poulet était en train de frire dans une poêle, dans laquelle il a rajouté un peu d'huile. « Je viens juste de rentrer du travail, et je dois me doucher. »

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Ernesto est alors apparu dans le couloir. « Je vais amener un cahier et un stylo, t'en penses quoi ? » m'a-t-il demandé, l'air triomphant.

Amilcar continuait à cuisiner et n'était toujours pas décidé à venir. Qui n'en ferait pas de même à l'idée de passer trois heures dans une classe après avoir travaillé pendant douze heures sous une chaleur intense ? Ses autres cousins, plus âgés, ont alors insisté pour qu'il s'y rende.

Tout en avalant une gorgée de jus de fruit, Junior m'a dit : « C'est important qu'ils apprennent l'anglais. »

« OK, j'y vais », a finalement décrété Amilcar avant de quitter la cuisine pour prendre sa douche.

Alors que j’attendais, j'ai demandé à Junior si des cours d'anglais pouvaient l'intéresser.  Il m'a répondu : « C'est bien pour les jeunes, mais pas pour moi. Je suis trop vieux. » Il avait 19 ans. Puis je lui ai demandé quel était son niveau scolaire. Il avait beaucoup de mal à lire et à écrire en espagnol. Il avait renoncé à apprendre autre chose que ce qu'il découvrait tous les jours dans les champs, mais il gardait espoir que les plus jeunes ne suivent pas sa voie.

Alors que nous arrivions à l'école, un groupe d'ados étaient en train de jouer au baseball. Amilcar et Ernesto ajustaient leur t-shirt nerveusement, tenaient fermement leur cahier, et se sont mis à marcher en direction de la libraire, où le cours d'anglais devait avoir lieu – mais la salle était fermée. Le cours avait été annulé. Les deux adolescents étaient déçus mais aussi un peu soulagés.

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Ils savaient que l'éducation était essentielle pour leur futur, mais la vie – sans l'école – était pour le moment assez plaisante. Mais voulaient-ils rester fermiers toute leur vie ?

« Oh non », m'a répondu Ernesto.

Amilcar a acquiescé de la tête.

Ce qui m'a alors frappé était leur capacité à imaginer qu'ils avaient encore de nombreuses possibilités devant eux : à leurs yeux, ils ne resteraient pas dans les champs toute leur vie – alors que, statistiquement parlant, c'était tout à fait probable.

« Travailler dans un restaurant, un jour » m'a dit Ernesto, après que je lui ai demandé ce qu'il voudrait faire plus tard. Il a alors regardé le soleil se coucher sur Mendota à travers les vitres de ma voiture. « Ça serait vraiment bien. »

Après une longue journée de travail, Amilcar est accueilli par le portrait d'une inconnue dans son salon.

Malgré sa richesse, le paysage du centre de la Californie a quelque chose de dérangeant. À quelques kilomètres de Mendota, l'air devient vicié, contaminé par les milliers de camions qui passent par l'autoroute. Les nuages de pollution cachent une partie de la lumière et brouillent l'horizon. Les champ des communes de Mendota, Huron ou Raisin City semblent tous affectés.

Six mois après ma première rencontre avec Ernesto, je me suis lancé à sa recherche à travers ces champs bruns et asséchés par l'hiver. Je désirais l'observer en plein travail afin d'avoir une idée des conditions dans lesquelles il évoluait. Même s'il était aux États-Unis en toute illégalité, il était un rouage essentiel à la perpétuation de l'American way of life. J'étais curieux de savoir quelle était l'ampleur de sa tâche et comment les entreprises du secteur justifiaient d'employer des enfants comme Ernesto qui remplissaient les mêmes tâches que des adultes. Afin d'éviter que ma venue ne provoque le renvoi d'Ernesto, nous avions établi un plan : une fois arrivé dans les champs, il me préciserait l'endroit où il devait travailler – il changeait d'endroit chaque jour – puis je me rendrais sur place afin de poser des questions en tant que journaliste, sans jamais faire mention d'Ernesto.

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J'ai suivi le van qui conduisait Ernesto jusqu'à son travail dans la ville de Madera puis j'ai attendu son SMS. Une heure plus tard, mon téléphone a vibré : « Je suis vers le nord, à côté de l'orangeraie. »

J'ai roulé sur une quinzaine de kilomètres à la recherche de l'orangeraie en question. Ma Volkswagen argentée était malmenée par les nids-de-poule et le bitume défoncé. Les paysages se succédaient, sans aucune orange à l'horizon.

J'étais sur le point de renoncer lorsque j'ai entraperçu une rangée d'oranges au loin. Alors que j'espérais tomber sur Ernesto d'un instant à l'autre, je me suis souvenue de l'histoire de ce jeune garçon de 17 ans, mort écrasé par un camion lors de son premier jour de travail dans une orangeraie de Floride. Malgré ce drame en tête, je ne pouvais m'empêcher de trouver l'horizon magnifique (en laissant de côté les fruits qui pourrissaient au sol). Derrière un champ de mandarines, je suis finalement tombée sur une culture d'amandes à perte de vue, dans laquelle j'ai aperçu un groupe de travailleurs qui s'employaient à frapper les plus hautes branches des arbres avec des bâtons. Même si je ne pouvais pas apercevoir leurs visages, je savais qu'Ernesto se trouvait parmi eux.

Je me suis donc garé et j'ai attendu. Un spécialiste du travail des enfants m'avait auparavant expliqué comment fonctionnait ce type de cultures. Un propriétaire terrien laissait une entreprise s'occuper de la culture et des récoltes. Une autre entreprise se chargeait d'engager des travailleurs. Il était assez facile de voir comment les acteurs de l'agrobusiness pouvaient se décharger de leurs responsabilités en cas d'accusation de violation du droit du travail. Et je ne parle même pas du manque d'éthique de ces entreprises, étant donné la faiblesse des salaires en comparaison de l'énormité des profits.

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Intentionnellement ou non, les entreprises du secteur profitent de la peur et de la vulnérabilité des travailleurs illégaux. Pour ces gens-là, spécialement pour les enfants, se plaindre de la faiblesse des salaires, des mauvais traitements, du manque d'hygiène et de sécurité, tout cela pourrait leur coûter leur travail.

Les associations et les programmes fédéraux qui sont chargés de défendre ces travailleurs manquent cruellement de ressources pour lutter à une échelle globale et doivent se contenter de plaintes au cas par cas. Mais de telles plaintes sont extrêmement rares et ne sont que de petites épines dans le pied de multinationales aux profits énormes. Selon un rapport de Human Rights Watch, 43 enfants sont morts entre 2005 et 2008 alors qu'ils travaillaient dans des champs aux États-Unis – et ce nombre n'inclut pas les mineurs que tout le monde pensait adultes.

Un bus à Huron chargé d'emmener les ouvriers jusqu'aux champs de melons et d'amandiers

Ernesto m'avait précisé qu'il avait le droit à une pause pour déjeuner. J'ai décidé de laisser ma voiture au bord de la route et de me faufiler à travers les amandiers aux alentours de midi. Je suis finalement tombée sur un van blanc dans lequel certains ouvriers se reposaient, tandis que d'autres s'étiraient à l'ombre du véhicule. Je me suis présentée et j'ai demandé où je pourrais trouver le responsable. J'ai tout de suite remarqué la présence de Junior – aux cheveux parfaitement coiffés – qui avait l'air surpris de me voir ici.

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Du coin de l'oeil, j'ai enfin aperçu Ernesto. Il portait une casquette de baseball et une veste de travail blanche. Ses bottes étaient recouvertes de poussière. J'ai échangé quelques plaisanteries avec le responsable, un homme sympathique âgé d'un cinquantaine d'années originaire du Salvador. Ernesto m'avait dit de lui : « C'est un bon chef, il ne nous maltraite jamais. » Je n'ai pas posé de question sur Ernesto et sur son statut de mineur, mais je savais que le contremaître se rendait compte qu'il n'était qu'un enfant et que la situation était parfaitement illégale.

Je n'ai pas posé de question parce que je ne voulais pas qu'Ernesto ait des problèmes, mais aussi parce que ce n'était pas le bon moment pour se perdre dans des considérations morales. Après tout, Ernesto avait besoin de ce travail pour survivre. Le responsable, un ancien fermier qui avait été promu, et les autres travailleurs avaient leurs propres soucis – ils n'avaient souvent pas de papiers, avaient besoin d'argent et ils pensaient à leurs familles restées au pays. Tout comme l'ensemble de l'industrie agricole, ils détournaient le regard. C'est sur ce déni que l'agrobusiness prospère.

Je me suis contenté d'interroger le contremaître sur les particularités de son travail. Il m'a raconté que, durant les récoltes, des machines parcouraient les champs d'amandiers pour secouer les arbres mais qu'elles ne récoltaient pas tout. Ernesto et les autres ouvriers étaient là pour « nettoyer ».

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Amilcar derrière sa maison

Je n'ai plus vu Amilcar et Ernesto pendant quelques mois après ça. J'étais largement prise par mon travail – je donnais des cours à des enfants immigrés à Oakland en Californie. De leur côté, Ernesto et Amilcar continuaient à ramasser des amandes.

La travail ralentissait pendant l'hiver, à cause du froid et de la pluie. Aux yeux d'Amilcar, ces journées de repos forcé étaient très longues. Ernesto était de plus en plus nerveux – il avait peur d'être renvoyé chez lui, et le manque de travail impliquait plus de difficultés financières pour lui. D'autres garçons qu'ils connaissaient avaient choisi de déménager à la recherche d'autres récoltes à effectuer. Mais Ernesto et Amilcar avaient peur de se déplacer. Ils connaissaient Mendota, ils avaient des relations et se sentaient suffisamment protégés. Pour rajouter au sentiment d'insécurité, la Californie avait déclaré l'état de sécheresse. Certains fermiers avaient décidé de ne rien planter pour l'été, et Amilcar et Ernesto se contentaient d'attendre.

Au début du mois de janvier, Ernesto a ouvert une lettre qui contenait une invitation à comparaître devant une cour de justice spécialisée dans le domaine de l'immigration. Cette audience aura lieu à San Francisco en juillet 2015.

Ernesto a mis un moment pour déchiffrer cette lettre, mais sa réaction a été brutale : il était sous le choc. Il devait donc attendre jusqu'en 2015 pour connaître pour son sort, car le tribunal était surchargé. Deux ans se seront donc écoulés entre son arrestation et son audience devant un juge.

C'était une daté clé de son histoire personnelle. Comme de nombreux gamins avant lui, Ernesto va demeurer dans l'incertitude, à la merci des vicissitudes des tribunaux, des gangsters, des marchés, des cultures et du soleil californien.

J'ai rencontré Ernesto une dernière fois dans sa maison de Mendota. Il m'a dit – avec un ton volontairement optimiste – que le report de cette date était une bonne chose. Cela signifiait qu'il pourrait travailler aux États-Unis pendant un an de plus au minimum, et non au Honduras. « Ça me laisse du temps pour trouver un avocat, » m'a-t-il dit. Son oncle, qui était quelque part dans le nord, avait promis de l'aider.

Même avec un avocat correct, les chances d'Ernesto d'obtenir le droit d’asile étaient aussi élevées que celles de gagner à la loterie. Il lui était très difficile de prouver qu'il était ciblé par les gangs de son pays. Selon une association d'aide aux immigrés, très peu de cas d'asiles sont accordés sur la base de violences de gang. Pour résumer, Ernesto n'avait pas connu l'enfer au Honduras, il ne pouvait donc pas rester aux États-Unis.

Je lui ai demandé ce qu'il avait l'intention de dire au juge le jour J.

« Mon avocat m'aidera. Quand j'en aurai trouvé un, » m'a-t-il répondu.

Et s'il n'en trouvait pas ?

« J'imagine que je demanderai au juge si je peux rester. »

Je lui ai alors demandé ce qu'il ressentirait s'il devait rentrer chez lui.

« Si on me renvoie là-bas, je ne retournerai pas chez moi, c'est trop dangereux. » Il m'a dit que les gangs le reconnaîtraient. « J'imagine que j'irai ailleurs. »

Je lui ai demandé où.

« Eh bien… Je ne sais pas encore. »

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1 À cause des situations juridiques délicates des personnes impliquées, certains noms ont été modifiés.