« Le socialisme demeure la seule issue possible si l'on tient à œuvrer pour un monde plus digne et décent » – un entretien avec la revue « Ballast »

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Culture

« Le socialisme demeure la seule issue possible si l'on tient à œuvrer pour un monde plus digne et décent » – un entretien avec la revue « Ballast »

« Tenir tête, fédérer, amorcer », tel est le credo d’un titre qui entend réunir les différents courants de la gauche radicale. On a rencontré sa rédaction.

Dans la galaxie bouillonnante de la presse contestataire il est l'un des titres les plus remarquables, de par ses qualités esthétiques, littéraires et intellectuelles. Trimestrielle et longue de plus d'une centaine de pages, la revue Ballast embrasse le monde de son étreinte et évoque tout à la fois un club de football marseillais, la cause animale ou encore Bernie Sanders. Éclectisme des thématiques abordées, donc, mais cohérence du propos sous-jacent : « casser les vases clos », « mêler la pensée et le ras de terre », afin de « faire front, contre les puissants, les biens lotis, les dominants ».

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À l'origine, le ballast n'est rien d'autre que le lit de pierres ou de graviers sur lequel repose une voie de chemin de fer. Rien de clinquant à première vue, me direz-vous. Sauf que, comme le rappelait la rédaction de la revue aux Inrockuptibles en 2015, « [ces] pierres hétéroclites, qui n'ont pas la même taille ni la même teinte, […] cheminent sur la même voie ». C'est dans cet état d'esprit que s'inscrit la rédaction de Ballast, qui a accepté de répondre collectivement à mes questions.

VICE : Quel regard portez-vous sur le morcellement du discours de la gauche radicale au cours de cette élection présidentielle, vous qui appelez à « fédérer » en vous réclamant notamment de la Première Internationale ?
Ballast : Précisons d'entrée de jeu que répondre à un entretien n'est pas chose aisée pour nous – pour la simple et plus ou moins bonne raison que nous sommes un collectif composite. Nous avons, depuis notre création, fait le pari de l'inconfort : nous ne possédons pas de théories en complet-veston, ficelées, bouclées, prêtes à digestion. Nous ne sommes pas une organisation ni un syndicat mais un espace de rencontres et de confrontations politiques, littéraires et artistiques. Nous sommes une boîte à outils – à la fois socialiste, communiste et anarchiste, à la fois féministe, écologiste, anticolonialiste et animaliste. En un mot comme en mille : un bric-à-brac de partageux tentant de ravitailler, comme ils peuvent, les luttes présentes et la mémoire des précédentes. Certains votent ou boycottent, pensent « révolution » ou « réformes » – quand d'autres aspirent à en finir avec ces oppositions. Pour ne rien arranger, nous ne sommes pas tous français : notre éditeur, Aden, est belge, ainsi que plusieurs contributeurs réguliers. Nous avons donc nos lames de fond, nos ancrages et notre horizon commun mais divergeons volontiers sur le reste : un plaisir autant qu'un casse-tête. Nos réponses seront donc tributaires de cette ligne, qui induit son lot de vertus et de faiblesses : nous déjouons le sectarisme, seconde peau de la « gauche radicale », mais imploserions à la seconde où Ballast deviendrait un parti (ce n'est pas un projet, rassurez-vous).

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Ceci posé : il nous est en effet arrivé de nous référer à la Première Internationale – cette mémoire peut, comme l'a rappelé le philosophe Michael Löwy, contribuer à la constitution d'« un mouvement internationaliste divers, multiple, démocratique, où des options politiques distinctes ont pu converger dans la réflexion et dans l'action ». Où les rouges et les noirs sauraient, par exemple, se parler sans chercher à s'étriper – « les kyrielles d'accusations réciproques ne manquent pas », poursuit Löwy. C'est un état d'esprit plus qu'une feuille de route. Aucun courant ne peut se targuer d'avoir trouvé la clé de l'émancipation : voyons plutôt ce qu'il reste de notre trousseau…

Qu'est-elle, d'ailleurs, cette « gauche radicale » que vous évoquez ? Le NPA et LO, sans doute, puisque Mélenchon a toujours refusé d'endosser l'épithète – aujourd'hui plus encore qu'hier puisqu'il déploie, dans le sillage de Podemos, un nouveau cadre stratégique : ne plus rassembler la seule « gauche » mais « le peuple ». À quoi il faudrait ajouter, en France, les secteurs extraparlementaires hostiles aux élections : du Comité invisible à la Fédération anarchiste, le moral n'a jamais été à l'isoloir. Ce « morcellement » et ces « querelles » n'ont toutefois rien d'inédit ; la preuve : la Première Internationale s'est désintégrée et les noms d'oiseaux n'ont pas manqué, malgré leur désir collectif d'« anéantir toute domination de classe » ! Il faut composer avec le goût des hommes pour la scission et l'absolu.

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L'unité demeure-t-elle possible ? S'il existe un élan populaire capable d'aiguiller les énergies, éparpillées en discutailleries et salutaires désaccords, c'est un atout majeur… On passe parfois moins de temps à chipoter quand l'heure est venue de faire les poches aux puissants. On reporte peut-être l'engueulade sur la couleur des drapeaux lorsqu'il s'agit d'empêcher qu'Allende ne soit renversé. On se fiche davantage de qui emploie les bons mots du parfait militant quand des CRS tapent à l'unisson. Chercher à fédérer (bien au-delà des seules parenthèses présidentielles) n'implique d'ailleurs pas d'araser ni d'assommer les petites voix. L'union n'est pas une essoreuse à salade ni un appel à la prière – sauf à croire, comme Gérard Filoche, qu'il faille s'encombrer de son parti moribond pour mieux s'enliser. La seule chose que nous pussions faire, à notre niveau, est d'inviter à notre table des frères ennemis et de mailler des paroles qui d'ordinaire ne se croisent pas, ou pas assez.

L'une des grandes oppositions entre Nathalie Arthaud et Philippe Poutou – et donc entre LO et le NPA – s'articule autour de la laïcité. La gauche radicale ne semble pas avoir choisi entre la défense de la femme voilée et de son choix et la critique de la soumission volontaire à l'homme, et à Dieu. Qu'en pensez-vous ? 
Ce débat est nationalement capturé par l'hystérie. Il s'agit pour nous de tenir les deux bouts de la corde. Premièrement : il est absolument dégueulasse d'entraver le quotidien d'une femme qui revêt un foulard – que ce soit au travail, lors d'un accompagnement en sortie scolaire, à l'université ou dans une agence immobilière. Le traitement de cette question est indigne – depuis Glucksmann père tenant le foulard pour « une opération terroriste » à Céline Pina, commis-voyageuse de Macron et du PS, le comparant à « un brassard nazi ». La laïcité exige la neutralité de l'État et de ses représentants, pas celle des individus : la puissance publique n'est pas l'espace public, les agents ne sont pas les usagers. Laïcité ne rime pas avec athéisme : elle garantit au contraire la coexistence apaisée des bouffeurs de curés et des grenouilles de bénitier. Elle est un bien précieux, mais ses manipulateurs de dangereux escrocs. Personne n'a le droit de brider la parole de ces femmes (et surtout pas au nom du féminisme !), de nier l'autonomie qu'elles revendiquent et leur appartenance à la Cité.

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Deuxièmement : nous sommes, pour l'essentiel d'entre nous, héritiers de traditions matérialistes. Nous estimons que la religion se porte mieux dans les cœurs qu'aux manettes. Que la foi peut être un levier de critique sociale, parmi tant d'autres, mais qu'elle n'a pas vocation à administrer un projet de contestation collectif puisqu'elle exclut, par principe, ceux qui ne prient pas le même ciel. On peut difficilement nier, comme le souligne Christine Delphy, que le foulard est historiquement « un marqueur de la domination des hommes sur les femmes ». Le problème est qu'il soit devenu « le seul signe d'oppression des femmes » dans une société pourtant sexiste jusqu'au trognon. Mais l'affranchissement à coups de matraque, ça n'a jamais fonctionné. Tous ces « néo-féministes » se montrent soudainement moins bavards lorsqu'il est question de régler les inégalités salariales, les écarts de retraites, les tâches domestiques et parentales, la présence majoritaire des femmes au nombre des « travailleurs pauvres », le harcèlement (au travail, dans la rue ou au sein des partis), les violences conjugales, les viols et autres fameux « troussage[s] de domestique » de la classe possédante…

Christophe Barbier peut ainsi écrire dans l'un de ses ouvrages, l'œil humide et l'écharpe satisfaite, que « les droits de la femme musulmane méritent d'autres combats encore »… tout en jurant, ailleurs, qu'on ne saurait payer les femmes comme les hommes au motif que « les entreprises vont avoir beaucoup de mal à encaisser ce surcoût de main-d'œuvre ». Cela en dit bien plus sur les propriétaires de la parole autorisée, leurs névroses et leurs limites, que sur l'objet de leur critique – dont on ne sait plus toujours s'il s'agit des femmes, du voile ou de l'islam. Gardons plutôt raison.

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Je vois. Sinon, quel est votre rapport au « Progrès », en général ?
Nous déclinons les gros sabots. Nous n'avons pas de dévotion particulière pour les oppositions progressisme/conservateur ou moderne/antimoderne. Le philosophe Jacques Rancière nous avait dit, il y a deux ans de cela, que ces notions doivent se définir au sein d'une séquence historique et qu'elles n'ont « en réalité pas de valeur globale » en soi : c'est un point de vue que nous partageons pour nombre d'entre nous. Lorsque des Sioux résistent à la construction d'un oléoduc pour défendre leurs terres historiques, est-ce conservateur ? Lorsque Macron loue l'ubérisation de la société au nom des impératifs de la « modernité », est-ce progressiste ? Les syndicalistes de la CGT sont traités de « ringards » ou d'« archaïques » et Steve Jobs se voit repeint en « révolutionnaire » par tout le gang éditorialiste. Tout ça n'a plus grand sens.

D'autant qu'il n'existe aucun « mouvement historique global » qui nous conduirait, comme trop de nos prédécesseurs l'ont naïvement cru, vers la société sans classes ou l'humanité libérée. Il n'y a pas de sens ni de roue de l'Histoire, d'escalator parfaitement huilé et de destination finale. Le futur n'est jamais certain et, assurait le philosophe Daniel Bensaïd, « la Révolution est affaire de conservation autant que de novation ». Le passé est un levier : l'idéaliser s'avère tout aussi stupide que d'en faire le procès à rebours. Renvoyons dos à dos les pleurnichards et les zélés du tout-tout-de-suite, les cafardeux et les drogués de l'éphémère, ceux qui croient « la pensée » défunte depuis leur dernier livre et ceux qui frétillent de mode en mode. Les passéistes figent le passé comme un papillon sur du liège ; les contestataires s'y plongent pour remplir leurs poumons des grands airs anciens. L'opposition nette, pour en revenir à Rancière, « reste l'égalité et l'inégalité ». La barricade se trouve ici. Qui œuvre, écrit et s'active pour plus d'égalité entre toutes et tous ; qui lui fait obstruction ?

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Vu que nous parlons d'égalité entre tous et toutes, que pensez-vous du transhumanisme, peut-être amené à devenir l'un des vecteurs d'inégalités les plus importants de notre siècle ?
Il en va du transhumanisme comme d'autres enjeux du XXI e siècle : la première boussole politique est la réponse à la question « Qui parle ? ». Qui porte ce projet ? Les intérêts économiques des multinationales de la Silicon Valley et les lubies idéologiques des libertariens, pour qui toute régulation collective, si minime soit-elle, est perçue comme une entrave inacceptable à l'épanouissement de la liberté individuelle. Voilà un point d'appui solide pour s'opposer au mouvement transhumaniste réel – celui qui investit des milliards de dollars, fait des expériences là où les normes bioéthiques se négocient en pots-de-vin et parle à l'oreille des grands de ce monde. Hybridation homme-machine, séquençage du génome humain et modification génétique, intelligence artificielle, neurohacking…

Mais ne tournons pas autour du débat philosophique que sous-tend sans doute votre question : l'homme n'a-t-il jamais cessé de se réparer et de s'améliorer au fil de sa courte histoire ? Des objets primitifs inventés afin d'aider la main aux lunettes rendant plus aisée la vision, jusqu'aux prothèses de hanche en métal, la « nature humaine » relève plus volontiers d'une constante adaptabilité à son environnement social et technique que d'une limite gravée dans on ne sait quel marbre. Le danger ne consiste pas à soigner le corps défaillant mais à s'attaquer aux capacités du cerveau lui-même – le délirant Laurent Alexandre, fondateur de Doctissimo, principal lobbyiste transhumaniste français et dirigeant d'une société de séquençage d'ADN, dépeint l'enseignant du futur en ingénieur neuro-hackeur tirant toutes les potentialités des connexions synaptiques de nos écoliers : alléchant programme éducatif qui ne laissera que peu de place aux Paroles de Jacques Prévert ou à l'histoire de la Révolution française…

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La position philosophique consistant à prétendre que la technique est neutre en soi n'était guère convaincante au XXe siècle ; elle le sera d'autant moins à l'avenir. Mais George Orwell a certainement posé les bases d'une position soucieuse de l'humain autant que des indispensables progrès scientifiques : « L'homme a besoin de chaleur, de vie sociale, de loisirs, de confort et de sécurité : il a aussi besoin de solitude, de travail créatif et du sens du merveilleux. S'il en prenait conscience, il pourrait utiliser avec discernement les produits de la science et de l'industrie, en leur appliquant à tous le même critère : cela me rend-il plus humain ou moins humain ? » Ces « progrès », dit autrement, favorisent-ils l'autonomie et l'émancipation de l'individu ou l'enchaînent-ils à d'autres servitudes, faisant de lui « l'homme modulaire » dont parle le psychanalyste libertaire Miguel Benasayag ? Une société véritablement démocratique devrait organiser un débat contradictoire pour chaque nouvelle proposition technique ou scientifique majeure et s'en remettre à la décision souveraine – temporelle et révocable, comme toute décision humaine.

Toujours au sujet de la notion de progrès, le philosophe Jean-Claude Michéa déplore l'abandon du principe de « limites », le seul selon lui capable de prendre en considération l'impératif écologique. Qu'en pensez-vous ? La décroissance peut-elle aller de pair avec la défense des opprimés ?
La question des limites coule de source : notre monde est fini. La logique de la croissance permanente est inhérente à la dynamique même du capitalisme. Elle fait partie, comme le formule avec justesse Michael Löwy, de son triste impératif catégorique : croître ou mourir. Le capitalisme n'ayant qu'un guide, le profit individuel, il se montre indifférent aux répercussions qu'une croissance tous azimuts peut avoir sur l'environnement. Sans remise en cause radicale des structures du système économique, il ne saurait y avoir de solution à la crise des écosystèmes que nous subissons. Une crise appelée à s'amplifier dans des proportions dramatiques – il faut s'appeler Ruth Elkrief pour continuer à faire de l'écologie une marotte de bobos.

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Le sociologue Razmig Keucheyan a fort bien démontré que les conséquences du dérèglement climatique ont une dimension de classe : ce sont les exclus et les plus pauvres qui sont très majoritairement frappés. Nous sommes partisans de l'écosocialisme et attentifs à ce qui se dit et se fait autour du « socialisme gourmand » et du « Buen Vivir », tel qu'énoncé par la Communauté andine. De la décroissance, également. Certaines activités devront décroître, c'est là encore une évidence. Le modèle consumériste contemporain n'a qu'un avenir enviable : être fichu en l'air. Il ne s'agit pas de rêver à quelque improbable et romantique « retour à la Nature » : valorisons déjà le qualitatif, réapproprions-nous l'espace public par la suppression de la publicité, relocalisons tant que faire se peut, refusons la vitesse-reine et ne craignons pas de planifier, démocratiquement, ce qui doit l'être sur le long terme.

« Un socialisme aveugle à la couleur ne vaut pas mieux qu'un antiracisme sans ennemis de classe. »

Ballast met régulièrement en avant des « récits de vie » qui semblent s'inspirer de la tradition du populisme littéraire des années 1930-1940. Est-ce le cas ?
Le populisme, comme courant littéraire, possède une histoire précise, circonscrite, au même titre que la « culture prolétarienne » : nous ne revendiquons pas le lignage de la sorte, puisque l'affaire est autrement plus simple. Nous avons publié six numéros papier à ce jour : chacun d'entre eux s'ouvre sur la vie d'un « anonyme », oui : un retraité qui passa sa vie dans une usine de poussettes, un grutier œuvrant à Brest face à la modernisation de son activité, un prêtre-ouvrier, un humanitaire à Calais, une éducatrice… Commencer ainsi notre revue ne tient, on l'imagine, pas du hasard éditorial : ces paroles, qui n'ont pas leur marque-place à la table médiatique, nous paraissent essentielles.

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Rappelons ces chiffres en tout point éloquents : parmi les intervenants à la télévision, 62 % sont cadres supérieurs et 3 % ouvriers. Nous tâchons de ne pas perdre de vue ce que l'écologiste Paul Ariès nous a dit un jour : il faut travailler à « une démocratie qui se dote des moyens d'entendre ce que dit le peuple, une démocratie qui parte du quotidien, de l'ordinaire. Faire de la politique à partir des grandes questions abstraites, c'est faire de la politique du point de vue des dominants. » Entrelacer la théorie et l'expérience de chaque jour, l'analyse historique et le récit en plan serré, voilà le sillon que nous tentons de creuser : que l'on ne s'étonne dès lors pas de passer, dans nos colonnes, d'un club de foot marseillais à l'examen de la pensée de Rosa Luxemburg, d'un entretien avec une pilote de course palestinienne à une analyse des Misérables par Alain Badiou, d'une rencontre dans les studios d'un rappeur au portrait d'une poétesse russe oubliée. Le passant nous interpelle autant que l'activiste. Les espaces réfractaires et les médias de contestation sociale ont tendance à se regarder le nombril sociologique et à faire litière de tout ce qui n'entre pas dans leurs cases théoriques, universitaires, parisiennes ou idéologiques, c'est-à-dire l'immense majorité des « gens ». Cette critique vaut également pour nous…

Que pensez-vous du retour en grâce du populisme de gauche, défendu par Jean-Luc Mélenchon ?
Le zapatisme nous approvisionne : le sous-commandant Marcos reconnaît l'existence de la droite et de la gauche mais ne cesse de rappeler qu'il existe, sans doute plus durablement encore, « l'en haut et l'en bas ». Qu'un bourgeois de gauche, poursuit-il, n'a rien à voir ni à faire avec une femme ou un homme de la gauche de « l'en bas ». Nous avions, lors des rassemblements Nuit Debout, publié un hors-série afin de le distribuer à qui voulait : il mettait en évidence cette fracture. D'une part, les opulents, les bien lotis – ils sont ministres, conseillers, financiers, banquiers, actionnaires, grands patrons, experts, spécialistes, ils occupent les médias et dorment sur les bancs de l'Assemblée. De l'autre ? L'étudiant qui travaille dans un fast-food pour payer ses études ; la syndicaliste en garde à vue ; l'agriculteur qui se demande comment rembourser ses emprunts ; l'agente de propreté en charge des parties communes d'un hôpital ; le restaurateur dont l'établissement est perquisitionné sous l'état d'urgence ; la mère au chômage qui regarde le prix des marques de pâtes ; le jeune de quartier populaire révolté contre les contrôles incessants ; l'ouvrière licenciée pour des affaires de « compétitivité » ; le titulaire du RSA qui aimerait pouvoir partir une semaine en vacances ; la militante écologiste pliée sous les lacrymogènes ; le lycéen violenté quand il ne fait que manifester. Serait-ce cela que vous nommez « populisme » ?

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Il semblerait – selon Franz-Olivier Giesbert et quelques autres du même tonneau vide – que ce soit un vilain mot. S'il faut donc choisir entre le populisme et la salle de rédaction du Point ou du Monde, soit, nous sommes « populistes »… Mais, une fois encore, l'affaire s'avère plus simple : nous sommes tout bêtement socialistes. Comme l'était, en son temps, l'anarchiste Louise Michel, qui élevait « la vile multitude » face à « l'ennemi commun » : ceux qui manient les canons et affichent leurs « appétits » de « parasites ». Comme l'était le communiste Auguste Blanqui, qui ne voyait décidément pas ce qu'il y avait de semblable entre « les travailleurs de toutes les nations » et l'espèce « des fainéants dorés » au pouvoir. Comme l'était le communard Louis-Denis Chalain, qui parlait de cette « catégorie de citoyens qui fouille le sol, file, tisse, construit, fond, forge » tandis que l'autre « intrigue, joue, spécule ». Mélenchon est socialiste : il n'y a donc pas matière à nous en étonner.

L'historien américain Christopher Lasch défend une réhabilitation de la lutte des classes qui dépasserait les simples luttes minoritaires – genre, ethnie, sexualité. Comment articulez-vous la défense des minorités et l'opposition aux exploitants ?
C'est précisément au cœur de notre propos : articuler, tant bien que mal, les identités contestatrices fragmentées. Il faut pour ça contourner deux écueils : une lecture de classe exclusive et monolithique, portée par une frange rustique et révolue du marxisme ; un zoom continu sur la seule périphérie au détriment de toute perspective d'émancipation globale (la politique « en miettes », disait Daniel Bensaïd). Un socialisme aveugle à la couleur ne vaut pas mieux qu'un antiracisme sans ennemis de classe. Les masses qui occultent et les marges qui isolent ne sont d'aucun secours. Il n'est plus à démontrer que la classe n'est pas l'unique source de sujétion : le sexisme existait avant le mode de production capitaliste ; il n'a aucune raison de disparaître une fois les moyens de production collectivisés. L'histoire socialiste prouve, malheureusement, qu'elle manqua à ses devoirs plus souvent qu'à son tour : antisémitisme acharné de Proudhon, insurgés kanaks tués par des révolutionnaires en déportation, luttes féministes et végétariennes moquées par Orwell, homosexuels emprisonnés sous Castro, pleins pouvoirs signés en Algérie par le PCF, invasion de l'Afghanistan ratifiée par Georges Marchais… Cessons cette liste presque sans fin.

« Socialisme ou barbarie », lancèrent d'aucuns : c'est plus que d'actualité – c'est même d'urgence, face à la triple barbarie néolibérale, nationaliste et théocratique qui se déploie actuellement. Le socialisme demeure – chaque conflit armé, chaque creusement des inégalités de revenus, chaque personne à la rue nous le rappelle chaque jour un peu plus – la seule issue possible si l'on tient à œuvrer pour un monde plus digne et décent. À condition de ne jamais oublier, donc, que « la race, le genre et la classe sont inséparables dans le monde social que nous constituons », ainsi que nous l'avait rappelé Angela Davis lors d'un entretien. Votre question nous étonne : défendre les minorités et tenir tête aux puissants ne présente aucune difficulté. Il s'agit d'un même élan dès lors que l'on saisit que grand et petit nombre possèdent un même ennemi, l'oligarchie – celle qui détroussa les serfs et organisa la traite négrière, qui saigna la Commune et colonisa Madagascar, qui envoya des soldats dans les tranchées et criminalisa l'avortement, qui piétina le référendum du Traité constitutionnel européen et bombarda le port d'Haïphong –, et qu'il faut, à mesure que les coups sont portés en chœur, régler au plus vite la cruciale question des « contradictions au sein du peuple ». Mais Lasch – dont le directeur du Monde diplomatique, Serge Halimi, eut raison de rappeler tout ce que sa réflexion, en dépit de « passages percutants », a de « sommaire » et d'« irrecevable » – ne saurait être un levier dans une tâche d'une telle ampleur : « l'anarchie morale », telle que tancée dans La Révolte des élites, les crèches, le divorce, l'« abandon global des normes de la conduite personnelle » lié en grande partie au déclin du religieux et la crainte des « facteurs de laïcisation » ne comptent pas au nombre de nos obsessions.

« Les candides, les cyniques et les puristes parlent ; le Rojava instaure la parité et tire sur Daech. »

C'est noté. Sinon, vous semblez soucieux des questions internationales – et notamment solidaires de la cause kurde, au Rojava. Pouvez-vous m'en dire plus ?
Le lancement de notre site, en 2014, atteste de ce souci : il se fit notamment autour du Burkina Faso, de la Palestine et du Chiapas. Et nous venons d'organiser une rencontre entre Frédéric Lordon et Olivier Besancenot : « Quel internationalisme ? » Vous n'êtes pas sans savoir que la question secoue le camp de l'émancipation, tiraillé qu'il est entre une approche, disons, nationale ou post-nationale. Gilles Deleuze allait bien vite en besogne en affirmant qu'une personne de gauche se doit de percevoir la planète entière puis, in fine, son quartier : il n'y a pas à choisir entre le local ou le global, l'espace de l'unité linguistique ou les cinq continents, l'embrasement simultané ou le rien du tout – la loupe et la longue-vue peuvent tenir dans chaque main. Le monde est une table dressée : tirez sur un coin de la nappe et le verre à l'autre bout vacille. Le sous-commandant Marcos l'a bien saisi : « Maintenant, les luttes locales sont inévitablement internationales. »

Délocalisations, frappes aériennes, réfugiés, terrorisme, climat, occupations, boycotts et coups d'État : l'internationalisme tient de l'évidence, en plus de la nécessité – tout est imbriqué, relié. Mais l'incantation et les tracts n'ont jamais suffi. On peut décréter puis répéter que « les travailleurs n'ont pas de patrie », oui, mais il n'en demeure pas moins que des ouvriers allemands et français ont autrefois consenti aux canons de 77 mm et aux grenades F1 plutôt qu'à la destitution de leur bourgeoisie respective… La solidarité internationale se construit, pas à pas ou au gré des soubresauts, et vaut mieux que des bruits de bouche. Ici aussi, gardons raison. Ce débat est trop souvent caricaturé entre gentils ou salauds « altermondialistes » et bons ou méchants « souverainistes de gauche » ; nous sommes ravis d'avoir, lors de cette rencontre des plus fraternelles, déçu les amateurs de « clashs ». Il y fut d'ailleurs question du Rojava. Nous estimons, dans les pas de Noam Chomsky, que les forces révolutionnaires qui s'y déploient, par temps de guerre, « méritent assurément soutien ». En toute lucidité. On ne sache pas qu'il ait existé, dans l'histoire des hommes, une révolution sans impairs ni compromis, sans méfaits ni reculades. Les candides, les cyniques et les puristes parlent ; le Rojava instaure la parité et tire sur Daech.

Sur la question économique, que pensez-vous de la récupération de Jacques Sapir, l'un des défenseurs de la sortie de l'euro les plus audibles, par l'extrême droite ? Cette porosité intellectuelle – vérifiée ou fantasmée – vous fatigue-t-elle, ou la comprenez-vous ?
Il ne s'agit en rien d'une « récupération » : Jacques Sapir a lui-même choisi de s'extraire du camp de l'émancipation. Personne ne l'a forcé à déclarer, dans le 158e numéro de la revue Éléments, qu'il fallait « unir l'ensemble des forces souverainistes », du FN à l'ex-Front de gauche. Il y a chez lui un aveuglement, une mono-idée, pour reprendre le terme de Frédéric Lordon, quant à la question de la sortie de l'euro.

Il ne s'agit pas de défendre ici la monnaie européenne, viciée et pourvoyeuse d'inégalités flagrantes, mais de constater qu'à la réflexion politique globale qu'elle suppose, Sapir lui attribue le rôle premier, quitte à envoyer par-dessus bord la cohérence politique, éthique et philosophique de quiconque n'entend pas fréquenter la nantie Marine Le Pen. Il est par ailleurs symptomatique que ce défenseur des frontières nationales fasse si peu de cas des frontières idéologiques : à l'égalité, à la lutte contre les politiques du capital, à la solidarité internationale, on ne substitue pas la seule et unique souveraineté monétaire. Lordon n'a pas tort de rappeler que la rigueur, en politique, est bonne conseillère : « Car en matière de dévoiement politique comme en toute autre, il n'y a que le premier pas qui coûte – et qui, franchi, appelle irrésistiblement tous les suivants. »

Je vous remercie.

Pour en savoir plus, allez faire un tour sur le site de « Ballast », sur sa page Facebook et son compte Twitter.

Romain est sur Twitter.