Le docu « Free to Run » nous rappelle que les pionniers du running étaient des hippies

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COURSE À PIED

Le docu « Free to Run » nous rappelle que les pionniers du running étaient des hippies

En salles ce mercredi 13 avril 2016, « Free to Run » revient sur la démocratisation du running depuis les années 1970 et sa résonance avec les avancées sociales de l'époque. On a rencontré le réalisateur Pierre Morath pour en discuter.

Le documentaire Free to Run de Pierre Morath, en salles ce mercredi 13 avril, s'ouvre sur des témoignages qui paraissent invraisemblables au premier abord. Qui aurait cru qu'à une époque, courir dans les rues était perçu comme une activité excentrique ? Qu'aller faire un footing en short dans les parcs était un truc de marginal ? Que certains attendaient la nuit pour aller courir et ainsi échapper aux regards désapprobateurs ?

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Ce que raconte Free to Run, c'est cette libération de la course à pied dans les années 1960-1970. Comment plusieurs pionniers, aux Etats-Unis et en Europe, ont sorti la course des stades pour en faire un sport populaire. On suit ainsi plusieurs personnages aux trajectoires différentes mais qui ont tous, d'une façon ou d'une autre, changé les mœurs de l'époque à travers la course.

Il y a ainsi Kathrine Switzer, première femme à avoir participé officiellement à un marathon, celui de Boston en 1967 : les organisateurs pensaient avoir inscrit un homme. L'un de ces organisateurs, Jock Semple, a tenté de lui arracher son dossard après s'en être rendu compte. Elle a poursuivi son combat pour le droit des femmes à courir par la suite.

Le Suisse Noël Tamini, sa moustache et ses rouflaquettes, est, lui, le fondateur de la revue Spiridon. Dans les années 1970, celle-ci distillera l'esprit libertaire de la course à pied conjugué à ses vertus de dépassement de soi et de connexion avec la nature. Spiridon deviendra un mouvement qui combattra pour la libre pratique de la course pour tous et en particulier pour les femmes, ou la liberté d'organiser des courses hors stades.

Il y a aussi les premiers organisateurs du marathon de New York, qui, avant de devenir l'épreuve la plus célèbre et la plus convoitée du monde, était une simple course dans Central Park organisée par des gens qui voulaient unir tous les quartiers de la ville. Ou Steve Prefontaine, le « James Dean de la piste » (il mourra dans un accident de voiture à 24 ans) qui a milité pour que le statut d'amateur des athlètes soit reconsidéré.

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Noël Tamini (à droite), le fondateur de la revue Spiridon. Crédit : Jour2Fête.

Free to Run passe donc de l'un à l'autre avec toujours la volonté de mettre en lumière les vertus d'un sport simple. Mais le documentaire n'est pas qu'une ode à la course à pied. Dans sa dernière demi-heure, le film prend une tournure interrogative sur ce qu'est devenu le running ces dernières années : sa récupération commerciale, les marathons et l'industrie du dossard, les runners accros au chronométrage constant de leurs performances…

Le documentaire démarre à bloc, et court tout du long d'anecdotes en anecdotes, de personnages en personnages, d'histoires en histoires, pendant 1h45. Peut-être un peu trop, ne laissant pas forcément au spectateur le temps de reprendre son souffle, c'est le seul reproche qu'on pourrait lui faire. Mais, face aux merveilles d'images d'archives retrouvées (6 milliards passées en revue pour 1h30 dans le film au final), et à certains témoignages ahurissants, on ne peut que saluer le travail de réhabilitation de ces héros méconnus.

On a donc rencontré l'auteur de ce documentaire, Pierre Morath, dans les salons d'un petit hôtel du 11e arrondissement avant la sortie du film ce mercredi 13 avril. Pierre Morath est un ancien coureur professionnel (une vingtaine de sélections en équipe nationale suisse), organisateur de courses et entraîneur, tout en étant aussi à la fois historien du sport, journaliste et donc réalisateur (de documentaires et de fictions). Autant dire qu'il était le mieux placé pour raconter ces histoires.

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VICE Sports : Bonjour Pierre, est-ce qu'on peut rapprocher ces premiers coureurs, ceux qui ont été les pionniers de la course à pied hors des stades dans les années 1960-1970, du mouvement hippie/baba cool de l'époque ?
Pierre Morath : A fond, c'est ce qui m'a d'ailleurs donné envie de faire le film. Moi, un des axes qui me passionnent dans le traitement du sport, ce qui m'a frappé, ce qui m'a fasciné, c'est le côté miroir du sport : à quel point ça peut être un miroir de nos comportements, de nos sociétés… Avec le running, j'ai découvert que c'était véritablement le miroir de la révolution sociale, de mai 68, des années 1970, et jusqu'à la récupération des idéaux de cette révolution par des pouvoirs moins nobles, on va dire. L'argent, une forme de capitalisme.

Initialement, ce film je voulais l'appeler « Sur la route ». Cela symbolisait, pour la course à pied, sortir de la piste, arrêter de tourner en rond comme des animaux de laboratoire, et partir courir sur la route. Et cela faisait aussi directement référence à Sur la route, à Jack Kerouac, à la contre-culture, etc. Je voulais aussi commencer par une citation qui est la traduction d'un vers de Walt Whitman, qui dit : « Rien n'est meilleur que la sueur de mon corps. » C'est très simple et cela correspondait bien à mon sujet. Le message du mouvement Spiridon, le combat de Kathrine Switzer, l'esthétique de Steve Prefontaine, le cadre des premiers marathons de New York : on est directement dans une lignée très hippie. Et d'ailleurs, au début du film, il y a ce gars qui dit : « Pour nous, courir, c'était comme aller à Woodstock. »

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Est-ce qu'il y a une anecdote en particulier qui a déclenché ce projet ?
Ce qui a déclenché ce projet, c'est le genre de choses dont je viens de parler, cet effet miroir. Après, je travaillais à la base sur un livre, et c'est plus des histoires de vie, des personnages comme Kathrine Switzer et Noël Tamini, qui ont éveillé mon intérêt. Je me suis dit : « S'il existe de belles images d'archives là-dessus, ça pourrait faire un film ». A l'époque, je n'étais pas du tout cinéaste. Donc, ça a mis pas mal de temps et ça a été un long processus pour que cela devienne réalité

Kathrine Switzer, première femme à participer légalement à un marathon à Boston en 1967. Crédit : Jour2fête.

Qu'est-ce qui a été laissé de côté ?
J'ai dû abandonner un cinquième personnage, Bill Bowerman, qui est à la fois le gars qui a découvert le jogging, une forme de course d'endurance pour tous qui n'existait pas alors, en Nouvelle-Zélande. Il utilisait cela pour les personnes qui avaient des problèmes cardiaques. C'est lui qui a créé les premiers rassemblements en Oregon et qui a donc permis que cela prenne. Il est presque au départ de la course à pied populaire. Et il a été le créateur de Nike, c'est lui qui a bidouillé les premières baskets. Et enfin, il a été l'entraîneur de Steve Prefontaine. Donc, c'est un gars qui était au carrefour de plein d'histoires du film.

D'ailleurs, il n'est pas impossible que je fasse un livre. Il y a quelques maisons d'édition qui sont intéressées, ce serait sous forme de roman historique. Je pourrais reprendre les choses un peu plus en détail.

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Le film chemine donc petit à petit vers notre époque et la fin aborde la récupération commerciale du running. Est-ce qu'on peut dire qu'on court mal aujourd'hui ? Est-ce que c'était un objectif de démontrer cela ?
Dès le départ, j'avais de l'intérêt pour ce type de réflexion. C'est une bascule qu'on peut voir dans la disparition de Spiridon vers un type de magazine très mainstream comme Runner's World ou Jogging International apparus dans les années 1980. C'était le symbole d'une perte d'innocence vers l'arrivée d'une sorte d'"utilitarisme". Tout le business du running est arrivé derrière ça, mais c'était inévitable.

Ce que je voulais montrer à la fin, c'est qu'on est tous porteurs d'un paradoxe. Moi le premier, étant donné que je suis aussi propriétaire de deux magasins de sport spécialisés dans le running. L'idée, c'était de montrer qu'il n'y avait plus de combats collectifs comme la lutte pour faire courir les femmes. Il y a plutôt un combat individuel, intime, personnel. Découvrir quelles valeurs on veut mettre dans la course à pied. Aujourd'hui, il y a plein de gens qui courent, et qui courent de plusieurs manières. Je n'ai pas d'amertume personnellement, je m'interroge encore : il y a beaucoup de formes de courses qui se développent. Les trois quarts des personnes qui courent, elles courent sans dossards, elles courent pour elles, dans la nature avec un vieux T-shirt et des vieilles godasses. Il ne faut pas être pessimiste, chacun doit développer pour soi sa propre forme de course.

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Steve Prefontaine, détenteur pendant sa carrière de tous les records des Etats-Unis sur les distances allant de 2 000 mètres au 10 000 mètres.

Ce film, c'était donc une manière de montrer ça, notamment auprès de la communauté des adeptes du running j'imagine. Ce seront les premiers ciblés par ce documentaire…
Ma production m'a d'ailleurs un peu mis dans les cordes à la fin pour valider le montage final : ils avaient peur que ma conclusion culpabilise les coureurs. En même temps, ce n'est pas un reportage TV, je travaille au service de personne. J'essaie de m'interroger à travers la course. Je pense que la plupart des observateurs qui ont vu le film, les coureurs, les critiques, ils apprécient aussi le film parce qu'il bascule : ce n'est pas simplement une ode à la course à pied, c'est aussi une réflexion sur ce qu'on a fait de la révolution.

Quelles étaient vos sources d'inspiration pour ce documentaire ?
Je voulais un documentaire écrit à l'américaine. Aux Etats-Unis, il y a de très bons documentaires qui sortent comme ça, avec des archives, des talking heads (interviews posées, ndlr). Alors que dans la tradition du cinéma à la française, ce type de documentaire est très vite considéré comme artificiel : on n'a pas eu le CNC au début parce qu'ils considéraient que c'était un film télé. Mais moi, c'était le type de films que je voulais faire. J'avais deux-trois références du documentaires américains. Une en particulier, le film Inside Deep Throat, sur l'histoire du film Gorge Profonde, le premier porno à sortir dans le grand public, à devenir un phénomène de masse. Il ressemble beaucoup au mien : c'est une saga historique qui se base sur des archives, de la musique, des personnages et qui parle aussi d'évolution des mœurs. Je m'en suis beaucoup inspiré.

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Pour les documentaires sportifs, ma principale source d'inspiration sur le fond est un documentaire télé, L'odyssée du coureur de fond de Jean-Christophe Rosé. Il raconte à travers des champions (Paavo Nurmi, Emil Zatopek, Ron Clarke…), comment ils se sont immergés dans leur siècle, leurs combats ou les oppositions politiques. Et il s'arrête où commence le mien en termes d'époque. Mais, pour moi, le meilleur documentaire sportif que j'ai vu ces dernières années c'est La mort suspendue de Kevin McDonald. C'est une histoire d'alpinisme racontée par ses acteurs, avec en plus des images de reconstitution. En termes de sport, dans le domaine du documentaire, c'est vraiment un très très bon film.

Une grande partie du film s'intéresse au combat des femmes pour participer aux compétitions de course à pied.

À la fin, ce que l'on voit, c'est Noël Tamini qui parle de courses dans la nature…
Oui, « tant qu'on ne nous empêche pas d'aller courir dans la forêt, la vie est belle… »

Et donc est-ce que c'est ça le futur de la course à pied ?
Oui, il y a aussi une citation de Robert Frost, « On a toujours le choix de prendre la route la moins empruntée, le sport cela reste ce qu'on en fait ». Le futur de la course à pied, je pense qu'il est multi-dimensionnel. Cela se développe sous plein de formes. Il y a cette nouvelle revue, là, VO2 Mag, à qui j'ai donné une interview. Ils ont une approche qu'ils appellent « Running et lifestyle », et, au-delà de la formule qui est un peu tout-venant, ils essayent d'aborder ces nouvelles pratiques, ces nouveaux axes… C'est pas mal.

Dedans, il y a un article sur le parkour. On saute par-dessus les murs. Moi, j'entraîne des jeunes en Suisse. J'ai récupéré un jeune dans mon groupe d'athlètes en lui disant : « Ecoute, t'es super fort, et je pense que t'as du talent, ça te dirait de venir t'entraîner avec nous ? » Et il m'a dit « Ouais, mais à côté je fais d'autres trucs. Du parkour, et je veux pas abandonner ça. » C'est une forme totalement libre, c'est dingue. L'avenir de la course, c'est multi-dimensionnel, ça se développe sur plein de trucs… Il y a même des mouvements dans l'esprit du film, qui tentent de s'introduire dans des courses sans dossards… C'est devenu un mode de pensée, un art de vivre.

Dans d'autres interviews, vous disiez qu'il y avait maintenant presque une injonction hygiéniste à courir…
Oui, courir maintenant, c'est un peu inversé. Il y a quarante ans on montrait du doigt ceux qui couraient, désormais on montre presque du doigt ceux qui ne font pas de sport. C'est devenu très politiquement correct de faire du sport.