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LE NUMÉRO DES GENS QUI EXPLOSENT

André S. Labarthe

André S. Labarthe est critique de cinéma, cinéaste, acteur, poète-boxeur et voyou érotomane. Il a tourné plus de 200 films tous supports confondus. Et il fume des Gitanes Maïs. Il joue son propre rôle dans les films de ses amis : celui d'un vague...

André S. Labarthe est critique de cinéma, cinéaste, acteur, poète-boxeur et voyou érotomane. Il a tourné plus de 200 films tous supports confondus. Et il fume des Gitanes Maïs.

Il joue son propre rôle dans les films de ses amis : celui d’un vague documentariste. On le voit notamment dans

L’Amour fou

de Jacques Rivette, sans doute l’un des plus grands films sur la période 68, puis dans

À bout de souffle

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où il interviewe Jean-Pierre Melville, et ensuite dans

Vivre sa vie et Allemagne année 90 neuf zéro

ou encore

Les Enfants jouent à la Russie

de Godard. Tous ceux qui comptent ou ont compté dans le cinéma sont passés devant son objectif ; la liste est incroyablement longue, mais en gros : Lynch, Fritz Lang, Cukor, Hitchcock, Godard, Cassavetes, Fuller, Cronenberg, Moretti, Ford, Walsh, Mamoulian, Scorsese, Rohmer et des tas d’autres. Il a inventé la critique filmique du cinéma en fondant la collection

Cinéastes de notre temps

, mais a également su s’ouvrir aux autres arts comme le théâtre, la danse ou la littérature.

Voyeur invétéré, il s’est bourré la gueule au bourbon dans sa piaule d’hôtel à Hollywood en compagnie de John Ford, avec Seymour Cassel en témoin caméraman. Il a shooté en travelling des décharges d’ordures à Nouméa, fréquenté les putes de Hambourg et fumé des joints d’herbe avec Cassavetes en faisant du tuning. Ce mec est un putain de dinosaure de l’histoire du cinéma, une légende vivante. Avec lui, on a parlé de Nouvelle Vague et de plein d’autres trucs.

Vice : J’ai vu que vous aviez des livres du Terrain Vague chez vous.

André S. Labarthe :

Éric Losfeld.

J’ai toujours aimé Le Sadisme au cinéma, qu’il a édité. Y’avait pas un livre d’Ado Kyrou chez lui ?

Amour-érotisme & cinéma

. Enfin Kyrou, ça été un des premiers auteurs « sérieux », si tu veux. D’ailleurs, il a fait des choses sérieuses Éric Losfeld, en dehors des pornos.

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Quoi donc ?

Il a travaillé avec les surréalistes, Bellmer, Benjamin Péret…

Ah ouais, il a aussi édité les poètes de la Génération Électrique et de la Revue Bizarre, non ?

Non ! Non ! Tu confonds, Pélieu, Bulteau et Messagier étaient chez l’autre, Jean-Jacques Pauvert. Même Bourgois, je crois. Pour la

Revue Bizarre

, c’est juste les deux premiers numéros, le numéro « Granville » et le numéro « Gaston Leroux ».

Tous ces trucs sont introuvables, maintenant.

Peut-être que si on cherche avec obstination sur Internet, on peut trouver. Mais j’aimais beaucoup Losfeld parce que c’était la marge totale dans l’édition de ces années-là. Je parle des années cinquante et soixante. Moi je l’ai fréquenté, comme ça, le soir la plupart du temps. J’allais aux

Cahiers

et puis j’allais chez Losfeld… Je l’adorais.

Pourquoi tu disais « en dehors des pornos » tout à l’heure ?

Il publiait des auteurs surréalistes ou dissidents. Puis en dehors de ça, il faisait – et c’est ce qui faisait tourner la boîte, d’ailleurs – du porno clandé.

« Clandé » ?

Sous le manteau, il avait toute une production ! Attends, il y a plein de gens qui ont écrit pour lui… Isidore Isou, des gens qu’on ne connaît pas, des gens connus… J’en ai même écrit deux pour lui.

Ah, ah. C’est quoi les titres de ceux que tu as faits ?

Je ne sais pas ! Je les ai donnés sans titre. Comme il refaisait les titres et inventait les pseudos, je n’ai aucun moyen de savoir, sauf à tomber dessus par hasard. J’en ai écrit parce que j’avais besoin d’argent. C’était basé sur des expériences vécues, mais j’ai dû ôter des scènes pour que cela paraisse vraisemblable. Je ne dis pas ça par prétention mais par souci de réalisme.

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Tu suivais une méthode particulière pour écrire tes scènes de cul ?

Absolument : je me levais vers 4 heures du matin et j’écrivais pendant trois, quatre, cinq heures sans discontinuer. Jusqu’à ce que j’aie fini. Ce qui m’intéressait, c’était de trouver un mode de rédaction rapide. Le texte que je ­tapais à la machine à écrire ne devait subir aucune reprise et je ne revenais jamais dessus. J’avançais sans même avoir relu ce que j’avais écrit la veille. C’était une expérience pour moi, une forme d’écriture proche de l’écriture ­automatique.

À l’époque, tu faisais différents boulots d’écriture, non ?

Oui. Pendant que je rédigeais des pornos, j’écrivais aussi dans une revue catholique,

Radio Cinéma Télévision

, qui est devenue par la suite

Télérama

. J’étais loin d’être le seul critique de ciné là-bas. Il y avait André Bazin et Luc Moullet. Jacques Siclier aussi. Et moi, je me suis fait foutre dehors à propos d’Antonioni et de son film Femmes entre elles parce que je l’avais qualifié de chef-d’œuvre. Ce film ne correspondait pas à la ligne catholique de la revue. Ça les a outrés. Du coup, j’ai été convoqué.

Dans leur logique, le film faisait l’éloge de l’adultère, c’est ça ?

À l’époque, on ne pouvait pas dire qu’on aimait ce genre de films. Mais on le savait. Tous les mardis on se réunissait pour se « partager » les films. Ensuite on rendait notre copie avec un double titre : le titre du film plus un sous-titre qui était le titre de l’article. Et donc parfois j’arrivais avec des contrepèteries plus ou moins fines du genre, « Escalope à la salade », qui voulait dire en réalité « Escalade à la salope ». Dans une revue catholique ! [

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Rires

]

Mais quand, en 1965, vous êtes retourné dans cette salle de rédaction pour filmer leurs réactions et commentaires, dans le cadre de votre documentaire sur Godard, c’était une manière de leur dire : « Je vous emmerde, vous m’avez peut-être viré mais je continue la critique, et en plus je fais mieux puisque je ne l’écris plus, je la filme ! »

Le privilège de s’entretenir avec un cinéaste de la manière qu’il connaît la mieux : le film ! Il connaît tes problèmes, quand tu dois refaire une prise, les fins de bobine, etc. Et s’il est bon, il sait se placer devant la caméra, devant le micro. Je crois qu’un bon cinéaste est obligatoirement bon acteur, à quelques exceptions près. Tu vois ? Le cinéma est un sport complet.

Est-ce que vous revendiquez votre appartenance à ce que l’on a appelé plus tard la Nouvelle Vague ?

Oui. Je suis acteur et observateur à la fois, c’est ce qui m’intéresse. Enfin, plutôt qu’observateur, voyeur ou analyste.

Il y a une autre idée qui identifie cette vague nouvelle, c’est celle de la vocation contrariée ou suspendue de la littérature.

Ils voulaient faire comme Rohmer : écrire un roman à la NRF. Ah, ah. Mais pas moi.

Mais vous aussi êtes venu à Paris pour écrire ?

Pratiquement, oui. C’est d’ailleurs Truffaut qui m’a fait entrer aux

Cahiers

. On se croisait souvent et un jour il m’a demandé si je voulais bien écrire sur Jonas Sternberg, ou Buñuel – je ne sais plus. Enfin pour te répondre, Astruc, Rohmer, ils ont commencé par des romans, aussi. Moi, j’étais très marqué par le surréalisme, j’avais plus envie de publier des poèmes que de faire des films mais c’est arrivé en même temps. Il y a eu un événement très important pour moi, ça a été la construction de la cinémathèque de Langlois.

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Pourquoi ?

Parce qu’on a enfin pu voir ce qu’était le cinéma, en dehors de tous les films qui sortaient en salles. Bazin d’abord, puis Langlois. Bazin, parce que j’étais en province et que je lisais ses analyses qui m’ont énormément influencé. Les surréalistes étaient cinéphiles, ils adoraient le cinéma. Regarde les films de Chaplin pour Aragon, ou Éluard qui adorait

King Kong

, Péret qui vouait une admiration sans bornes à

Peter Ibbetson

de Hathaway. Ils ont même fait des films, ces gens-là.

Parfois le Dimanche.

Oui, ils aimaient récupérer des films aux objets trouvés et c’est pour cela que

L’Âge d’or

de Buñuel était le film que je plaçais au-dessus de tout, même si je ne l’avais encore jamais vu ! Car on a mis plus de trente ans à le voir, ce film.

Il n’est ressorti que dans les années 1980. Et puis comme dirait l’autre, « les plus grands films sont ceux que l’on ne voit pas ».

Oui, c’est formidable. Si un film de Godard sort et que je ne l’ai pas vu, on m’en parle, on m’en dit deux, trois mots, eh bien ce film va déjà commencer à m’influencer.

Vous entendez par là que ce n’est pas le film lui-même qui vous influence ?

Quelquefois si, mais enfin, je ne vais jamais regarder un film pour savoir comment est ce gros plan-ci ou ce ­travelling-là, pour connaître les effets machin, etc. Ça, ça ne m’influence pas du tout. Non, ça passe par l’oreille, tel film je sais déjà qu’il m’influence alors que je ne l’ai pas vu, pas encore. Je suis sûr que Jean-Luc est comme ça aussi. Il n’en a pas besoin. Il a une certaine façon de consommer les films, de voir dix films dans l’après-midi. Il peut en couper un au bout de dix minutes.

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Aux Cahiers, il était possible d’écrire sur des films pas ­encore vus.

Oui, on pouvait affirmer que le film d’Untel était mauvais sans même y être allé.

Ce qui paraîtrait totalement immoral aujourd’hui. Il y a le début d’une fiction de Pascal Bonitzer où le héros – un critique de cinéma – se fait humilier après avoir avoué qu’il a écrit une critique sur un film qu’il n’a pas vu.

J’ai mieux ! Une fois, Truffaut a fait une liste des films à voir de l’année suivante. En janvier, il disait : « Voilà quels seront les bons films. » Toc une liste. Et : « Voilà quels seront les mauvais. » Toc, une autre liste. Et n’empêche qu’au bout du compte il avait raison, c’est ça le pire.

En résumé, votre style peut se percevoir selon trois modalités. D’abord, se débarrasser des apriori de départ. Ensuite, créer une véritable distance avec l’objet filmé, une sorte de nonchalance presque dédaigneuse.

Oui, laisser aller le film. Laisser sourdre un genre ­d’impertinence.

Comme si filmer pour vous n’était pas…

… Essentiel. Rien n’est essentiel, en effet, sinon le hasard. C’est ce que nous enseigne le cinéma dans ses meilleurs moments. Lire à ce sujet les trois pages imparables de Nazim Kleton. Mais qui les a lues ? Hein ? Mais qui ? QUI ? Qui connaît Nazim Kleton ? NAZIM KLETON, CELA VOUS DIT QUELQUE CHOSE ?

Euh, non. Je connais Nazimova mais j’imagine que ce n’est pas ça. Finalement, prendre tout cela par-dessus la jambe, ça se rapporte à une sorte de goût aristocratique de déplaire.

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Oui, ce choix vaut pour l’exercice de la solitude.

Ce qui justement nous amène à la troisième attitude qui est : à partir du moment où il n’y a pas de préconceptions, où vous êtes peu impliqué, on pense à un genre de sagesse asiatique. Vous laissez le réel entrer dans le jeu et il arrive d’autant plus fortement.

Le réel non débarrassé de ses scories. Il arrive avec tout ça. Ces scories qu’on appelle le hasard. Elles arrivent, et si on les considère, ces scories, c’est prodigieux. J’adore. J’adore tout ce qui vient interrompre, tout ce qui vient polluer un entretien, par exemple.

L’accident.

Une fois, à New York, on filmait William Forsythe, le chorégraphe. On tournait dans son studio et un matin, on a découvert qu’il avait été inondé. Il y avait 30 cm d’eau dans le studio.

Et du coup, qu’est-ce que vous avez fait ?

Je leur ai dit : « On va filmer. » On voyait l’eau et la troupe qui répétait tout au fond, là où il y avait moins d’eau et nous, on filmait les danseurs pris dans l’eau. C’était devenu une espèce d’élément extraordinaire. On a placé un travelling pour traverser l’eau.

Ça me fait penser à la façon dont Orson Welles savait lui aussi intégrer merveilleusement les accidents sur ses tournages ou au théâtre.

Ah ! La scène des bains turcs dans

Othello

 ! Le costumier s’est barré avec tous les costumes. Welles a fait sa scène avec les comédiens juste habillés de serviettes-éponge.

Tu te situes entre Orson Welles et Jean Painlevé, quoi.

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Painlevé découvre, Welles expérimente. Si cela avait quelque importance, je me situerais, oui, entre ces deux pôles du cinéma. Le passé et le futur. Le hasard et la maîtrise. Le documentaire et la fiction. Mais au fond, tout cela n’est que foutaises.

Hein ?

La dialectique a fait son temps. Nous en sommes les enfants. Bancals. Pourquoi vouloir réconcilier deux éléments qui s’opposent ? La paix à tout prix ? Nous vivons vraiment une époque de médiateurs. La paix avant tout – et à quel prix ? [

À ce moment-là, des déménageurs passent et font tomber un vase juste devant nous.

] Pas franc le bruit. Dommage.

Vous avez une théorie sur le verre qui se brise ? Ça hante un grand nombre de vos films. C’est fou qu’on vienne ­d’assister à ça.

Oui, mais peut-être qu’on s’y attendait trop, justement. Le cinéma n’est pas à l’affût du spectaculaire. Son domaine, c’est la déception des images et, parfois, leur dissipation. Le 24 images/seconde n’a qu’une morale – j’allais dire un seul souci : faire que ce foutu verre existe. Et non pas son image.

Vous avez envie d’autre chose ?

J’ai envie de me mettre en circulation dans la vie. Il y a quelque chose de plus fort que le cinéma, c’est la vie. Par tous les bords, elle arrive, elle dérange tout, la vie c’est quelque chose qui dérange tout le temps. La vie, c’est aussi le temps, la durée. À ce moment-là, on a un sentiment de réalité, le réel saute au visage avec force. Sinon on est dans le rêve. Les surréalistes ont essayé de rapprocher le cinéma du rêve. Mais le cinéma, c’est le contraire, c’est un moyen de rester en éveil tout le temps.

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Vous pensez à des films en particulier ?

Les films que j’aime, comme

L’Âge d’or

de Buñuel, ne rentrent pas dans l’onirisme, jamais. C’est le contraire, ça me réveille. C’est du cinéma fait au présent. Renoir aussi.

Mais la limite entre la vie et la fiction est parfois effacée par les cinéastes comme Godard, par exemple. D’ailleurs, vous avez participé à son premier film, non ?

Chez Godard, aucune direction d’acteurs. Un texte, c’est tout. Il te prend comme tu es, c’est-à-dire pour ce que tu es. On ne sait plus si c’est du documentaire ou de la fiction.

Il a utilisé le terme « film-action », j’aime bien ça. J’imagine que vous traîniez le soir avec lui du côté de Saint-Germain et que vous deviez avoir des scénarios de drague assez rodés.

Les rendez-vous avec Jean-Luc, c’étaient les bistrots, son bureau rue Marbeuf ou les restaurants. Le chinois qui était à côté de son bureau, par exemple. Et toujours dans des buts précis.

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Ah d’accord, pas de drague alors ?

Ce mot même me semble incompatible avec l’image que donnait Jean-Luc de lui-même, contrairement à Truffaut. Un jour, cependant, ou plutôt une nuit, vers trois heures du matin, j’errais du côté des Halles. C’était au début des années 1960, quand ce quartier existait encore. Au détour d’une ruelle je suis tombé sur Jean-Luc : on se serre la main, chacun un léger sourire aux lèvres et on se quitte très vite. Deux heures plus tard, à quelques rues de là, nous voilà à nouveau nez à nez. Franche rigolade. J’ignore ce qu’a pensé Jean-Luc. Pour ma part, la question que je me posais était : « Jean-Luc serait-il allé aux putes ? » Je n’en sais toujours rien, mais quelques mois plus tard sortait

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Vivre sa vie

, avec Anna Karina qui incarnait une pute et dont Jean-Luc m’avait demandé d’incarner le mari.

Pour en revenir au rêve, on oublie souvent que jusqu’aux années 1970, faire la critique d’un film était compliqué : pas de DVD, DIVX, VHS… Si on voulait voir un film, il fallait se déplacer dans une salle de cinéma.

Quand on essaye de faire une histoire de la critique, il faut tenir compte de cela. Maintenant, les critiques peuvent voir et revoir cinquante fois le même film dans la soirée, s’ils le veulent. Avant, il fallait aller le voir une, deux, trois fois, payer sa place… Je suis partisan de la première vision, même s’il y a des manques, même si on loupe des choses, parce que ça fait partie du film.

Et les oublis ?

Ce n’est vraiment pas grave. Le film objectif n’existe pas. On peut le voir cent cinquante fois, on aura toujours loupé un petit truc. Il faut tenter l’analyse de soi par rapport au film, c’est tout. Les effets que le film a sur nous. C’est l’une des différences avec le livre.

La technique était un problème dès le début puisque le ­cinéma, c’est d’abord une invention technique avant d’être un art.

Ce n’est même que cela. Le cinéma s’est très vite lancé dans une course au contrôle des moyens dont il disposait. L’invention du studio symbolise ce contrôle tous azimuts. Le studio permettait le contrôle de la lumière, plus tard le contrôle du son – pas de bruits parasites. Puis le maquillage a permis le contrôle des visages, etc. Grâce au maquillage, les filles devenaient bandantes ! Ça a même créé le sex-appeal.

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La vamp, la femme immortelle.

Mais le grand problème des studios était celui du temps. Le Temps avec un grand T s’il te plaît, comme dans « T-shirt mouillé ».

Ah, ah, je vois.

Le temps a été l’ennemi n°1 du cinéma – du cinéma qui se voulait l’art du temps ! Quand je dis l’ennemi du cinéma, je veux dire du spectateur et, par conséquent, du cinéaste lui-même. La peur de l’ennui, quoi ! Que faire avec le temps ? Le cinéma a très vite trouvé la solution.

Laquelle ?

Il fallait le domestiquer. Le manipuler comme on manipule tous les autres éléments du film. Et inventer ce qui allait devenir le moteur le plus performant du cinéma, le suspense. Le suspense, c’est du temps manipulé. C’est un TGV qui arrive à l’heure. Dès lors, il n’y avait plus de problème avec le temps. Jusqu’au jour où…

Quoi donc ?

Alors un jour à Cannes, on est tombés des nues. Un film,

L’Avventura

d’Antonioni, a démontré, magistralement, que le cinéma avait jusque-là oublié que son personnage principal était précisément le temps, le TEMPS avec des majuscules partout. Scandale évidemment. Car le temps, c’est l’insupportable même. Jusqu’ici le suspense avait réussi à rendre le temps supportable. Or le temps, je le répète, c’est l’insupportable même. C’est ce qu’a prouvé la projection du film à Cannes où les gens sortaient, n’en finissaient pas de sortir de la salle. Ils ne supportaient plus ce temps qui n’était plus domestiqué selon la loi du suspense mais déboulait sur l’écran dans toute sa sauvagerie. Un temps qui n’allait nulle part. Un temps qui n’était plus un moyen de locomotion pour aller d’un point A à un point B. Un temps qui brouillait les cartes.

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Dans L’Avventura, il liquide aussi le personnage principal.

Il l’avale.

Pour combattre ce temps, vous avez choisi de filmer les cinéastes.

Je n’ai rien choisi du tout ! C’est Janine Bazin qui m’a entraîné dans cette aventure, qui dure depuis 1964 maintenant. Il s’agissait de prolonger le format des entretiens avec les cinéastes qu’avaient inaugurés

Les Cahiers

dans les ­années 1950, mais par d’autres moyens. Tu te souviens ? Ah non, tu n’étais pas né !

C’est vrai, mais j’ai lu les Cahiers quand même.

L’idée originelle de

Cinéastes de notre temps

était simple : un entretien avec un cinéaste comme on en avait l’habitude aux

Cahiers

, avec en plus une caméra. Un entretien filmé. C’est alors que tout s’est compliqué.

Comment ça ?

Eh bien, on s’est vite aperçus que la présence de la caméra multipliait les approches du cinéaste que nous rencontrions. Plusieurs langages se superposaient. Les images disaient autre chose que ce que disaient les mots qui sortaient de la bouche de notre interlocuteur. Notre travail, essentiellement au montage, consistait à faire jouer ces différents langages les uns contre les autres. Je crois que la plupart des réalisateurs qui ont travaillé pour la série ont compris cela.

Si vous deviez vous présenter à une jeune fille de 20 ans, qu’est-ce que vous diriez ?

Ça dépend de la situation. Si ça se passe dans un café, je dis : « Je m’appelle André et je fais des films », alors ils demandent toujours : « Ah ! Des films ! Mais avec quelles vedettes ? » Alors je réponds : « Ben y’a pas de vedettes dans mes films… »

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Et alors ?

Alors ils n’arrivent pas à se faire une idée de ce que je fais. En fait je suis comme ça, j’accumule les preuves de rien.

Est-ce que cette réputation d’accumulateur de rien vous a poursuivi jusqu’à Hollywood ?

Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

Ben… Comment vous vous arrangiez avec eux au moment du tournage – ils devaient bien se rendre compte de ce rapport que vous aviez avec les accidents de parcours pendant les tournages ?

Tu veux dire mon rapport au « hasard » ? Peu de chose échappe au hasard.

Ça me fait penser à Cendrars qui affirme que Hollywood est le nombril du monde. Vous allez dans un bar et paf! vous tombez sur Delmer Daves. Je crois me rappeler que vous avez vu Joan Collins se faire mettre dans les chiottes par deux fervents admirateurs.

Je t’ai dit ça ?

Ouais. Alors en 1964, vous débarquez à Hollywood avec Peter Knapp.

On avait deux contrats à honorer. Premièrement, faire un docu sur la Warner et deux, un film sur le genre western.

Ah OK ! Pas un film sur un cinéaste, mais plus sur le ­cinéma… Pourquoi la Warner ?

J’ai feuilleté un bottin et je me suis rendu compte que plein de gens importants étaient encore en vie : Cukor, Vidor, ­Capra, Mamoulian, Ford, Hitchcock… Il suffisait de relever leur adresse et de se mettre à filmer. Nous avions de quoi faire vingt films ! À l’ORTF, ils avaient compris, et c’est pour ça que Jean José Marchand nous a donné son accord pour que l’on prolonge notre séjour. Hé, c’est ce qu’on a fait.