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Manger équilibré, dans les poubelles

Les déchétariens des rues de Paris jouent collectif.

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Quand on voit ce que balancent aux ordures les supermarchés chaque soir, qu'on sait que chaque Français jette en moyenne 20 kilos de nourriture par an et que près de la moitié de la nourriture produite dans le monde est gaspillée, on se demande si les histoires sur les gens qui meurent de faim ne sont pas des fables anarcho-syndicalistes. On se demande comment on peut en arriver au point de jeter de la nourriture parfaitement consommable (entre 1,2 et 2 milliards de tonnes d'aliments dans le monde partent à la poubelle) pour des raisons insensées – des fruits et légumes un peu trop mûrs, des boîtes de conserve qui ont perdu de leur esthétique, de la viande un peu foncée, et le Graal du foutage de gueule, des produits qui ont dépassé une suite de nombres presque aléatoire et inutile sur certains produits (le fameux « à consommer de préférence avant le » ou DLUO).

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Le soir, en sortant du boulot, je passe devant un attroupement formé devant une supérette. Une dizaine d’individus qui attendent, avec un caddie ou des grands sacs en plastique, que les employés du magasin sortent les poubelles. L’autre jour, je me suis pointé avec un appareil photo et des questions. Il était 19h30, et un type cigarette au bec, adossé à un poteau, m’a demandé : « C’est toi le nouveau ? » L’homme qui m’a interpellé s’appelle Christophe. C’est un homme métisse d’une cinquantaine d’années qui travaille dans le bâtiment. Il m’a expliqué que dans la bande, il y a les très pauvres, ceux qui ne peuvent pas se nourrir autrement, et ceux qui préfèrent garder le peu d’argent qu’ils gagnent chaque mois pour autre chose, « des sorties au cinéma ou des vêtements pour les gamins ».

Depuis quelques années, les articles ont fleuri sur ces mecs et ces nanas qui se sont départis d'un ego futile pour fouiller dans les bennes afin de récupérer ce qui est récupérable. Ces glaneurs font partie du mouvement déchétarien, un mouvement en pleine évolution puisqu’il est passé d'un moyen individuel pour récupérer des produits alimentaires gratos à un moyen collectif pour manger équilibré pour pas un rond, ou très peu, grâce au troc. C’est ce dont j’ai discuté avec Christophe.

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VICE : Vous êtes souvent devant cette enseigne de supermarché à attendre les bennes ?
Christophe : Ouais, trois fois par semaine, au moins. Et quand je n'y suis pas, je pense aux éboueurs qui passent le lendemain matin pour ramasser ce qui aurait pu être mes futurs repas… Ici c'est un peu notre secteur, et on en a un autre pas loin. On fait les deux depuis longtemps et ça, c'est parce que ces supermarchés nous laissent consommer ce qu'ils jettent – ils savent qu'on ne fout pas la merde, alors ils coopèrent. Quand on nous donne à manger, on ne va pas faire les sauvages et rendre l'endroit dégueulasse, c'est un manque d’éducation. Mais c'est malheureusement pour ça que les supermarchés mettent des substances nocives dans les poubelles. Ils mettent de l'eau de javel ou du fuel. Fondamentalement, je trouve ça scandaleux de gaspiller la nourriture : s'ils ne veulent pas qu'on fouille dans leurs poubelles, ils devraient s’organiser pour filer leurs excédents à des organismes comme les Restos du Cœur, par exemple.

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S’ils font ça, c’est aussi parce qu’ils considèrent que les aliments qu’ils jettent ne sont plus consommables. Ça fait partie d’une mentalité hygiéniste – les gens qui considèrent qu’un yaourt périmé d’un jour va vous tuer.
Ouais, surtout qu'à la limite, on préfèrerait avoir la chiasse de temps en temps plutôt que de crever de faim. Tu sais, la pauvreté c'est un long tourment. Chaque chose devient plus dure sans thune. Être là – même si c'est devenu presque convivial parce qu'on y retrouve des amis –, ce n'est pas un choix, on ne le fait pas par plaisir. Ça fait mal de faire les poubelles surtout avec ton enfant, mais on essaie de l’envisager autrement. On fait du mieux possible, et on essaie de manger le plus équilibré possible.

Je comprends. Combien payez-vous par mois pour votre nourriture ?
Il y a des choses qui ne périssent pas donc il faut les acheter. Des trucs comme les pâtes, le riz, et les épices. Mais c'est pas ce qui revient le plus cher. Je dépense entre 50 et 100 euros par mois, pour quatre. Je sais qu'on fait l'objet de stigmatisation sociale en fouillant dans les poubelles, mais tous les produits sont bons, je ne comprends pas pourquoi ils les jettent, et pourquoi on ne pourrait pas en profiter. Je mange bien tous les soirs, avec de bons produits, et gratuitement. Je comprends pas pourquoi plus de personnes ne le font pas.

Et je vous ai vu échanger des produits, c'est la première fois que je vois ça.
Il faut prendre et savoir donner, et non pas que prendre. La vie, ça marche dans les deux sens ; et c'est pour ça qu'on se donne mutuellement. On s'aide parce qu'on sait qu'il n'y a qu'avec de la générosité que les gens peuvent s'en sortir.  Cet échange de produits, c'est une astuce qu'on a trouvée il y a quelques mois pour manger équilibré. Avant, c'était chacun pour soi, mais le problème c'est qu'on se retrouvait avec des produits avec lesquels on ne pouvait pas faire de repas équilibrés. Il aurait fallu faire une grande bouffe tous ensemble pour manger convenablement. Au lieu de ça, quand on a appris à se connaître, on a eu plus d’empathie les uns envers les autres et on a commencé à s'aider pour que tout le monde soit rassasié et mange varié avec ce que chacun récupère. Une fois un mec est venu, il n'avait pas mangé depuis longtemps, il avait beaucoup picolé et ça se sentait. Il a attendu près du magasin mais il n'a rien eu a part une boîte de conserve, alors je lui ai donné ce que j’avais dans mon caddie pour l'aider. Il était tellement content qu'il a voulu m'embrasser, et je lui ai dit « si tu m'embrasses je reprend tout – il sentait l'alcool à des kilomètres –, juste pense a moi quand tu dégusteras ça ».

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Sympa. Et donc, ça se passe comment cet échange ?
On prend des produits dans la benne, individuellement, puis on voit avec les autres ce qu'on peut échanger. On regarde ce qu'on veut en particulier, et si ça vaut le coup de l'échanger avec une personne ou une autre, on le fait si elle accepte. On bosse en équipe ; avoir les mêmes problèmes de vie, ça nous rassemble. On est solidaires. Il n'y a pas vraiment de règles, c'est comme dans un marché sauf qu'il n'y a pas d'argent. Il faut juste avoir à peu près les mêmes standards d'échange au niveau de la valeur nutritionnelle et du goût des produits puisqu'il n'y a pas une base de valeur par rapport à un prix donné.

C'est du troc, donc. Sur quels critères vous vous fondez pour l’échange ?
Oui, et les valeurs se créent en fonction du produit mais aussi en fonction de la date limite de consommation. Il faut que ça nous paraisse juste. Parfois, il y a quelques tensions parce que certains jouent perso et ne veulent pas échanger leurs bons produits alors qu'ils en ont clairement trop. Mais il ne faut pas être rancunier, juste les raisonner un peu, et la plupart du temps, ça marche.

Tu peux me donner un exemple concret de troc ?
Par exemple, une viande périmée de deux jours, ça pourrait valoir deux briques de lait périmées d'un jour et six œufs dépassés d'un jour ; quelques pommes un peu trop mûres et six conserves ça peut valoir de la soupe périmée de deux jours et du pain de mie. Ce soir, j'ai échangé du pain, deux yaourts avec une date limite à aujourd'hui et du jambon, contre des bananes un peu marron, de la salade et du gâteau, parce que chez moi il me reste de la viande donc ça fait un repas équilibré pour moi et ma famille.

On sait qu'on a un repas équilibré dans notre panier quand les couleurs des produits forment quelque chose d’esthétique. Vert, rouge et marron, c'est souvent la combinaison gagnante.

Et c'est esthétiquement équilibré ce soir ? Qu'est-ce que t'as eu ?
J'ai déjà fait mieux, mais ça va, je vais pas trop mal manger.