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Droit d'asile

« Il existe un bon réfugié comme il existe un bon élève ou un bon soldat »

Alors que les agents de la Cour nationale du droit d’asile sont en grève contre le projet de loi Asile et Immigration, le sociologue Smaïn Laacher revient, dans un livre, sur ses 14 ans d'expérience en tant que juge au sein de l'institution.
Image : AFP

C’est un bâtiment posé en plein Montreuil, loin des ors de la République et des fastes des plus grandes institutions de l’Etat. La Cour nationale du droit d’asile (CNDA) est pourtant la juridiction administrative la plus active de France avec 47814 décisions rendues en 2017. Et pas des moindres, puisque les juges qui siègent ici sont chargés d’une mission hautement délicate : déterminer, aux yeux du droit et dans leur intime conviction, si telle ou telle personne mérite le statut de réfugié et l’asile en France.

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Cette fonction, Smaïn Laacher, sociologue de l’immigration, l’a assumée 14 ans en tant que juge assesseur représentant le Haut-Commissariat aux Réfugiés de l’ONU à la Cour. Une expérience qui lui a permis de se frotter aux arcanes de l’institution et des mécanismes juridiques mais aussi proprement humains qui peuvent faire basculer le destin d’un individu. Il offre ainsi une plongée dans un monde qui se voudrait régi par le droit et la rationalité pure, mais qui n’échappe pas aux aléas de la subjectivité, d’où le titre du livre que publie Smaïn Laacher aux éditions Gallimard : Croire à l’incroyable, que le sociologue a accepté d’évoquer pour Vice. Entretien.

VICE : Comment est née l’idée de ce livre ?
Je suis sociologue de l’immigration et pendant 14 ans j’ai écouté, observé, pris de nombreuses notes pendant ou après les séances de la CNDA où j’étais juge assesseur. Très vite, je me suis dit que cette expérience ne devait pas se perdre ; qu’il ne fallait pas que je laisse échapper des situations et des pratiques sans en comprendre les ressorts et les logiques juridiques et institutionnelles fondamentales. Bref, que le jour où je quitterais cette vénérable juridiction, il fallait que j’écrive un livre.

Pourriez-vous préciser le fonctionnement de la Cour ?
La Cour se charge de traiter les dossiers des demandeurs d’asiles déboutés par l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides) en première instance. Chaque personne est assistée d’un avocat, et chaque dossier est suivi par un rapporteur qui documente le cas précis. Le dossier est soumis à trois juges, un président et deux assesseurs, dont un représentant du Haut-Commissariat des Réfugiés. J’étais donc celui-ci. Le but de la Cour est de déterminer la légitimité à obtenir le statut de réfugié. Comme toute institution, la Cour exclut donc les uns et inclut les autres. Catégoriser les populations, c’est l’essence même d’une institution. De la même manière que l’Église, l’école ou l’armée désignent les bons fidèles, les bons élèves et les bons soldats, la CNDA désigne les bons réfugiés.

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Qu’est-ce qui différencie un « bon » réfugié, reconnu dans son statut, d’un « mauvais », qui sera débouté ?
Le bon réfugié, c’est celui qui produit un récit de persécution auquel on croit. Celui dont le récit n’est pas suffisamment crédible verra sa sollicitation de protection refusée. Les raisons sont multiples : ce peut-être par exemple suite à un mensonge sur son évasion du stade où il était détenu et dont il aurait sauté le mur alors que la cour sait, documents à l’appui, que l’enceinte faisait dix mètres de haut. Ou ce peut-être, comme je l’ai déjà vu, un requérant affirmant ne pas comprendre le français. L’interprète arrive, la première question fuse, la personne s’oublie et répond en français. Pour être crédible, les requérants cherchent donc à tenir le discours le plus légitime possible aux yeux des juges et à coller au maximum aux catégories de persécutions édictées par la Convention de Genève de 1951.

Quel est le rôle de l’avocat là-dedans ?
Le travail de l’avocat consiste à déterminer ce qui est présentable et dicible dans le récit de vie et d’exil du demandeur d’asile. En effet, certains malheurs bien réels sont occultés car pas assez documentés ou ne correspondant pas aux critères requis pour obtenir le statut. Quand on observe cela de l’extérieur, cela peut paraître absurde d’omettre certains passages de son récit personnel. Mais en fait, il y a un certain nombre de conditions minimales pour que ce qui est dit fasse l’objet d’une véritable attention.

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Pour obtenir cette attention justement, le requérant doit faire son récit de vie devant les juges. C’est un moment entouré d’un vrai cérémonial et qui n’est pas toujours facile à vivre.
Oui, car les multiples formes de traumatismes liés à la route de l’exil ne sont pas sans conséquences psychologiques, par exemple sur la mémoire ou les mécanismes de refoulement. Il n’est donc pas rare de voir des personnes rester sans voix sur certains aspects de leur vie parce qu’ils ne s’en souviennent plus, ou en ont tout simplement honte. L’état psychologique dans lequel on arrive a des effets sur l’état du discours qu’on va tenir. Je pense notamment à une femme qui restait muette sur une partie de son périple jusqu’en France. Nous avons fait vider la salle et, une fois à huis clos, elle a fini par oser parler de son viol. Ce genre de cas pose la question des conditions nécessaires pour que la personne s’en remette à d’autres et montre à quel point c’est un véritable défi pour une personne vulnérable de se confier. De manière générale, une femme parlera moins de son viol devant l’homme qui l’accompagne. Si elle est seule et qu’on lui dit qu’en aucun cas son récit ne sera rapporté à l’époux, là vous pouvez espérer mettre en confiance le requérant, homme ou femme d’ailleurs.

Vous montrez qu’il existe donc des disparités parmi les requérants selon le sexe, mais aussi selon le pays d’origine et la situation sur place.
Un Sri-Lankais a effectivement moins de chances d’avoir le statut de réfugié qu’un Syrien. Les Syriens doivent atteindre un taux de 90% en première instance. Pareil chez les femmes : les Ougandaises ont infiniment plus de chances d’avoir le statut qu’une Marocaine ou une Algérienne. Il faut toujours regarder de près les variables qui déterminent l’obtention ou non du statut. Ces variables changent dans le temps, probablement qu’il y a quelques années, un Sri-Lankais aurait eu plus de chances. Mais de manière générale, dans tous les pays, les demandes d’asiles sont majoritairement rejetées. On tourne entre 20 et 30% d’acceptation en moyenne, même s’il y a eu des décennies comme les années 80, quand l’URSS et les dictatures latino-américaines existaient encore, où les chiffres étaient nettement plus positifs.

C’est bien ce qui est fascinant et effrayant à la fois : constater que le droit place des individus d’un côté ou de l’autre de la barrière selon des critères objectifs, aux conséquences bien concrètes selon qu’on a par exemple été persécuté dans son pays d’origine ou dans un pays étranger.
Prenons un cas précis : une femme se fait violer par des policiers dans son pays d’origine, une autre fuit son pays illégalement et se fait violer par les policiers locaux. Être violée de l’autre côté de la frontière, en territoire étranger, et être violée dans son pays, sur son territoire, s’évalue différemment au regard de la législation internationale du droit d’asile. Alors qu’un viol commis par des miliciens dans son pays d’origine en guerre est « traumatisant », un viol commis dans un État étranger corrompu demeure une violence sans « force probante ». Entre les deux, quelques centaines de mètres séparent le même attentat à leur corps et à leur esprit mais dans un espace séparé par une frontière.

Pourquoi la persécution est-elle plus difficile à établir du point de vue du droit dès lors qu’elle se déroule dans un pays étranger ?
Quand on regarde la convention de Genève, la persécution est recevable d’office si elle est subie dans son pays d’origine. Ensuite c’est infiniment plus compliqué, si c’est subi à l’étranger, c’est à l’appréciation de l’officier de protection du HCR le plus souvent. En fonction de la nature et de la gravité du malheur et de la persécution subie, il peut dire que cette personne a besoin d’une protection et de soins. Il s’agit ici d’apprécier l’état et la nature de la persécution subie. C’est relativement subjectif. Il y a le droit et l’usage du droit, ce qu’on lui fait dire selon les circonstances.

En tant que juge assesseur, comment avez-vous vécu cette responsabilité ?
En tant que juge, on cumule des succès et des échecs. Tout ça s’apprend avec le temps, la pratique, et surtout avec les autres : avec le rapporteur, l’avocat, les autres juges, mais aussi avec le demandeur lui-même. Il m’est arrivé que des requérants m’apprennent quelles formes de torture sont couramment pratiquées dans tel ou tel pays, quel corps policier réprime les manifestations, dans quels endroits, bars ou appartements, se retrouvent les homosexuels. Ce sont des éléments empiriques, concrets, que la documentation ignore parfois, même si elle est de plus en plus précise. On n’est pas dépourvus, même si dans les premiers temps, pour le nouveau venu, c’est quelque chose d’étrange. Juger des actes d’autrui dans une institution, ça n’a rien de naturel. Surtout quand on touche d’aussi près à l’humanité singulière de chacun.

Croire à l'incroyable, un sociologue à la Cour nationale du droit d'asile, éditions Gallimard.