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Société

Liens continus et histoires communes : huit ans entre les portraits

On m’accueille, je me fais petite, j’enlève mes chaussures et je rentre dans leur vie de tous les jours, comme elles et ils sont entré·es dans ma chambre il y a huit ans, pour se faire photographier.

Les doutes ont disparu. Place à l’affirmation, la temporalité, l’avenir ; des dos droits, des yeux concentrés sur les projets, des combats aussi, des maisons à chacun·e.

On m’accueille, je me fais petite, j’enlève mes chaussures et je rentre dans leur vie de tous les jours, comme elles et ils sont entré·es dans ma chambre il y a huit ans, pour se faire photographier. Je les retrouve aujourd’hui pour les capturer à nouveau. Construire à deux, c’est construire son soi d’après. 

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C’est précieux, ce suivi et cette confiance mutuelle. Ça s’est toujours bien passé et chacun·e se connaît sans se connaître. J’ai envie d’une exposition à Bruxelles, pour que tout le monde se rencontre. Nine aimerait qu’on parte tou·tes ensemble en voyage et ça me fait rire. Magda, elle, me demande si j’apparais dans le projet en autoportrait, comme avant, puis on se rappelle ce jour où j'ai dû faire une IVG pendant le projet. Elle me dit : « Toi aussi t’évolues, d’un avortement à une envie d’enfant. » J’ai trouvé ça touchant. 

Travailler de façon instinctive, c’est aller chercher des endroits de sincérité, de franchise. Et documenter, c’est travailler dans la lenteur et la durée. La photographie, quant à elle, est le médium qui m’a amenée à la rencontre du temps des autres. En rentrant de Bruxelles pour Lyon, où j’habite maintenant, je pense à ce lien de « confiance », ni familial, ni amical, ni amoureux, mais ce lien qu’on a inventé tou·tes ensemble durant ces huit années, qui nous permet de nous retrouver de temps à autre pour faire un point. 

Merlin – de 19 à 26 ans

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Merlin me prépare une cafetière italienne tout en me racontant ses nombreux projets « d’homme libre ». Il est maintenant installé loin du centre de Bruxelles, mais toujours en squat pour le militantisme des loyers, avec son chien et sa compagne de 36 ans, joueuse de hockey professionnelle. Toujours aussi bavard, avec une voix grave, de la barbe sur sa peau blanche, une sensation de plus grand, d’une présence forte et ancrée. Sûr de lui. Conviction et éthique. 

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Entre un voyage au Chili dans deux jours et la préparation d’une expédition polaire, la tête sur les épaules, les idées claires, le mental toujours affiné pour se grandir encore plus, une envie de môme d’ici deux ou trois ans et trouver un endroit avec de la vue sur les montagnes. Je photographie son torse aujourd’hui couvert de tatouages.  

Aurora – de 18 à 25 ans 

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Je retrouve Aurora dans son atelier d’artiste qu’elle a depuis un an, à Bruxelles. Des cheveux noirs aux cheveux bordeaux, elle est belle et grande, avec ce même sourire. En pleine préparation d’exposition, elle me raconte sa découverte de Marseille, sa renaissance il y a un peu plus de deux ans, son art pop pour tisser un lien avec ses origines kosovares et ses émotions d’aujourd’hui, son amour sain qui lui fait à manger et lui rajoute des kilos qui lui vont bien, sa maman qui commence à guérir – d’ailleurs, elle passe après pour l’aider et ça me parait encore surréaliste.

À mille à l’heure et ancrée dans sa vie, entre Bruxelles et Marseille, elle peint des couchers de soleil. Je la photographie devant ses toiles et elle pose de manière assumée en femme forte, dans son miroir, de près, mais la lumière de novembre est trop faible. On compte se voir sous le soleil de Marseille et continuer ce projet dans sa longueur. 

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Nine – de 18 à 25 ans

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Retrouver Nine dans son nouvel appartement. La première phrase est celle d’un diagnostic. Aujourd’hui, elle est à quatre mois de traitement. On parle d’amour, de simplicité et d’évidence, de sobriété. De choses simples qui permettent la bienveillance et donc de la reconstruction. Il y a le premier rayon de soleil dans le ciel belge depuis mon arrivée et il est là pour elle. Je prends une photo. 

Aujourd’hui, elle a décoloré ses mèches mais elles sont devenues couleur lilas. Elle me montre ses carnets qui ont changé, où l’écriture est droite et calme, l’opposé d’un passé. Malgré tout, une peur du basculement toujours présente, peur de craquer à nouveau, peur de tout déconstruire. Tout se fait petit à petit mais sur le bon chemin. On parle du travail et de la stabilité. Nine a toujours cette voix calme et ses yeux verts mélancoliques. Elle change plusieurs fois de vêtements et râle, puis relativise car râler pour ça, c’est mieux que toutes les tempêtes traversées avant. Trois cafés et quatre cigarettes. Elle me dit : peut-être que tu vas photographier la crise d’adolescence de ma fille un jour. 

Eli – de 17 à 23 ans 

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Je retrouve Eli dans son ancienne chambre, qui est son nouvel appartement, on ne s’est rencontrées qu’ici et tout a changé : une cuisine à la place du canapé et des tapis partout. Elle me dit d’emblée : « C’est symbolique que t’arrives maintenant, parce que je deviens “adulte”. J’ai presque fini mes heures de conduite et je fais des demandes de stage. » Elle me demande aussi des nouvelles d’Alex, qui était anorexique à l’époque. « Je suis stable », ces mots reviennent. Elle me parle aussi de son rapport à l’alcool, avant et aujourd’hui, avec ses temps calmes qui sont précieux. Elle prononce plusieurs fois le mot « éthique ». 

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Je fais les photos avant de poursuivre, car la lumière baisse vite. Quelques portraits au même endroit qu’il y a huit ans, un plan large de son appartement meublé, à l’époque vide. Elle me parle de sa maman qui lui parle elle-même de sa mort, de l’importance des souvenirs et de se mettre à écrire dès aujourd’hui. L’amour aussi est un thème. « Aujourd’hui, j’ai jamais été aussi bien dans ma vie. » 

Magda – de 16 à 24 ans

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On cherche ensemble l’âge exact qu’elle avait quand je l’ai rencontrée. Je la retrouve dans sa colocation, où elle partage sa chambre avec son copain depuis bientôt un an et demi. Toujours habillée en noir, cheveux noirs. Elle ne change pas. Déterminée comme toujours. Elle me fait un café et me montre sa chambre, où je photographie sa position figée depuis toujours aussi. Elle a eu un déclic avec des psys il y a deux ans, après un diagnostic de dépression chronique, elle pose des mots sur sa tristesse quotidienne et son suivi l’a énormément aidée. En pleine recherche de stage en criminologie et de boulot étudiant, elle me dit qu’elle va mieux mais qu’elle n’a pas l’impression de changer. Elle a calmé les soirées et les crises d’angoisses aussi. Elle me parle de Vlad et Natalia qui sont toujours ses ami·es, qu’il faudrait que je vienne en été pour photographier leurs corps quasi tout tatoués. Elle me dit : « J’ai hâte de voir tout le projet quand on sera vieilles. » 

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Quelques images avec le ciel gris et toujours le froid dans ces appartements d’étudiant·es pas chauffés. Et finalement, elle m’explique qu’elle rêve de partir au Canada, à Montréal, et ça depuis longtemps, pour un nouveau départ loin de tout. Qu’on se verra là-bas s’il faut continuer le projet. Toujours distante mais intéressée, reconnaissante mais timide, accueillante et introvertie, on se quitte sur l’escalier pour à « dans trois ans ». 

Yona – 16 à 23 ans

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Je retrouve Yona dans l’appart d’une amie d’amie. De son visage, rien n’a changé, elle parle toujours aussi vite et son sourcil droit se lève à chaque parole. Elle est partie cinq ans à Londres et elle avait 18 ans la dernière fois qu’on s’est vues. Elle me raconte sa vie d’étudiante, à vivre d’appartement en appartement, avec des rencontres compliquées, peu d’argent, du job étudiant épuisant, une vie londonienne éreintante. Mais elle préfère ça que vivre à Bruxelles et elle trouvera tous les moyens pour y retourner. 

Elle reste seule et vit pour ses projets, en amour « avec elle », me dit-elle. Un rayon de soleil passe et je la prends en photo dehors comme d’habitude. Toujours sa mèche blanche et son visage d’enfant. 

Noémie – de 18 à 26 ans

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Je retrouve No dans son nouveau squat, à quelques mètres de son ancien où, depuis plusieurs années, elle vit dans le froid. Elle a des cernes de fatigue mais toujours ce grand sourire. Toujours aussi grande aussi. On se met dans une petite pièce où on branche un chauffage. Elle me raconte sa vie de militante, dans son stage où elle travaille en suivi pour les IVG, sa vie à mille à l’heure. On se raconte mutuellement nos vies ; on est proches, les nouvelles de nos parents en font partie, l’amour aussi. On aimerait se voir ailleurs qu’à Bruxelles. Noémie n'est plus avec Camille depuis un moment, mais avec un garçon maintenant. 

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On fume des cigarettes, emmitouflées dans des plaids. Je fais des photos avec une lumière sombre dans sa chambre froide. On fait une photo ensemble aussi. 

Vlad – de 20 à 27 ans  

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Retrouver Vlad chez lui pour la première fois après sept d’absence. La même coupe de cheveux malgré ses périodes capillaires différentes, le hasard a bien fait les choses. Jour gris et photo sur le toit comme il y a sept ans. Il me montre ses appareils photo, ses livres et sa passion pour certaines lumières. Il crée des images de sa tête par la 3D, et il est aussi graphiste. 

Il est entièrement en noir et porte un collier avec une lune qu’il affectionne. Toujours très calme, il accepte qu’on fasse quelques portraits. On se dit à très vite aussi.  

Natalia – de 16 à 24 ans  

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Revoir Natalia dehors, un jour un peu gris, juste avant mon train. Les photos ne reflètent pas forcément la Natalia d’aujourd’hui car dans ses mots, elle est solaire et alignée. Elle va bien, enfin ! Elle est amoureuse de son meilleur ami, Liam. L’amour lui a apporté toute cette stabilité de vie et de sentiment. Elle me raconte ses études de psycho, son chien qu’elle aime, ses projets pour plus tard. On discute énormément de l’amour. 

Elle me dit que malgré le froid, c’est un très chouette moment, qu’on est toujours là depuis tout ce temps, un lien de confiance nous relie. On aimerait faire des photos cet été avec Vlad et Magda, ensemble. Natalia a maintenant les cheveux au carré et blancs, ses yeux sont calmes et posés. Je découvre en elle une douceur que je ne connaissais pas, une tendresse envers elle-même qui m’apaise. On en devient confidente l’une pour l’autre. 

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Suzanne – de 17 à 25 ans  

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Se retrouver chez Suzanne, à Toulouse. Chez sa maman, dans sa chambre d’ado. Rencontrer sa mère et trouver la franchise dans leur famille, dans leur rapport mère-fille. D’une sincérité et d’un accueil égal aux yeux bleus de Suzanne. Se retrouver, être toujours impressionnée par sa personne et son pouvoir d’être si à l’aise, d’un naturel déconcertant à me demander ce que je raconte après tout ce temps, en train de manger sa salade. Se raconter plusieurs années, l’envie de l’écriture, des projets à la campagne, de quitter la ville.  

Aller dans sa chambre et la photographier nue comme avant, découvrir mille tatouages. Toujours à l’aise et belle. La filmer et la laisser parler. Un moment hors du temps où je retrouve mes souvenirs bruxellois, une histoire commune d’adolescente mais aussi de femme. Parler des limites et du corps. Toujours laisser place à la sincérité. On se dit se revoir bientôt dans l’Ariège, quand elle aura des chevaux.  

Manna – de 20 à 28 ans  

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Manna vient me chercher à la gare de à Montpellier. On refait le fil de Bruxelles : qui est parti, quand et pourquoi ; comment va Nine ? Puis on arrive dans son appartement, qu’elle partage avec son compagnon. Elle me fait une salade de tomate burrata et me montre ses plantations sur son balcon, tout ce qu’elle fait de ses mains minutieuses et fortes qui lui servent à créer toutes sortes de projets qu’elle mène. Elle me raconte son travail dans le BTP, le milieu masculin, le harcèlement, de son besoin d’espace et d’indépendance. On parle aussi du passé et des révélations, des zones grises, des viols, des isolements, des doutes et des colères trop quotidiennes après ces événements. On cite des livres mais aussi des soirées entre amies. 

On se met dans sa chambre – leur chambre, mais aujourd’hui c’est la sienne, où elle peut me raconter tout ce qu’elle a envie de dire. Le reste est en image et dans ma caméra. Elle prend ce temps pour nous, elle m’offre un livre, symbolique soit-il.

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