Le difficile exil européen des combattants muay thaï

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Le difficile exil européen des combattants muay thaï

Quatre combattants de cette province d'Issan, au nord-est de la Thaïlande se préparent pour leurs premiers combats en Europe. Mais d'abord, ils ont besoin de passeports et de visas.

Par une matinée humide de février 2016, quatre boxeurs muay thaï originaires la région d'Isaan, au nord-est de la Thaïlande, sont avachis dans la salle d'attente de l'ambassade de Belgique à Bangkok, en attendant de pouvoir présenter leurs papiers pour obtenir un visa. Frances Watthanaya, une Canadienne blonde, qui a pris du temps sur son boulot de gérante de gymnase à Isaan pour les escorter à la capitale, s'occupe de garder leurs papiers en ordre. Elle feuillette leurs liasses de paperasse. Tout semble être en ordre. La promotrice belge qui sponsorise les boxeurs est certaine que ses lettres d'invitations seront suffisantes.

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Mais Frances est quand même nerveuse. Elle ne sait pas comment les boxeurs d'Isaan vont gérer leur entretien. Elle ne sait pas non plus s'il est difficile, ou pas, d'obtenir un visa belge. Elle a déjà vécu le cauchemar de la demande de visa avec les Etats-Unis et le Canada pour son mari thaïlandais et ça avait pris des mois pour se faire.

Cependant, les quatre boxeurs sont assis calmement. A la différence de Frances, ils n'ont pas eu de mauvaises expériences avec l'immigration et les voyages internationaux. Ils n'ont jamais eu de passeport et encore moins fait de demande de visa. Aujourd'hui, c'est leur carrière de boxeur qui les amène dans cette salle d'attente. Quand la société belge Fight Night Promotions a eu l'idée d'intégrer des boxeurs à leurs événements européens, ils ont fait appel à Frances, leur contact pour le muay thaï à Isaan, pour qu'elle recherche des boxeurs. Elle a choisi quatre boxeurs âgés de 17 à 32 ans, pesant de 58 à 70 kg, tous avec une centaine de combats à leur actif.

Mais aucun des boxeurs qu'elle a choisis n'avait de passeport. Trois d'entre eux n'ont jamais pris l'avion. Mais si tout se passe bien, il traverseront la moitié du globe dans un mois.

Senrak

Pour Senrak, 17 ans, le plus jeune de tous, l'opportunité de se signaler dans un autre pays sur Facebook, avec un selfie à la clé, a été suffisant pour le convaincre. Il n'a d'ailleurs pas pu attendre la Belgique pour sortir son appareil photo, il fait passer le temps en faisant des selfies dans la salle d'attente de l'ambassade. Frances et les autres boxeurs s'amusent de son enthousiasme. Lui, reste impassible, excité à l'idée de prendre l'avion et de faire son premier match à l'étranger.

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Jom Wo

Jom Wo, quant à lui, ne laisse rien paraître. Il n'est pas très causant après les neuf heures de voiture jusqu'à Bangkok et tout ce que Frances a pu lui soutirer est qu'il aime les filles et qu'il a hâte de se battre à l'étranger. C'est dur de se dire que c'est un étudiant de 18 ans sur le point d'avoir son diplôme, plus âgé d'un an que Senrak, l'obsédé du selfie. Le visage de Jom Wo commence à être marqué par ses 13 ans de boxe. Sa timidité est prise pour de la maturité. Il desserre à peine la mâchoire quand il sourit, peut-être pour cacher le fait qu'il lui manque une dent, qu'il a perdue lorsqu'il boxait sans protège-dents.

Frances et Silalek

Frances et les boxeurs discutent en attendant. Surprenant leur conversation, un homme âgé d'une soixantaine d'années, curieux, s'approche et se présente comme étant le propriétaire d'une agence de tourisme thaïlandaise. Il leur explique qu'il est là pour obtenir des visas pour ses clients et leur demande ce qu'ils vont faire en Belgique.

Il rit quand ils lui disent qu'ils sont boxeurs. « Vraiment, demande-t-il. Tous ? »

Il pointe Silalek, qui, grâce à son physique avantageux, travaille de temps en temps comme mannequin. « Tu n'as pas l'air d'un boxeur. »

Flatté, Silalek rit. « Il est boxeur », assure Frances. Elle ne lui parle pas du mannequinat qu'il fait à temps partiel et ni du fait qu'il a supplié Frances de faire demi-tour pour récupérer son fer à lisser chez lui quand il a su que la mission visa impliquait un voyage de nuit.

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Rittidet

« Et lui, demande Frances en montrant Rittidet. Est-ce qu'il a l'air d'un boxeur ? »

Le vieil homme hoche la tête. « Oui ! C'est ce à quoi un boxeur devrait ressembler ! »

Rittidet, calme et modeste, sourit. A 32 ans, le plus vieux des boxeurs, avec une femme et des enfants à nourrir, n'est pas vraiment intéressé par la dimension aventurière d'un voyage à l'étranger. Ce qui compte pour lui c'est de ramener l'argent à la maison. Boxeur solitaire, avec du cœur, de l'expérience et un bon sens du travail, il est trop vieux pour que la plupart des gymnases ne s'intéressent à lui pour autre chose que pour tenir les pads ou servir de cobaye pour les prises.

Rittidet a toujours été très dévoué à la boxe. Il a boxé partout en Thaïlande et cherche maintenant à se faire un nom a l'étranger. Quand Frances lui a demandé s'il pouvait boxer dans la catégorie des 63kg, il a dit qu'il n'y avait pas le moindre problème. Cela implique de perdre seulement 5kg, chose qu'il a déjà faite. « Je descendrai jusqu'à 60 kg s'il le faut », a-t-il assuré à Frances. Quand un ami de Frances, un préparateur physique canadien, est venu leur rendre visite, Rittidet lui a demandé de lui montrer des exercices. Matthew lui a donc appris les burpees, les ladder drills et le plank work. Rittidet est sorti de sa session impressionné et épuisé. Ce soir-là au dîner, il a expliqué à Frances à quel point c'était exigeant. « Je ne me suis jamais entraîné aussi dur de ma vie », lui a-t-il dit.

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« Les étrangers s'entraînent comme ça pendant six à huit semaines avant un match », lui a répondu Frances.

« Wouah. Si je m'entraînais autant, je suis sûr que je pourrais boxer 10 jours d'affilée », s'est exclamé Rittidet. Puis, après un temps de réflexion, il a ajouté : « En y repensant, j'ai déjà boxé dix jours de suite. Mais je ne me suis jamais entraîné aussi dur. »

Enchaîner les matches en peu de jours est assez courant dans la campagne thaïlandaise à certaine périodes de l'année, mais Rittidet a vieilli et il ne récupère plus aussi vite qu'avant. Il veut tirer le meilleur de ses dernières années sur le ring. La boxe est un métier, et tous les matches sont bons à prendre pour quelqu'un comme Rittidet.

Mais certains sont plus importants que d'autres. Frances a expliqué aux quatre boxeurs l'importance de combattre à l'étranger et de combattre intelligemment. Faites-vous un nom, leur a-t- elle dit. Offrez un bon spectacle au public. Plus votre nom sera connu, plus votre compte en banque sera rempli. « L'important ce ne sont plus les paris, leur a-t-elle expliqué. Gagner n'est pas aussi important que faire le spectacle. Vous devez être préparés, montrer de l'envie et être agressifs. » Les matches seront diffusés en ligne. S'ils réalisent de belles performances, leur notoriété et leur portefeuille exploseront. Et leur place sera garantie pour un autre événement en septembre.

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« J'espère que vous savez la chance que vous avez », leur dit le vieil homme dans la salle d'attente de l'ambassade. Son métier est de permettre à de riches thaïlandais, qui paient cher leur place, de voyager à l'étranger. Il connaît la difficulté d'obtenir des visas et le prix que paient certains pour découvrir le monde.

Bientôt, les boxeurs sont appelés pour leur entretien. Frances est autorisée à les accompagner. Ils présentent précautionneusement leurs documents pendant qu'une fonctionnaire de l'ambassade belge, une Thaïlandaise d'âge mûr, élégante dans sa simplicité, mène l'entretien en thaïlandais et en anglais. Quand la fonctionnaire demande à Frances quel est son intérêt dans tout ça, elle répond « j'aime le muay thaï ». L'employée sourit, explique que les visas seront envoyés à Frances via email et que les passeports leur seront renvoyés par courrier.

En sortant de l'ambassade, Frances se demande comment les boxeurs s'en sortiront en Belgique. Ils seront avec Boom, son mari thaïlandais, qui a grandi à Isaan mais qui a vécu au Canada lorsqu'il avait environ 25 ans. Il s'assurera qu'ils soient à l'aise, concentrés sur leur préparation pour les matches. Fight Night Promotions s'occupera de réserver leurs billets d'avion et leur versera une allocation journalière.

Même l'auberge de jeunesse dans laquelle ils ont dormi la veille a été une nouvelle expérience pour les quatre boxeurs. Devoir partager la salle de bain avec des inconnus et avoir à amener leurs propres serviettes étaient des découvertes. Les lits superposés ont aussi été une source de curiosité. Il y a eu grand débat à propos de qui dormirait en haut et qui dormirait en bas, selon l'âge et le respect. Frances s'est amusée du fait qu'ils aient tous été d'accord pour que personne ne dorme au-dessus d'elle. Elle a donc eu le droit à deux lits superposés pour elle toute seule.

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L'ambassade est à quelques minutes à pied de l'auberge de jeunesse et les boxeurs sont partis assez tôt, toute leur paperasse sous le coude. Ils se sont arrêtés sur une passerelle au-dessus du trafic pour prendre des photos. Ils voulaient tous des souvenirs d'eux sur un pont au milieu de la grande ville. Tous sauf le complexé Jom Wo, qui s'est tenu silencieusement sur le côté, répugné. Senrak, lui, en a pris pour deux, en essayant d'être sur la photo avec le pont et les rails en arrière-plan. Il était jaloux de l'Iphone 5 de Frances et lui a demandé s'il pouvait le lui emprunter pour ses photos, lui promettant qu'il gagnerait suffisamment grâce à ses combats à l'étranger pour s'en acheter un. Les premiers travailleurs du matin en costard jetaient des regards agacés vers Senrak qui ne se rendait pas compte qu'il causait de gros embouteillages de piétons avec ses selfies.

« Il faut y aller », lui dit Frances.

« Attends, dit-il, appareil photo toujours en main. Je veux prendre une photo quand le train passe ! »

Dix minutes plus tard, Senrak a emprunté une nouvelle fois l'Iphone de Frances, cette fois-ci pour se prendre en photo avec sa tasse de café Starbucks. Les autres boxeurs s'affairaient dans le Starbucks, se demandant quoi prendre en fonction des recommandations de Frances. « La journée va sans doute être longue à l'ambassade, les avait-elle prévenus. Donc mangez quelque chose maintenant. »

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Rittidet, après avoir lu attentivement les options, est revenu à la table les mains vides.

« Où es ta boisson », lui a demandé Frances.

Il a marqué une pause, son allocation de 100 bahts (environ 3€, ndlr) toujours dans la main. « Je peux pas dépenser autant pour un smoothie au fruit », a-t-il répondu.

Soulagé que tout se soit bien passé à Bangkok, Frances appelle son mari Boom en sortant de la ville. Tandis que c'est Frances qui s'est occupée d'amener les boxeurs à Bangkok, c'est Boom qui s'occupera de les chaperonner en Belgique. Elle lui dit qu'elle sera rentrée d'ici neuf heures, selon le trafic et le temps qu'elle passera à discuter avec la famille de chaque boxeur.

La petite Toyota Yaris, transportant quatre boxeurs et une gérante de gymnase, se faufile à travers le trafic de Bangkok jusqu'à atteindre l'autoroute menant vers la province. Silalek profite du long voyage pour apprendre les tenants et aboutissants du métier de Frances, curieux de connaître son loyer, ses frais de voitures, son assurance et sa vie passée au Canada. « Donc si j'ai un diplôme en science du sport, demande-t-il, quel genre de métier je peux avoir à l'étranger ? »

Bientôt, la conversation se met à tourner autour du muay thaï. Frances parle de la boxe à l'étranger, ce à quoi il faut s'attendre, et ce qu'on attend d'eux en retour. « Le premier round va être comme un cinquième round en Thaïlande quand on a promis à ton adversaire un million de bahts, dit-elle. Les européens vont faire tout ce qu'il peuvent pour gagner, et ils vont tenter le tout pour le tout dans le premier round. »

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Rittidet comprend. Il a boxé contre des étrangers quand il travaillait au gymnase à Phuket. Les autres ont peu ou pas d'expérience dans ce domaine mais prennent note de ce que Frances dit. Ok, disent-ils. C'est pas la mort. On peut le faire.

Avec à peu près 1000 combats effectués à eux tous, ils passent le plus clair du long trajet à échanger leurs anecdotes. Senrak leur raconte qu'il a combattu trois fois en 16 heures au Nouvel An. Silalek raconte qu'il a boxé contre des hommes pesant 10kg de plus que lui.

« Dix kilos, s'amuse Rittidet. J'ai combattu un mec qui pesait 80 kilos de plus que moi ! »

Jom Wo ne s'exprime pas beaucoup, peut être encore fatigué de son récent combat ayant eu lieu un jour avant qu'ils ne partent pour l'ambassade. Quand Frances est venue le chercher à 8 heures, son père a précisé qu'il avait combattu à 2 heures du matin.

« On n'est pas arrivé à la maison avant quatre heures », lui a dit son père.

« Contre qui a-t-il boxé », a demandé Frances.

« Contre Sam Gaw. Jom Wo l'a battu par K.O. Au troisième round », a-t-il répondu fièrement.

« Sam Gaw existe encore », s'est esclaffée Frances. Sam Gaw est une légende locale, réputé pour être un monstre à l'intérieur comme à l'extérieur du ring. Il a été le premier choix de Frances pour combattre à l'étranger.. Elle savait que le public européen aimerait un boxeur sauvage comme lui. Mais il n'a pas pu obtenir de passeport à cause de problèmes de drogues et de multiples arrestations.

Elle a donc rassemblé quatre autres boxeurs, maintenant tassés dans sa voiture.

Parlant toujours boulot, Silalek se tourne vers Jom Wo et lui dit : « J'ai entendu dire que tu as combattu Petchpotong il y a quelque mois. Je voulais aussi le combattre mais apparemment il est forfait à cause d'une blessure. »

Rittidet glousse. « C'est sans doute à cause du pied gauche de Jom Wo. Il a cassé le bras de Petchpotong. Combien de bras t'as cassés en tout Jom Wo ? Quinze ? »

Jom Wo sourit légèrement et se tourne vers la fenêtre pour regarder les champs de riz.