Mauvaises graines : une histoire française du dressage des délinquants juvéniles
Tous les visuels sont extraits du livre Mauvaise Graine. © Collection particulière Mettray

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Mauvaises graines : une histoire française du dressage des délinquants juvéniles

Des colonies pénitentiaires aux juges pour enfants, une historienne revient sur les multiples fois où notre pays a cherché à corriger ses jeunes.
Keuj
par Keuj

Le 22 juin 1963, en réponse à l'appel lancé par Europe 1 dans la fameuse émission Salut les copains, une marée humaine envahit la place de la Nation pour un concert gratuit. Alors qu'on attendait 30 000 jeunes, ils sont finalement trois fois plus à venir twister sur les sons de Johnny et Sylvie Vartan. Sauf qu'une fois le concert terminé, la fête se transforme en dégradations et bagarres contre les 3 000 gardiens de la paix rapidement dépassés. Les jours suivants, la presse se délecte de ce dérapage qui marque l'avènement du mouvement yé-yé. Parmi les commentateurs, un homme place la barre très haut. Il s'agit de Philippe Bouvard. Dans sa chronique du Figaro en date du 24 juin, le mesuré journaliste revient sur la nuit de la nation en ces termes : « Quelle différence entre le twist de Vincennes et les discours d'Hitler au Reichstag ? » Ce point Godwin avant l'heure illustre le rapport conflictuel entre la France et une partie de sa jeunesse. Surtout quand celle-ci franchit la ligne rouge de la légalité. Cette question est l'un des sujets de l'ouvrage Mauvaise Graine, récemment paru aux éditions Textuel, et qui dresse un panorama du traitement judiciaire de la jeunesse délinquante sur deux siècles. Publié à l'initiative de l'École Nationale de Protection Judiciaire de la Jeunesse, le livre est cosigné par deux historiens. Le premier, Mathias Gardet, enseigne les sciences de l'éducation à Paris 8. La seconde, Véronique Blanchard, est éducatrice de métier – elle a gentiment répondu à mes questions.

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© Henri Manuel, collection particulière ENAP CRHCP Aniane

VICE : Bonjour Véronique. Pouvez-vous me parler du contexte dans lequel se mettent en place les premiers dispositifs de traitement de la délinquance juvénile ?
Véronique Blanchard : La première chose à retenir est que l'invention de la délinquance juvénile est indissociable de l'invention de la jeunesse. C'est uniquement parce que nous allons réfléchir à cette période où l'on n'est plus un enfant et pas encore un adulte que va se poser la question de la délinquance juvénile. Jusqu'au XIX e siècle, il n'existe pas de perception très claire ni de catégorie pour juger. Et paradoxalement, la Déclaration des Droits de l'Homme stipule que la justice doit être la même pour tous et toutes. Nous sommes à cette époque encore sur le mode de fonctionnement de l'Ancien Régime où l'éducation appartient au père de famille. Le patriarche a tout pouvoir de correction sur ses enfants et peut demander l'enfermement sans aucune preuve. Le Code civil de 1804 prévoit par exemple une amende voire une peine légère si un père en vient à tuer son enfant par « excès d'autorité ». À l'inverse, le parricide est sanctionné par la peine de mort. On se rend compte en regardant l'histoire sur le long terme que l'intervention de l'État dans la sphère familiale est un très long chemin. Même si un mouvement de dénonciation des maltraitances à l'intérieur de la famille émerge progressivement, la correction paternelle ne prend fin dans les textes qu'en 1958. C'est d'ailleurs sous ce régime que François Truffaut est envoyé en maison de correction.

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À quoi ressemblaient ces maisons de correction ?
On parle publiquement de maison de correction ou de redressement, mais le terme administratif était colonie agricole pénitentiaire. Elles se développent à partir de 1830 pour répondre aux limites de la réponse carcérale à la délinquance juvénile. À la première et unique prison pour mineurs en France – La Petite Roquette à Paris – on y substitue les colonies agricoles. Loin des villes, ces établissements fonctionnent sur le principe de régénération morale. Le redressement se base sur le travail de la terre, un peu d'instruction morale et religieuse et de la gymnastique comme seul loisir.

Concrètement il n'y a pas de barreaux mais la discipline est militaire avec un système de récompense pour les plus méritants. Les récalcitrants sont à l'inverse punis, au mitard si besoin. Les repas sont minutés et l'uniforme des colons ressemble à celui des bagnards. À la même période, les filles sont envoyées dans des congrégations religieuses. Si elles partagent avec les garçons la réalisation de tâches éreintantes, elles subissent en plus l'enfermement en ne pouvant pas circuler librement dans le couvent. Épiées en permanence, ces pénitentes aux cheveux obligatoirement courts ont interdiction de se regarder dans un miroir.

Dessin d'audience. © Collection particulière

Du vagabond à la racaille, quelles sont les différentes phases de stigmatisation de la jeunesse populaire ?
Au-delà de l'aspect judiciaire, notre livre interroge en effet notre rapport à la jeunesse. Le jeune est un sacré étranger, finalement. À l'échelle de deux siècles, on se rend compte qu'il y a un rapport quasi mécanique entre crise économique et stigmatisation des jeunes – en particulier ceux qui se regroupent, ce qui tombe bien puisque c'est ce qu'ils aiment faire depuis toujours. Au final ce ne sont pas les jeunes qui changent, mais notre regard sur eux. Au début du XIXe siècle, on pointe du doigt les gamins de Paris. C'est la figure du vagabond, appréhendé de deux manières : comme un enfant potentiellement menaçant pour l'ordre public, mais aussi comme un être à protéger. Une dualité que l'on retrouve chez Gavroche, différent selon la manière dont on le regarde. Les adolescents de banlieue deviennent la nouvelle cible à la fin du siècle. Ils sont dépeints par les chroniqueurs judiciaires comme des « figures vicieuses ou épileptiques vivant de maraude et de prostitution champêtre, dont les silhouettes s'harmonisent avec les monceaux de gadoue. » Ces rôdeurs seront désignés sous le nom d' « Apaches » en référence aux Indiens du grand ouest américain popularisés au cinéma. Leur donner un nom et un costume permet de mieux les identifier. Ils sont considérés comme intrinsèquement dangereux de par l'hérédité criminelle, très en vogue à cette époque, mais également de par leur appartenance aux classes populaires.

À partir de la fin des années 1950, les apaches ont délaissé les pantalons patte d'éléphant et la java pour les santiags et le rock. Voici venue l'heure des « Blousons noirs », ces bandes aux mœurs violentes qui volent des mobylettes et effraient les touristes sur la côte d'Azur. L'expression, employée pour la première fois dans le journal France Soir, est reprise par le préfet Maurice Papon. Cela permet notamment de dévier l'attention portée sur la guerre d'Algérie. Dix ans plus tard, les Blousons noirs disparaissent aussi vite qu'ils sont apparus. Avant d'être remplacés par les sauvageons et les racailles dans les années 1990. Le repérage est cette fois-ci facilité, car il s'effectue à partir de la couleur de peau, en plus du rap et de la casquette. C'est finalement un éternel recommencement au sein d'une société fonctionnant régulièrement sur le principe de panique morale.

Les boxes de la Petite Roquette. © Henri Manuel, collection particulière ENAP CRHCP

Cependant, vous montrez dans le livre qu'il existe des périodes où le regard porté sur la jeunesse change complètement.
Après la guerre, en effet. Dans ces périodes de pénurie démographique, la jeunesse devient précieuse pour le pays qui doit se reconstruire. Alors que les statistiques pénales montrent une augmentation de la délinquance juvénile pendant l'occupation, la jeunesse devient une priorité à la libération. À la peur et à la répression se substituent la protection et l'éducation de ceux qui représentent désormais l'avenir de la France. Cela se matérialise entre autres par la création du juge pour enfants par l'ordonnance de 1945. Cette conception de la jeunesse comme ressource fonctionne aussi après la première guerre mondiale. La surenchère médiatique autour de la violence des « Apaches » disparaît. Le curseur de la stigmatisation se déplace alors pour trouver de nouveaux boucs émissaires. La mafia ou les étrangers deviennent ainsi les nouvelles figures de la dangerosité.

Mauvaise Graine est disponible aux éditions Textuel.