FYI.

This story is over 5 years old.

LE NUMÉRO DES CAUSES PERDUES

Coeurs brisés, âmes perdues et jambes coupées

Je suis un journaliste américain. Aziz et moi travaillons ensemble en Afghanistan depuis 2004. Le projet consiste à couvrir les conséquences de plus de trente ans de conflit en allant à la rencontre des victimes.

Octobre 2012, Kaboul, Afghanistan. Des amputés se reposent après une séance de rééducation au centre orthopédique du Comité international de la Croix Rouge

N

ous sommes aux côtés de Mohamad Doad, l’un des patients du centre orthopédique du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Aziz Ahmad, mon collègue afghan, me traduit les plaintes de Mohamad.
« Il déteste les soldats américains. C’est un agent de police. Les Américains l’ont formé pour combattre les talibans. Il dit avoir vu trois familles se faire tuer par les forces de la coalition. S’il s’en sort vivant, il veut lui-même combattre les forces américaines. – Il veut bien me parler ? – Oui, pour se souvenir de ton visage et te tuer lorsqu’il le pourra », a répondu Ahmad.

Publicité

Mariam, 11 ans, a perdu une jambe en marchant sur une mine. Elle se repose après sa séance de rééducation.

Mohamad a 23 ans mais en fait 14. Au printemps dernier, il s’est fait tirer dessus par les talibans. Dans le bâtiment se trouve une salle de rééducation où les amputés peuvent apprendre à se familiariser avec leurs nouvelles prothèses. La plupart des patients ont perdu une main ou une jambe à cause des mines terrestres ou des tirs de lance-roquettes – certains lors de l’invasion russe de 1979, d’autres lors des récents affrontements entre les troupes américaines et les talibans. Je coince mon stylo entre les pages de mon carnet et observe Mohamad. Je suis un journaliste américain. Aziz et moi travaillons ensemble en Afghanistan depuis 2004. Le projet consiste à couvrir les conséquences de plus de trente ans de conflit en allant à la rencontre des victimes. Je suis arrivé début juillet et suis resté jusqu’à fin août. J’aurais aimé venir plus tôt mais Aziz m’avait prévenu par mail qu’au printemps, la situation était trop instable. En janvier, six mois avant mon arrivée, une vidéo dans laquelle des Marines urinent sur des cadavres de talibans a fait surface. Un mois plus tard, des soldats américains ont brûlé des dizaines de copies du Coran, engendrant des révoltes sanglantes dans tout le pays et des attaques répétées sur les forces américaines. Puis, en mars, un soldat américain a été accusé d’avoir tué 16 civils dans la province de Kandahar. Le gouvernement américain a présenté ses excuses mais ses remords n’ont pas empêché une escalade de violence causant la mort de 30 personnes, dont 6 soldats américains. Par ailleurs, dans les semaines qui ont précédé mon arrivée, le Pentagone a fait part d’un nombre croissant de policiers afghans formés par des Américains choisissant de se retourner contre leur propre armée. « Ce n’est pas un très bon moment pour venir », m’a lâché Aziz lorsqu’il est venu me chercher à l’aéroport international de Kaboul. « Tout le monde est fâché contre les États-Unis. » Mohamad est coincé dans son lit d’hôpital. Son visage brun et lisse brille sous la pâle lueur des lampes irisées qui pendent au plafond. Ses yeux bleus me regardent avec plus de curiosité que de haine mais ses paroles témoignent du contraire. Une orthèse et du Velcro tiennent ses jambes droites. Ses jambes sont si maigres que je me demande s’il n’était pas atteint de polio avant son accident. Ses chaussettes Mickey Mouse, probablement offertes par une association humanitaire, sont sales et bien trop grandes pour ses pieds. La plupart des patients du service sont paralysés du bas du corps. Certains, comme Mohamad, peuvent faire de courtes distances à pied mais seulement à l’aide d’un lourd déambulateur métallique. Le centre n’a pas assez de personnel pour nourrir les patients ou les aider à s’habiller et faire leur toilette. Si des proches ne s’en occupent pas, ils doivent alors quitter les lieux. C’est pour ça que le cousin de Mohamad est ici. En mai dernier, sur les bords de Kandahar, les talibans ont pris la voiture de Mohamad en embuscade. L’une de ses missions en tant qu’officier de police était de détruire les plants de pavot à opium qui servent à financer la rébellion. Mohamad a reçu une balle dans le dos ; la balle est sortie par le côté gauche de son torse. Il s’est effondré sur sa voiture, incapable de bouger. Un autre policier l’a retrouvé dix minutes plus tard et l’a conduit à la base militaire de Kandahar d’où il a été transporté en hélicoptère jusqu’à l’hôpital militaire de Kaboul. Il y est resté cinq jours. Le sixième jour, il a été transféré au centre orthopédique. « Rappelle-lui que ce sont les Américains qui lui ont sauvé la vie, dis-je à Aziz. Qu’en pense-t-il ? – Il avait besoin d’un job. Ça lui plaisait jusqu’à ce qu’il se fasse tirer dessus. » Aziz m’explique qu’un policier gagne environ 25 euros par mois. Son commandant ne lui a pas téléphoné ni rendu visite depuis l’incident. Aziz traduit, les autres patients nous regardent. Ils sont couchés sur des matelas en plastique brun, trop grands pour les sommiers en métal sur lesquels ils reposent. Un tourbillon de mouches vole au-dessus de nos têtes. J’entends le bruit de leur peau qui se décolle du plastique des matelas et je sens l’odeur rance de leur corps lorsqu’ils se tournent. Certains ont de profondes escarres, de la couleur d’un avocat pourri, le long de leurs cuisses et de leurs fesses. « Oh mon Dieu », dis-je en me bouchant le nez. Mohamad ricane. « J’emmerde les Américains », dit-il. Je fais part à Aziz de mon malaise. Il me prend par l’épaule et m’emmène au service des amputés, où des portes ouvertes laissent pénétrer une chaude brise. Je me reprends. Des morceaux de prothèses de main, de bras et de jambe pendent aux murs blancs. Les patients sont assis sur des bancs et attendent leur tour. Certains ont retiré leurs prothèses – chaussées de sandales ou de chaussures – et les ont posées contre le mur. On écoute un thérapeute s’entretenir avec un jeune garçon. Agenouillé, le thérapeute examine son moignon en passant son pouce sur les cicatrices. Il porte une veste blanche. Il a les yeux bleus et une longue barbe grise. Son visage est entaillé de rides profondes. « Quel est le problème ? demande le thérapeute au patient. – Je ne peux pas bien plier au niveau du genou, dit le garçon en tendant sa prothèse au médecin. – Ton nom et ton âge ? – Zabioullah. J’ai 12 ans. » Le thérapeute le note sur un carnet. « Que s’est-il passé ?

Publicité

Abdul Sabur se battait aux côtés des moudjahidin contre Nadjiboullah lorsqu'en 1991, il s'est fait tirer une balle dans le dos par les forces gouvernementales. Depuis, ses infections l'obligent à retourner régulièrement à l'hôpital.

– Des bombardements américains, Colonel. » Les patients appellent le thérapeute « Colonel » parce que c’était le grade qu’il avait dans l’armée afghane sous le commandement du président Nadjiboullah, au pouvoir à partir de 1987 et jusqu’à ce que les forces rebelles moudjahidin ne provoquent sa chute, en 1992. En 1991, le Colonel a perdu une jambe suite à une frappe de roquettes des moudjahidin sur son véhicule blindé. L’explosion lui a fait perdre connaissance. Une fois réveillé, il a rampé en dehors de son véhicule et s’est retrouvé face à un camion en feu. Le vent maintenait les flammes à distance, il a pu se cacher et examiner son corps. Sa jambe droite était déchiquetée. Il ne la sentait plus. Il a créé un garrot avec un morceau de son uniforme, puis s’est évanoui. « Il suffit d’ajuster la prothèse, je pense, dit le Colonel. – En temps normal, je n’ai aucun problème, dit Zabioullah. Parfois, ça gratte au niveau du moignon et j’ai mal. – Comment tu t’es blessé ? – C’était dans la province de Wardak, l’année dernière. J’étais parti chercher du bois dans les montagnes. Il y avait une base de la coalition deux kilomètres plus loin. Les forces de la coalition ont tiré avec un mortier et un éclat a touché mon pied gauche. Mon cousin m’a posé sur l’âne et m’a emmené à l’hôpital. » Le Colonel secoue la tête en grimaçant, retire la prothèse du garçon et desserre une vis. Tous les jours, des patients comme Zabioullah lui rappellent sa propre blessure. Lorsqu’il s’est réveillé près du camion en feu, il ne savait pas où il était ni ce qui lui était arrivé. Un peu plus loin, il a vu des camions et des Jeep de son escorte, calcinés. La mémoire lui est revenue. Une voiture s’est approchée, il lui a fait signe mais celle-ci ne s’est pas arrêtée. Deux hommes en vélo sont arrivés à sa hauteur. « Si on te prend avec nous, on va se faire abattre », a dit l’un d’eux. Ils sont repartis. Un jeune garçon a apporté une gamelle d’eau au Colonel, mais celle-ci était percée, l’eau fuyait. Assoiffé, il a léché l’assiette. Il n’a jamais su qui était ce garçon. Il a entendu deux hommes appeler à l’aide. Il n’a pas reconnu les voix mais a pensé qu’il s’agissait de deux soldats blessés, comme lui. S’il vous plaît, s’il vous plaît, aidez-nous. Leurs voix se sont affaiblies jusqu’à s’éteindre.
Un camionneur a aperçu le Colonel et s’est arrêté. Le Colonel l’a supplié de le prendre, mais l’homme avait peur que les moudjahidin fouillent son camion, trouvent le Colonel et le tuent. « Pas de problème, dis-leur de me tuer », a décrété le Colonel. Le camionneur l’a embarqué et lui a dit de se tenir assis. Il a couvert son visage et le haut de son corps d’une couverture pour que les moudjahidin le prennent pour une femme. « Alors ça donne quoi ? » demande le colonel à Zabioullah après avoir ajusté sa prothèse. « C’est mieux, répond Zabioullah. – Les soldats américains sont aveugles ? lance le père du garçon. Ils voient que ce sont de jeunes garçons, pourquoi tirent-ils ? » Il nous explique ensuite qu’entre 15 et 20 personnes meurent quotidiennement à Wardak. « Hier encore, de gros affrontements ont éclaté, ajoute-t-il. Beaucoup de gens ont été blessés. Tous des civils. » Le Colonel ne réagit pas. Il donne une pommade au garçon pour calmer les irritations qui colorent son moignon. Le Colonel se rappelle du moment où le camionneur l’a laissé à un poste de contrôle militaire. Les soldats se sont rassemblés autour de lui et il s’est senti en sécurité ; c’est à ce moment qu’il a commencé à ressentir de vives douleurs dans la jambe. Rapidement, on l’a emmené à l’hôpital. Ils ont d’abord amputé uniquement son pied, mais voyant que l’infection se propageait, ils ont coupé la jambe. Ce dilemme était assez fréquent ; il n’y avait jamais assez d’antibiotiques. Lorsque le Colonel était à l’hôpital, chaque jour, trois ou quatre patients se faisaient amputer d’une jambe ou d’un bras. Il ne regrettait pas sa jambe jusqu’au jour de sa sortie, où il s’est dit : « Comment je vais faire pour marcher ? » Un docteur lui a dit qu’il allait utiliser une prothèse. « Marche », dit le Colonel à Zabioullah. Le garçon marche vers l’extérieur pour essayer sa prothèse. Il se retourne et fait demi-tour. « C’est bon ? » demande le Colonel. Zabioullah acquiesce. « T’es content ? – Qu’il soit content ou pas, on s’en fout, interrompt le père de Zabioullah. Ça ne changera rien. » Le centre orthopédique ferme l’après-midi pour le Ramadan. Le Colonel nous raccompagne au portail, et Aziz et moi traversons la rue vers sa voiture. La poussière en suspension m’assèche la gorge. Aziz ouvre la porte et un souffle d’air chaud s’échappe de la voiture. Nous attendons qu’elle refroidisse avant de nous y engouffrer. Puis Aziz démarre et me raccompagne à l’hôtel. Des postes de contrôle barrent les rues, même les plus petites. Des ballons dirigeables équipés de caméras fournies par l’armée américaine flottent dans l’air. Je remarque un groupe de jeunes hommes portant des tee-shirts avec la phrase (en anglais) : Le christianisme n’est pas une religion. Aziz m’explique que Kaboul a beaucoup changé depuis ma visite de l’été dernier. Je ferme les yeux et j’écoute l’air chaud siffler à travers les fenêtres ouvertes, couvrant presque la voix d’Aziz.
« Depuis qu’ils ont mis le feu à notre livre sacré, les mesures de sécurité sont d’autant plus fortes, me dit Aziz. Tout le monde sait que les États-Unis s’en vont. On ne voit plus d’Occidentaux assis dans une voiture avec un conducteur afghan comme nous en ce moment. Les Occidentaux se font désormais escorter par des gardes. Le kidnapping est un vrai problème. Il ne faut pas se balader seul. Si tu dois sortir, n’emprunte jamais le même chemin. Les kidnappeurs prennent les Occidentaux et leurs traducteurs afghans. Ils libèrent ensuite les traducteurs pour qu’ils véhiculent leurs demandes. Même au sein des familles, les gens se kidnappent entre eux. Un homme a kidnappé son frère, très riche, et a demandé une rançon en échange. » Aziz se gare devant le Park Hotel au centre-ville, à 25 km de l’hôpital. Des murs blindés et une solide porte métallique protègent le bâtiment. Aziz continue à parler alors que des gardes nous escortent d’un bout à l’autre d’une grande cour, armés d’AK-47. Des paons déambulent sur le gazon vert. Deux fontaines regorgent d’eau. Des tables de pique-nique blanches réfléchissent les rayons du soleil et un homme arrose l’herbe et les géraniums le long du chemin. Un Anglais fait son jogging dans le jardin. « Je ne sais pas ce qui va se passer quand les Américains quitteront le pays, dit Aziz. Si l’on parvient à contrôler la corruption, les choses se passeront bien. Mais je n’ai pas beaucoup d’espoir. » Aux quatre coins de la cour de l’hôtel, des gardes en uniforme bleu sont assis derrière des bunkers de sacs de sable, berçant leurs AK-47. Des fils barbelés relient les bunkers entre eux. « Après le départ des Américains, continue Aziz, des affrontements auront lieu dans tous les quartiers. Du pillage. J’achèterai une arme pour protéger ma maison. Pas une Kalachnikov – juste un pistolet. »

Publicité

Mursal Hashimi, rééducatrice, aide Samurgul, 21 ans, avec ses jambes prosthétiques.

La nuit tombée, je nourris un chat gris qui pleure derrière ma porte. Je pense à appeler Aziz mais je décide de ne pas le faire. Je le suspecte de vider le réservoir d’essence tous les jours après m’avoir déposé. Il est toujours à moitié plein lorsqu’on retourne à l’hôtel après un jour de travail, mais le lendemain matin, l’aiguille pointe systématiquement sur « E » et il me demande de l’argent pour le plein. Je lui donne 8 euros en lui demandant de vérifier qu’il n’y ait pas de fuite d’essence et il promet de le faire à chaque fois. Je travaille avec Aziz depuis assez longtemps pour être certain qu’il ne voudrait pas qu’il m’arrive quelque chose. Jamais il ne me livrerait à des kidnappeurs. Mais ça ne l’empêche pas d’être un peu malhonnête sur les bords. Au cours de la nuit, un policier appelle Aziz pour lui demander s’il a reçu un tract anonyme distribué par des sympathisants talibans. Ce tract prévient que quiconque s’avisera de travailler avec des Américains sera tué. Il raccroche et ordonne à son fils de rester à l’intérieur. Il ferme toutes les fenêtres et la porte de devant. Plus tard dans la nuit, le Colonel se souvient du jour où il a été blessé par une explosion de roquette au beau milieu de Kaboul. Il mangeait du pain et buvait du thé dans un parc. Il venait de se lever pour s’étirer au soleil quand une explosion l’a cloué au sol. Les gens se sont mis à crier et à courir. Il se souvient du sang et des corps mutilés. La tête d’un homme roulait à côté du corps d’une femme, elle aussi décapitée. Les pompiers nettoyaient les mares de sang dans les rues. Après tant d’années, les mêmes patients, blessés ce jour-là, se retrouvent à nouveau dans le même centre. Le Colonel s’occupe d’eux et leur dit qu’il se trouvait lui aussi dans le parc, en 1995, lorsqu’ils ont perdu leur jambe, leur bras, ou plus. Ils font ressurgir des souvenirs. À l’époque, selon le Colonel, la ligne de front était dans une zone spécifique et démarquée. Aujourd’hui, avec les attentats-suicides, la ligne de front est partout. La nuit, dans son lit du centre orthopédique, Zabioullah ressent une douleur fantôme à l’endroit où se trouvait sa jambe gauche. Dans le dortoir, Mohamad lit des passages du Coran. Un autre patient écoute la radio. Un homme regarde le plafond sans cligner des yeux. Les 22 autres patients du service réservé aux handicapés dorment. Un robinet goutte sur le sol noir. Wasim Sabur, un garçon de 13 ans, est assis à côté de son père, Abdul. Il porte une salwar kameez violette qu’il n’a pas changée depuis des jours. Il s’assied sur sa chaise et écoute son père ronfler. Abdul est bien bâti et possède une longue tignasse de cheveux noirs. Son lit s’affaisse sous son poids. Abdul se battait aux côtés des moudjahidin contre Nadjiboullah lorsqu’en 1991, il s’est fait tirer dans le dos, près de Policharki. Il a passé un an à l’hôpital. Depuis des années, des infections à répétition l’ont renvoyé plusieurs fois au centre orthopédique. Il ne sent rien en dessous de la poitrine et a dû retourner à l’hôpital en juin dernier. Ses jambes tremblent et bondissent comme des poissons à l’agonie, comme si elles ne faisaient plus partie de son corps. Ce sont des morceaux de chair morte incontrôlables qui pendent à sa taille. Wasim appuie sur les jambes de son père jusqu’à ce que les spasmes cessent.

Des patients se reposent dans la cour de l'hôpital.

Quand Abdul se réveille, Wasim l’aide à manger et à se laver, puis nettoie ses infections avec de l’iode dilué à l’eau. De temps à autre, les thérapeutes envoient Wasim faire des courses et lui demandent de s’occuper d’autres patients. Il lève les yeux au ciel en réponse à toutes leurs demandes, comme s’il avait déjà trop de choses à faire, puis part en courant, ses sandales claquant sur le sol, heureux de se rendre utile. Wasim n’aime pas rester inactif. Wasim vit à Kaboul avec ses parents et son oncle Mohammad Nasim, qui travaille dans un bureau de change. Certains jours, Mohammad gagne 45 euros. Ces jours-là, sa femme, ses trois garçons, Wasim et ses parents mangent de l’agneau, du riz et des haricots. D’autres jours, Mohammad gagne moitié moins et la famille mange de l’ail, des tomates et des épinards. Bien qu’Abdul ne veuille pas que son frère Mohammad lui rende visite parce que le voyage coûte 1 euro, il est quand même venu aujourd’hui. « Garde l’argent pour nourrir les enfants, dit Abdul à Mohammad. – Ne t’inquiète pas pour moi, papa, interrompt Wasim. – Regarde-moi, dit Abdul. C’en est fini du djihad. Qu’est-ce qu’on en a tiré de bon ? – Quand les Américains partiront, un nouveau djihad va arriver en Afghanistan et le détruire, ajoute Mohammad Nasim. – Tout le monde le sait », renchérit Abdul. Wasim fronce les sourcils, effrayé par le silence empli de gravité qui s’installe entre son père et son oncle. C’est le son de l’avenir de l’Afghanistan. Wasim s’échappe et cherche quelque chose à faire. Le lendemain matin, je nourris le chat. Il se frotte contre mes jambes. J’ouvre ma porte. Il regarde dehors, renifle l’air et se planque sous mon lit. Aziz m’attend dans sa voiture devant l’hôtel. La route est défoncée. Aziz me confie que l’argent destiné à la rénovation des voies publiques est envoyé à un contractuel qui se garde un pourcentage et engage un autre contractuel pour faire le travail. Ce deuxième contractuel se garde lui aussi un pourcentage et en engage un autre, encore moins cher. Le peu d’argent qu’il reste ne permet pas d’effectuer de grosses réparations. « Il n’y a pas de plan, dit Aziz. Au lieu d’inspecter les routes et de les paver, ils pavent d’abord puis inspectent ensuite. Les inspecteurs disent : “Oh, ça ne va pas. On a besoin de deux millions de dollars pour la réparer.” Puis, ils détruisent la route à nouveau. C’est un cercle vicieux. Après dix ans, le gouvernement américain ne comprend toujours pas et continue de financer la construction de routes. » Il démarre la voiture. « J’ai besoin d’argent pour l’essence. » On arrive à l’hôpital et je me dirige vers la chambre de Mohamad. Lorsque j’entre, il est assis sur le bord de son lit et tient son déambulateur pendant que son cousin attache son orthèse. Il entoure le sac à urine d’une bande Velcro pour éviter que celui-ci ne bouge une fois Mohamad debout. Mohamad voit Aziz et ils s’embrassent. « Salam, dit Aziz. – Salam », lui répond Mohamad. Il demande à Aziz d’appuyer sa main contre son pied et lui intime de presser de plus en plus fort. Aziz presse son pied, mais Mohamad secoue la tête. « Je ne sens rien, dit-il en râlant. Seulement lorsqu’on appuie très fort. Là, je sens quelque chose. » Mohamad s’agrippe à son déambulateur et se lève de son lit. Il avance de quelques centimètres, pose le déambulateur sur le sol, courbe le dos, balance sa jambe droite en avant puis fait suivre son pied gauche. Son cousin marche à ses côtés. « Essaie de marcher, soupire le cousin. – J’essaie. – La droite, puis la gauche. – Je n’ai pas d’énergie. – Essaie. » Les bras de Mohamad tremblent. « Je me sens faible », dit-il. Zabel Ullah, un thérapeute, analyse les difficultés de Mohamad. Zabel a perdu sa jambe gauche sur une mine. Un léger boitement laisse deviner qu’il porte une prothèse. En 1996, il plantait des géraniums roses dans le jardin de son père. Il s’est levé et a fait un pas en avant. Au moment de poser son pied gauche, le sol a explosé. Zabel et les autres thérapeutes préviennent les handicapés que la rééducation peut durer longtemps, mais l’impatience prend souvent le dessus. Les patients veulent se rendre en Inde ou au Pakistan pour se faire traiter. Zabel les raisonne rapidement. « Écoute, dit-il, ces docteurs que tu veux voir, ils te diront exactement ce que je vais te dire maintenant. Ne gâche pas ton argent. Tu ne marcheras plus. Tu es en vie. Remercie Dieu pour cela. » Au service des amputés, le Colonel examine la prothèse d’un garçon. Le garçon s’appelle Raholla. Son père, Baz-Mohammad, reste à ses côtés, l’air sévère. « Avance puis recule, dit le Colonel à Raholla. Tu es un peu tordu. Tu grandis et ta jambe devient trop courte. Tu as dépassé ta prothèse. On va te procurer une nouvelle jambe. Quel âge as-tu ? – J’ai 15 ans, répond Raholla. – Comment t’es-tu blessé ? je lui demande. – En 2007, répond Raholla, mon frère et moi amenions six moutons dans les pâturages. Les moutons broutaient tranquillement quand soudain, mon frère Juma a trouvé un morceau de métal. Il était de forme ronde avec deux trous de chaque côté. Je lui ai dit de ne pas y toucher car ça pouvait être dangereux. Il a dit que c’était juste du métal et a lancé une pierre dessus. J’ai essayé de l’arrêter avec mes mains mais c’était trop tard. Des morceaux de son corps ont été projetés contre moi au moment de l’explosion. Il est mort sur le coup. J’ai perdu ma jambe droite et les doigts de mes deux mains. Quatre moutons sont morts. L’herbe brûlait. Le sol vibrait. Je me suis couché sur le sol, j’avais très peur de la réaction de mon père lorsqu’il entendrait que Juma avait joué avec une mine. Je l’ai secoué mais il ne bougeait plus. J’ai rampé sur le sol et ma jambe est restée derrière moi. Un conducteur de bus a vu l’explosion, s’est arrêté et m’a emmené à l’hôpital militaire de Kaboul. » « Essayons cette nouvelle prothèse, propose le Colonel. Enfile cette chaussette sur ton moignon. Maintenant, glisse-le dans le trou de la prothèse. Lève-toi. OK, assieds-toi. Enlève-la. Elle est un peu haute. Où habitez-vous ? – À Hyat Khan, dans la province de Logar, répond Baz-Mohammad. Nous sommes venus en bus. – Où étiez-vous au moment de l’accident ? – J’étais à Kandahar, répond-il. Mon oncle m’a appelé pour me dire que Raholla s’était blessé sur une mine. Il ne m’a pas dit que Juma était mort. Lorsque j’ai vu Raholla, il était dans le coma. Il s’est réveillé deux jours plus tard. Il a dit : “Ce n’était pas ma faute. S’il te plaît, ne me frappe pas, papa. C’est Juma qui a lancé la pierre.” J’ai pleuré. Je pense que la mine datait des Russes. Un poste de contrôle russe se trouvait à quelques pas de la maison. Il y a peut-être d’autres mines, je ne sais pas. L’une d’elles a emmené Juma. Je me méfie des pierres maintenant. » J’ai serré la main de Baz-Mohammad en lui souhaitant bon courage. Aziz et moi sommes sortis fumer une cigarette à l’ombre d’un arbre noirci par les vapeurs des camions. Voir tant de blessés de guerre lui rappelle l’époque où il était statisticien pour la police dans la province de Parwan, près de Kaboul, au pic de la guerre entre le président Nadjiboullah et les moudjahidin. Un jour, son commandant a décrété qu’il y avait trop de personnel derrière les bureaux des quartiers généraux. Il a ordonné à quinze employés, dont Aziz, de le rejoindre dans une salle voisine. Il leur a ensuite demandé s’il y avait des volontaires pour aller au front. Personne n’a bougé. Après un long silence, deux hommes ont dit qu’ils étaient prêts à se battre. Le commandant les a ramenés à leur table. Aziz et les 12 hommes restants ont été conduits dans une caserne où on leur a dit qu’ils seraient envoyés au front dès le lendemain. À 2 heures du matin, Aziz a demandé la permission de sortir de la caserne. Il a dit au garde qu’un des officiers de police dormait dans sa voiture, en dehors de la base. Aziz a prétexté qu’il voulait le réveiller pour qu’il ne rate pas le convoi du lendemain. Permission acceptée. Aziz a quitté la caserne et a embarqué dans un taxi pour rejoindre ses parents à Kaboul. Cinq jours plus tard, Aziz a appelé son commandant. « Je ne peux pas me battre, a-t-il dit. Je ne peux pas tuer des Afghans. Ma place se trouve dans les bureaux. Tuez-moi maintenant. Je n’irai jamais au front. » Mais le commandant a dit : « Non. Nous avons besoin de toi. Tu es pachtoune. Je suis pachtoune. Les autres officiers sont tadjiks et hazâras. Tu es le seul à qui je peux faire confiance. Reviens. Tu peux rester dans les bureaux. » Aziz y est retourné et a passé le reste de la guerre à son bureau. Selon lui, c’est ce qui lui a permis d’y survivre. Aziz écrase sa cigarette et nous repartons vers l’hôtel. Après quelques mètres, nous sommes déjà coincés à un rond-point. Les conducteurs klaxonnent et profitent du moindre espace entre les voitures pour avancer. Je penche ma tête en dehors de la voiture. Un policier s’agite entre les voitures en brandissant sa Kalachnikov. D’autres officiers l’approchent, mais il les fait reculer en pointant son arme sur eux. Il crie « Amérique », mais impossible de comprendre la suite de sa phrase. Il balaie de gauche à droite avec son arme et pointe les voitures arrêtées. Aziz et moi nous enfonçons dans nos sièges. « Amérique ! Amérique ! » Je dis à Aziz que nous devrions sortir de la voiture et nous coucher face contre terre, mais il pense que la voiture offre une meilleure protection. « Au sol, nous serions moins visibles et aurions plus de marge de manœuvre, lui dis-je. – On risque de se prendre une balle perdue, me répond-il. – On n’a qu’à se cacher sous les voitures. » Nous débattons tout en nous enfonçant de plus en plus dans nos sièges, jusqu’à ce que nos yeux arrivent au niveau du tableau de bord. « Amérique ! Amérique ! » Le policier abaisse son arme, regarde autour de lui d’un air furieux et s’en va. Les autres policiers le regardent. Quelques instants plus tard, ils se mettent à gérer la circulation. Ce soir-là, dans ma chambre, je nourris le chat en repensant à ce désaccord calme et rationnel qu’Aziz et moi avons eu quelques heures plus tôt sur la manière d’éviter de se faire tirer dessus. Incapable de dormir, j’écoute la BBC. Une jeune recrue de la police vient de tuer deux Américains dans l’ouest de l’Afghanistan. Il était encore en formation et venait tout juste de se voir confier une arme. Quelques heures plus tard à Kandahar, un soldat de l’armée afghane a tiré sur des soldats des forces internationales, blessant deux d’entre eux. Un jour de plus en Afghanistan. Le lendemain matin, de retour à l’hôpital, Mohamad demande à Aziz si je jeûne. « Oui, lui répond Aziz. En tant que chrétien, il jeûne 40 jours par an au printemps. – Est-ce qu’il prie ? – Oui. – Comment prie-t-il ? – Sur ses genoux. Il prie seulement le dimanche. – Jésus Christ est-il son prophète ? – Oui. – Comment appelle-t-il son Dieu ? – Son Dieu n’a pas de nom particulier. Parfois, ils l’appellent Jésus le Sauveur. – Jésus a été envoyé par leur Dieu ? – Oui. – Et il y croit ? – Oui. – Au moins, il croit en Dieu », conclut Mohamad. Un thérapeute s’arrête auprès du lit de Mohamad pour examiner ses jambes. Aziz et moi nous dirigeons vers le service des amputés, où nous rencontrons le soldat afghan Mansour Kohistani. Mansour tient compagnie à son ami, soldat lui aussi, Moor al Haq. Une ambulance de l’hôpital militaire de Kaboul l’a amené au centre. Il a perdu ses deux jambes en marchant sur une mine dans la province de Helmand, en mai dernier. Encore vêtu de son uniforme, il est en chaise roulante, le bas du corps couvert d’un drap. Le Colonel soulève le drap pour examiner les moignons de Moor. « Comment ça se passe à Helmand ? demande le Colonel. – Il y a des affrontements à certains endroits et d’autres sont calmes, répond Moor. Il y a des explosions de mines tous les deux jours. Les blessés sont des citoyens et des mules. » Mansour se tient dans un coin. Il a été enrôlé dans l’armée en 2011, à la fin du lycée. Après six mois de formation, il a été élevé au grade de premier-lieutenant, et a longtemps combattu dans les montagnes. Dans la province de Nurestân, à l’est, Mansour a vu deux soldats afghans réduits en pièces par un engin explosif improvisé (EEI). Leurs familles ont chacune reçu 760 euros et de quoi manger pour trois jours de deuil. « Tu as une infection, annonce le Colonel à Moor. Une grande partie de ta fesse droite n’est plus là et ça n’a pas cicatrisé. On ne peut rien faire jusqu’à ce que l’infection disparaisse. – Je peux rester ici, alors ? – Si on te trouve une chambre. » Le Colonel ramène la chaise de Moor à l’ambulance. Mansour suit, l’air abattu. Dans son esprit, il voit encore le lance-roquettes qui a frappé le Humvee, tranchant le conducteur afghan en deux. Il y avait aussi ce jeune taliban qui devait avoir à peine 14 ans. Il leur tirait dessus, seul. Mansour lui a dit de se rendre. Il a continué de tirer jusqu’à ce que Mansour décide d’appeler un sniper. En regardant le garçon mort, étendu sur le dos derrière un rocher, il savait qu’il ne pourrait jamais l’oublier. Ce matin, je me réveille pour la dernière fois à Kaboul. Je fais ma valise et nourris le chat. Alors que je descends les escaliers, il reste assis près de la porte. Aziz m’attend dehors. Je lui dis que je me sens un peu mal de laisser le chat derrière moi. Je n’aurais peut-être pas dû le nourrir en lui donnant de faux espoirs. Aziz fait un signe de la main pour me faire comprendre que c’est le cadet de ses soucis. Il compare le chat à l’Afghanistan en disant qu’il survivait avant que j’arrive et qu’il survivra aussi après mon départ. Sur le chemin de l’aéroport, nous faisons un dernier arrêt au centre orthopédique. À l’intérieur, le Colonel parle à un homme en béquilles. Il a une fausse jambe depuis qu’il a marché sur une mine près de la frontière iranienne, en 1998. Comme il avait froid pendant la nuit et qu’il était à court de combustible, il a brûlé sa prothèse pour chauffer sa chambre. Au service des handicapés, Mohamad, couché sur son lit, apprend à Aziz que l’un de ses oncles est mort la veille et que son cousin est parti durant la nuit pour rejoindre leur famille. Comme il n’y a pas assez de docteurs et d’infirmières pour s’occuper de tout le monde, Mohamad doit quitter l’hôpital. « Et mes infections ? demande-t-il. – Nettoie-les tous les jours, lui dit Zabel. Ne t’assois pas dessus. Utilise ton déambulateur. – Si j’ai un problème sur la route, personne ne sera là pour m’aider. La route est très longue. – Prends le bus 303. Il va directement à Helmand. – Il n’y aura personne pour me nourrir, rétorque Mohamad. – Si tu trouves quelqu’un qui peut rester ici avec toi, tu peux revenir au centre. Mais il faut que tu trouves quelqu’un. » Mohamad se redresse et attrape son déambulateur. Vu l’état désastreux des routes qu’il va emprunter, cet appareil lui sera sûrement plus qu’indispensable. « Tu viendras me rendre visite à Helmand ? demande Mohamad à Aziz. – Inch’Allah, répond Aziz. – Tu peux prendre ton journaliste américain avec toi, ajoute Mohamad. Je l’inviterai chez moi. Son visage ne dit pas “je vais te tuer”. Il n’a pas d’arme. C’est un Américain mais pas un combattant. » Je serre la main de Mohamad. La lueur dans ses yeux trahit sa rage, sa peur et sa tristesse. Il n’est qu’un jeune homme, seul, handicapé, qui déteste les États-Unis et dont l’avenir n’est que décombres. Aziz prend Mohamad dans ses bras puis appelle Wasim en lui demandant d’aider Mohamad à enfiler son orthèse. Aziz et moi sortons et traversons la rue pour rejoindre la voiture. Nous ouvrons les portes et nous asseyons sur le capot en attendant que l’intérieur se rafraîchisse un peu. Aziz attrape un paquet de cigarettes dans sa poche. « Penses-tu qu’il était sincère ? je lui demande. – Mohamad ? À ton sujet ? – Oui. » Aziz réfléchit un instant, tire sur sa cigarette et me répond : « À cet instant précis, il le pensait. »