Je bosse dans un centre d’aide aux victimes

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Je bosse dans un centre d’aide aux victimes

Mariages qui tournent au drame et conversations avec des paranoïaques : mon job est de secourir la France que l'on ne voit pas.

Une avocate d'une trentaine d'années entre dans mon bureau. « J'ai une victime de viol qui aurait besoin de voir quelqu'un. Elle devait passer aux assises aujourd'hui mais l'auteur a essayé de se suicider dans sa cellule et l'audience est reportée dans 18 mois. »

Je travaille dans une association dédiée à l'aide aux victimes. Depuis quelques mois, suite à une loi soutenue par le Ministère de la Justice, tous les Tribunaux de Grande Instance de France sont dotés d'un bureau dédié à cette tâche. Du coup, la plupart de gens auxquels je parle de mon job, me disent : « En fait, ton boulot c'est d'écouter des gens se plaindre toute la journée ? » Oui, c'est à peu près ça. Mais c'est également précisément tout sauf ça.

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Mon travail est d'expliquer le droit et la procédure pénale à des gens à qui il est arrivé des horreurs, tout d'abord. Mais aussi, à ceux dont on a simplement rayé la voiture. Je m'entretiens avec eux par téléphone ou de vive voix, et comme c'est un lieu d'accueil, il n'y a aucun filtre. Je m'occupe de la prise en charge des victimes d'infractions pénales sur un plan juridique et psychologique, à tous les stades de l'infraction, du dépôt de plainte, au jugement et éventuel recouvrement des dommages et intérêts. On rentre 140 nouveaux dossiers par mois en moyenne, donc entre 4 et 5 par jour (le reste du temps, ce sont des suivis de dossiers), dont 40 % de violences conjugales et 10 % de crimes dits « durs » – terrorisme, viols, meurtres, braquages, agressions sexuelles sur mineur. Le reste est composé de violences volontaires, d'accidents de la route, de cambriolages, et de vols simples divers et variés.

Je reçois des profils assez variés : ce sont des gens qui font un peu tous les types de boulots. Néanmoins, il s'agit quand même majoritairement de gens sans le sou. La plupart peuvent bénéficier de l'aide juridictionnelle, qui permet d'obtenir l'aide de l'État pour le financement d'un avocat, huissier ou autre, si l'on touche des revenus inférieurs à 1 800 euros par mois, par foyer. Je vois passer dans mon bureau des gens qui menacent « d'aller voir la presse » pour un conflit des voisinages, comme des parents d'enfants assassinés qui voudraient juste arrêter de remplir encore et encore, de la paperasse pour un incident qui a bouleversé leur vie à jamais. Je reçois des proactifs, qui se bougent pour essayer de faire valoir leur droit, comme des mecs qui attendent que l'on fasse cela pour eux. Et puis, évidemment, quelques cas psychiatriques évidents.

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Ça surprend toujours la première fois qu'on est confronté à la folie pure. Pas la folie du type, dans la rue, qui éructe contre tout le monde en montrant sa bite. Je veux dire, la folie qui a une sacrée tronche d'ordinaire. Moi la première fois, c'était un petit vieux, tout cambré, qui semblait tombé tout droit d'un banc corse. Il entre dans mon bureau en fermant doucement ma porte ; puis il me dit : « Oh la la la, il fait frisquet en ce moment hein, ils vous chauffent pas votre bureau ma pauvre ? »

Ce jour-là, je me suis faite avoir à cause de ma tendresse pour les gens qui n'arrivent pas dans mon bureau en pleurant. Le petit vieux m'explique donc qu'il vient parce qu'il a reçu un avis de classement sans suite pour une infraction dont il a été victime. Les gens de cet âge sont souvent victimes d'escroqueries, réalisées par un plombier ou un chauffagiste, lequel a surfacturé des travaux ou piqué un chéquier. Je lui demande de me parler de l'infraction et, s'il l'a, de me montrer la plainte qui a été classée. Il n'a pas la plainte. Bon. Au bout de deux minutes, il me dit : « En fait il n'y a pas de plainte. » OK. En fait, il me le dit à demi-mot, c'est la police qui ne veut plus prendre ses plaintes.

« La dernière fois, les flics m'ont menacé de m'envoyer en internement d'office. C'est tout de même la preuve que l'on veut me faire taire », poursuit-il. Quelqu'un, quelque chose refuse qu'il dénonce. Selon lui, sa voisine le drogue par la fenêtre ouverte. La preuve : parfois, il va très bien et puis soudain il est bouleversé de fatigue et s'endort en pleine journée. « C'est forcément que ça vient de la fenêtre. » Des gens se garent en bas de chez lui et restent dans la voiture, pour l'observer. Les voisins, à son grand désespoir, sont très riches et peuvent payer toute une équipe de détectives. C'est bien simple, les gens qui le suivent n'ont jamais la même tête. Le harcèlement des voisins fait qu'il ne peut plus travailler depuis longtemps. Il a bien trop peur qu'ils appellent son employeur pour le dénigrer. Quelqu'un l'a suivi jusqu'ici mais il sait que là, devant moi, il ne craint plus rien.

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La personne qui se trouve en face de moi, dans ces cas-là, prend directement l'aspect d'une bombe à retardement. D'autres gens attendent et il faut arriver à lui faire rapidement quitter la pièce, sans la confronter, sans l'énerver et sans risquer qu'elle devienne physiquement violente.

La méthode la plus usitée est de refiler le truc à quelqu'un d'autre. L'inviter à dénoncer ces faits auprès du Procureur de la République ou à retourner déposer plainte auprès de l'un des commissariats chez qui sa photo n'est pas placardée sur le tableau des cinglés quotidiens. J'ai essayé, bien sûr, de leur proposer des soins psychiatriques. Mais une fois sur deux, à peine ai-je émis l'idée qu'ils m'imaginent déjà membre actif du complot ourdi autour de leur personne.

Moi je ne suis ni psychiatre, ni assistante sociale. Ni infirmière. J'ai un diplôme de droit. J'ai trouvé ce job sur un site d'annonce d'emploi à la fin de mes études, j'ai fait valoir une expérience associative en tant qu'étudiante et un intérêt certain pour l'âme humaine. C'est comme cela que je me suis retrouvée promue Grand Samaritain en chef à 25 ans.

Avant de commencer, j'idéalisais l'à-propos des gens qui travaillaient dans le secteur social. Ceux qui sont d'instinct rassurants, encourageants et stimulants. Les Gérard Klein, les Pascal le Grand Frère qui savent comment réagir quand quelqu'un se fait piquer par une guêpe lors d'un barbecue et sortent le bon médicament.

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Aujourd'hui c'est mon tour de me comporter comme il faut, et personne ne m'a appris comment. J'ai réussi à bricoler quelques astuces pour faire parler les gens, pour obtenir les informations qui me permettront de les aider, sans les brusquer. J'essaie au maximum d'être bienveillante mais mes mots relèvent plus du bon sens que d'un traité de victimologie.

Parfois les victimes qui viennent me voir sont accompagnées d'un parent, qui les soutient depuis l'infraction. Quand ils me voient, certains me regardent comme un chirurgien ou un garagiste qui va pouvoir réparer la victime. « Ah, formidable ! Tu veux aller parler à la dame ? »La dame c'est moi. Comme j'ai 25 ans, deux cheveux blancs et que je ne travaille pas dans une garderie, j'ai du mal à me faire à cette idée. La plupart du temps, je ne sauve personne ; je ne peux pas revenir en arrière, faire en sorte que personne ne se fasse violer, battre ou parfois les deux. Le mieux que je puisse faire, c'est poser des rustines : donner des conseils, orienter, accompagner. Et puis parfois, je ne peux rien faire. Et on est là, hyper mal dans nos pompes à ne pas savoir quoi dire, à ne pas savoir quoi faire.

La jeune fille aux yeux baissés est venue en France de Tunisie pour épouser un ami de la famille. On sait toutes, sans se le dire, ce qui a pu se passer dans cet appartement. La jeune fille est planquée chez sa cousine, à côté d'elle.

Quand on dénonce des faits de viols ou d'agression sexuelles plusieurs années après les faits, sans aucune forme d'éléments autre que la seule parole de la victime, la plainte peut être classée sans suite. Il arrive que les victimes prennent des années à trouver le courage de dénoncer les faits et se prennent une grosse porte dans la tronche sous la forme d'un courrier avec en-tête du Tribunal : « La plainte n°–– est classée sans suite pour cause d'infraction insuffisamment caractérisée. Vous pouvez, si vous le souhaitez, contacter un bureau d'aide aux victimes. » Et à part leur expliquer comment contester, il n'y a pas grand-chose à faire. Je suis gênée parce que, eh bien non, je ne suis pas le Messie.

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Une fois, une jeune femme voilée qui baissait les yeux, est venue me voir avec une femme plus âgée aussi voilée, qui, elle, me regardait comme si j'étais une employée de mairie. Elles me tendent une plainte que je n'ai pas le temps de lire, parce que toutes deux me l'expliquent succinctement. La jeune fille aux yeux baissés est venue en France de Tunisie pour épouser un ami de la famille, qui vit et travaille en France. La rencontre s'est bien passée et ils se sont mariés quelques mois plus tard. Rapidement elle s'est retrouvée enfermée à clé, offerte au bon vouloir de son mari tout-puissant. On sait toutes, sans se le dire, ce qui a pu se passer dans cet appartement.

Depuis la plainte, la jeune fille aux yeux baissés est planquée chez sa cousine, qui est à côté d'elle. Il y a un problème : si elle ne donne pas l'apparence de filer le parfait amour avec son époux, on risque de la renvoyer en Tunisie, il y a des contrôles. C'est une question pointue de procédure administrative et de droit des étrangers, qui outrepasse mes compétences.

Je pense à plusieurs associations et, notamment, à Ni Putes Ni Soumises, vers lesquelles l'orienter. Je cite une à une toutes les associations. Et puis je bute sur Ni Putes, la dernière. Face aux gens religieux, j'ai toujours ce réflexe d'enfants qui n'ose pas dire de gros mots. Comme si la croyance fervente et disciplinée les rendait trop vertueux pour qu'on se laisse aller à parler n'importe comment. J'ai peur de dire le mot pute. Je tourne un peu autour du pot et je me dis que, tout de même, si eux pouvaient l'aider et pas les autres, je serais quand même sacrément con de pas au moins leur donner leur numéro de téléphone. Du coup, je parle de NPNS. J'utilise l'acronyme, j'explique un peu leur fonctionnement et je donne leurs coordonnées. Et puis, soudain, je panique. Et s'ils répondaient à leur numéro vert par « Ni pute ni soumise bonjour » et que, choquée, elle raccrochait ? Je préfère préparer le terrain, alors je demande : « Vous savez ce que NPNS veut dire ? » Et la cousine de me répondre : « Ça m'est égal qu'il y ait "pute" dans leur nom. Tout ce que je veux, c'est une réponse. »

C'est curieux d'entrer dans la vie des gens au moment où ils sont le moins eux-mêmes. Au lendemain d'un dépôt de plainte, on trouve des personnes sous le choc de façon plus ou moins visible. On entend souvent des phrases de type : « Oh la la je perds mes mots, qu'est-ce qui m'arrive ? », « Alors qu'est-ce qu'il faut que je fasse ? Que je me fasse justice moi-même ? », « Oui mais si je porte plainte et qu'au Tribunal ça se retourne contre moi ? » Et puis, quand ils reviennent nous voir pour préparer l'audience ou savoir quoi faire après le classement sans suite de leur plainte, on les retrouve, plus calmes. On ne les reconnaît pas forcément.

Je suis la seule juriste de mon association. Je travaille avec une collègue psychologue. Aujourd'hui, je réalise que je n'ai pas encore les épaules pour pouvoir porter quelqu'un en entier. Et les victimes, presque systématiquement, me disent avoir des difficultés à dormir, parler ou agir normalement. Alors, quand je fixe un rendez-vous aux victimes pour un entretien psychologique avec ma collègue, je me dis toujours qu'enfin, elle sera en mesure de les réparer. Mais ce n'est pas tout le temps le cas. Et elle n'a pas le temps. Faute de budget, elle n'est là que deux après-midi par semaine.

Car, dans le bureau d'aide aux victimes du Tribunal de ma ville de province, nous sommes actuellement 1,5.