Clotilde Viannay : Le premier numéro de la revue L'incroyable est sorti en avril 2015. J'avais ce projet en tête depuis un an mais j'ai mis du temps à le lancer. Il a d'abord fallu convaincre un artiste d'être mon premier invité – en l'occurrence une artiste, car c'est la chanteuse Juliette Gréco qui a accepté ce rôle. Je demande à mon invité de s'investir, de donner de son temps, ce qui n'est pas toujours évident. De plus, à l'époque, je n'avais pas vraiment de références éditoriales pour me présenter. Lorsqu'après notre entrevue dans sa chambre d'hôtel parisienne Juliette Gréco m'a dit oui, je n'en revenais pas.Avant Juliette Gréco, le dessinateur Charles Burns avait dans un premier temps accepté. Il paraissait enthousiaste, mais ça ne s'est pas fait – pour des questions de temps, justement. Mais je ne désespère pas de le convaincre un jour ! J'ai lu que Matt Groening aurait appelé son personnage des Simpson Charles Montgomery Burns en hommage à lui. Ils étaient bons copains à l'école, ça donne envie d'en savoir plus.Moi aussi j'ai gardé ma bande d'amis du lycée, que je vois régulièrement. Ce sont mes amis les plus proches. Ils connaissent mes travers et ne se font aucune illusion sur le fait que je change un jour. Il y a un côté rassurant là-dedans. Je crois que c'est en grande partie eux qui m'ont donné envie de créer cette revue autour du thème de l'adolescence. Je les aime beaucoup.
Tout à fait – ça remonte même à avant L'incroyable. Il y a quelques années, j'ai créé un faux numéro du New York Times datant de 1985, que j'ai autoédité pour une exposition au palais de Tokyo. J'avais demandé à des écrivains, journalistes, historiens, critiques d'art, économistes, spécialistes sportifs et j'en passe d'écrire un article uchronique, avec comme postulat de départ l'existence sur Terre du Dr Manhattan, le super-héros du comic book The Watchmen d'Alan Moore.Pour ceux qui ne connaissent pas cette bande dessinée, l'aventure se passe à New York en 1985 et se présente comme une uchronie de l'histoire américaine des années 1980. L'existence du Dr Manhattan – un homme omniscient et omnipotent depuis un accident nucléaire – change l'histoire telle que nous la connaissons. Les États-Unis ont gagné la guerre du Vietnam et Richard Nixon est toujours au pouvoir. L'apocalypse est imminente, les New-Yorkais sont nerveux, la violence monte dans les rues, les mouvements contestataires se font nombreux : féministes, antinucléaires et fanatiques de l'apocalypse participent à cette hystérie collective. Des justiciers masqués décatis tentent d'exister dans un monde qui ne croit pas en eux. Alan Moore est fort pour créer des personnages touchants – ils sont parfois psychopathes, parfois réactionnaires, dépressifs et impuissants, mais ce sont justement ces défauts qui les rendent si humains.
Les textes et les images – j'avais également invité des artistes, des illustrateurs et des photographes – qui ont été créés à l'occasion de ce New York Times fictif sont géniaux. Celui-ci se lit comme un recueil illustré de nouvelles d'anticipation. La variété des sujets traités, l'imagination des auteurs et la drôlerie de certaines fictions valent le détour. Je pense notamment à celle de l'écrivain de science-fiction Jacques Barbéri, qui a imaginé les Soviétiques tentant de fabriquer leur propre Dr Manhattan – de couleur rouge celui-ci, le Dr Manhattan d'Alan Moore étant bleu. Pour ce faire, ils auraient bombardé des volontaires russes à la matière atomique. Comme l'expérience foire à chaque fois, leurs corps sont carbonisés et transformés en des sortes de créatures en steak haché à deux neurones qui glissent sur le sol de la salle d'expérience tels des vers de terre.Cette première expérience éditoriale m'a donné envie de continuer à faire des livres. L'Incroyable s'inscrit dans la même logique que mon faux NYT. J'ai simplement remplacé l'histoire des Watchmen par celle d'artistes dont j'admire l'œuvre et la pensée. Ces artistes ont grandi à une époque qui nous permet de mieux comprendre notre monde contemporain. L'invité, sa pratique et l'époque au cœur de laquelle il a grandi deviennent des outils critiques pour réfléchir au passé mais également au présent – exactement comme l'histoire des Watchmen le permet.L'adolescence de Juliette Gréco commence en 1944, lorsque Paris est libéré. Les historiens disent que sa génération est la « première » génération d'adolescents. Ce sont les premiers à avoir dit non aux règles de la société et de leurs parents.
J'ai dit ça moi ? Mince, je pensais qu'il l'avait coupé ! À vrai dire, mon adolescence a été plutôt normale, bien éloignée des jeunesses romanesques de Juliette Gréco et Jim Shaw. Je n'étais pas particulièrement bonne élève, ce qui m'a causé quelques désagréments avec mes professeurs et mes parents.Sinon, j'avais pas mal d'amis. Nous passions notre vie au bar en face du lycée à jouer au flipper ou attablés autour d'un café pour cinq parce que nous étions toujours à sec. Le propriétaire nous détestait. Voilà, c'était ça mon adolescence.OK, je vois. Sinon, comment choisis-tu les artistes que tu fais figurer en une ?
Je les choisis avant tout parce que j'aime leur travail. Il faut ensuite que leur adolescence et l'époque dans laquelle ils ont grandi aient eu une influence forte sur leur œuvre – ce qui est le cas pour Juliette Gréco et Jim Shaw.L'adolescence de Juliette Gréco commence en 1944, lorsque Paris est libéré. Les historiens disent que sa génération est la « première » génération d'adolescents. Ce sont les premiers à avoir dit non aux règles de la société et de leurs parents. Avant la Libération, Juliette Gréco est passée brutalement de l'enfance au monde adulte lorsqu'en sortant de la prison de Fresnes – où elle avait été emprisonnée avec sa sœur par la Gestapo – elle s'est retrouvée livrée à elle-même. Elle est partie rejoindre son ancienne professeure de français à Saint-Germain-des-Prés. Cette femme va s'occuper d'elle comme une seconde mère. Sa sœur et sa mère seront des rescapées de Ravensbrück.
Après la guerre, Juliette Gréco vit enfin son adolescence. Les héros de ce premier numéro de L'Incroyable ont entre quinze et vingt ans. On les appelle les existentialistes, les zazous, les troglodytes, les rats de cave. Ils faisaient tout dans les caves de Saint-Germain : danser, boire, fumer, discuter, dormir. Le reste du temps ils vivaient dans les cafés. C'est comme ça que Juliette décrit l'époque.Il faut bien comprendre qu'à ce moment-là, les plus grands intellectuels français et internationaux vivent dans un périmètre de 0,282 km² – j'ai regardé sur Wikipédia pour la superficie. Les meilleurs amis de Juliette Gréco sont Marguerite Duras, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Boris Vian, Maurice Merleau-Ponty, Jacques Prévert, Jean Cocteau, André Breton. Miles Davis est son amant. Elle dîne avec Orson Welles. Il y a tous les lettristes, encore quelques surréalistes. Yves Montant et Joseph Kosma ne sont pas connus, ce sont encore des gamins. Mis à part Sartre et Beauvoir et quelques autres de la génération du dessus, ils sont tous très jeunes.Il faut bien comprendre qu'à ce moment-là, les plus grands intellectuels français et internationaux vivent dans un périmètre de 0,282 km² – j'ai regardé sur Wikipédia pour la superficie. Les meilleurs amis de Juliette Gréco sont Marguerite Duras, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Boris Vian, Maurice Merleau-Ponty, Jacques Prévert, Jean Cocteau, André Breton. Miles Davis est son amant. Elle dîne avec Orson Welles.
Oui, tu as tout à fait raison. La jeunesse de Jim Shaw est un tout autre univers que celui de Juliette Gréco, mais il est tout aussi passionnant. Son œuvre et cette jeunesse qui l'inspire sont une fenêtre sur les États-Unis, sa culture et ses dérives sectaires également. Ce numéro est proche de plein de façons de l'univers des Watchmen. La guerre du Vietnam est en toile de fond.
Cette obsession de l'apocalypse m'intrigue, tout comme la manière dont fonctionne le cerveau des gens qui vivent avec la crainte de ce qui parait être l'une des pires angoisses possible. Imaginez vivre au quotidien avec un telle peur… Cela n'est pas humain. Le cerveau est obligé de disjoncter. Il cherche alors des ennemis pour incarner cette peur qui n'a pas de matérialité car elle n'est que le fruit du fantasme. Dans cette catégorie, il y a les complotistes, les religieux fanatiques, les psychopathes, les paranoïaques… Ou au contraire certains flippés de l'apocalypse, qui développent une empathie extrême pour le Monde, à tel point que seule la religion est capable de s'y mesurer. Je les appelle les illuminés. Je ne parle pas des croyants du dimanche mais des illuminés qui sont capables de se mettre en transe absolue par amour pour un Dieu. C'est de ça dont parle Jim Shaw dans son projet My Mirage, à travers le parcours initiatique d'un jeune Américain dans l'utopie psychédélique de sa jeunesse puis dans les milieux évangélistes, où il renoue avec son éducation religieuse d'enfance pour renaître chrétien (born-again). Jim Shaw s'intéresse aux laissés-pour-compte du déclin industriel de l'Amérique qui trouvent du réconfort auprès des Églises évangélistes, comme les anciens ouvriers des usines automobiles du Michigan délaissés par les syndicats et les partis politiques de gauche.Jim Shaw s'intéresse aux laissés-pour-compte du déclin industriel de l'Amérique qui trouvent du réconfort auprès des Églises évangélistes, comme les anciens ouvriers des usines automobiles du Michigan délaissés par les syndicats et les partis politiques de gauche.
Tout à fait. Jim Shaw se questionne sur le gros business de la religion aux USA, auquel participent les magnats gourous mais également les politiciens, les communicants, la télévision (Fox News par exemple). Dollars, drapeau et Bible, les trois poisons de l'Amérique selon Jim Shaw.Une partie des Américains vit avec cette peur constante de la fin du monde, de la chute de l'Empire américain alors ils s'arment, cherchent des ennemis et votent Donald Trump. Un énorme business s'est construit autour de cette peur. C'est délirant quand on y pense. Jim Shaw a été le jeune spectateur de tout ça et a construit petit à petit une œuvre monumentale et époustouflante sur cette histoire fucked up de l'Amérique. Il est lui-même un peu fou mais il est génial !
En fait, tout commence par son groupe de protopunk, Destroy All Monsters, qu'il a créé avec ses amis Mike Kelley, Cary Loren et Niagara quand ils étudiaient à l'école d'arts du Michigan. Après le Michigan, il a pris la direction de la Californie pour étudier à CalArts, la célèbre école d'arts basée dans la banlieue de Los Angeles. Là-bas, il a rencontré Tony Oursler, Sue Williams, Christopher Williams, John Miller, James Casebere et Ericka Beckman – pour ne parler que d'eux. Il finira par côtoyer Kim Gordon, Dan Graham ou encore Tony Conrad – à savoir toute la scène musicale de Los Angeles et de New York de ces années 1970 et 1980.
Disons que je m'intéresse à tous ces modes d'expression. Mes invités sont eux aussi pluridisciplinaires. Juliette Gréco chante, danse, joue la comédie. Jim Shaw peint, sculpte, dessine, chante et danse très bien.De manière logique, les deux puisent leur œuvre dans de nombreux supports différents. Juliette Gréco a lu beaucoup de philosophie, de poésie et de littérature – comme je te l'ai dit, elle était amie avec Jean-Paul Sartre, Marguerite Duras, Boris Vian, Orson Welles. Jim est un puits de science et un collectionneur compulsif. Il s'intéresse à la musique des années 1930 aux années 1980, c'est un passionné d'illustration, de bande dessinée, de peinture. Il connaît plein de choses savantes tout en ne délaissant pas la culture populaire ou encore la contre-culture.Ma revue s'inscrit dans cette logique d'échanges entre les artistes, de connaissances diverses qui sont partagées entre eux. Je trouve ça plus riche. De plus, cela fait le lien avec mes amis qui participent à la revue – qui viennent eux aussi d'horizons divers.Et comment arrives-tu à rendre le tout «homogène » ? Construis-tu un numéro en suivant ton intuition ou respectes-tu un procédé strict ?
J'aimerais bien être scrupuleuse dans la structure de chaque numéro mais j'en suis incapable ! Cette revue est le résultat d'une mauvaise élève à l'école. La pensée n'est nullement universitaire. L'Incroyable n'est pas le fruit d'une recherche scientifique. C'est pour cette raison qu'il est important qu'elle reste revue.Même si je passe de longs mois à étudier l'oeuvre et l'époque de la jeunesse de l'artiste, les choix éditoriaux restent subjectifs. Ils sont le fruit de l'interprétation que je me fais du travail et de la jeunesse de l'artiste, de ce que j'ai décidé de mettre en lumière et de mes possibilités. Il y a également un décalage générationnel et culturel qui crée une distance supplémentaire. Mais je décortique longuement et me documente. Ensuite, la participation de spécialistes permet d'apporter des connaissances savantes sur des sujets qui éclairent certains pans de la vie de l'invité. Et puis il y a les nombreux entretiens. Ce sont essentiellement l'invité, ses amis et quelques acteurs de l'époque qui racontent l'histoire. Ces entretiens sont longs, avec volontairement peu de coupes au moment de leur retranscription. Il arrive parfois que les protagonistes de ces discussions s'écartent du sujet initial mais cela ne me dérange pas, bien au contraire. Parler de la jeunesse est aussi une manière d'aborder nombreux sujets divers et variés, une sorte de flânerie intellectuel qui raconte, il me semble, beaucoup de l'œuvre et de son artiste. C'est ce que je revendique tout du moins. Après, parfois, il y a des loupés – mais comme dans toute entreprise finalement.Je vois. Merci beaucoup, Clotilde.Vous pouvez commander L'incroyable par ici.Suivez Romain sur Twitter.