Sur les routes de Paris-Roubaix

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Sur les routes de Paris-Roubaix

Reportage entre brochettes picardes et bières belges, à la rencontre d'un public à l'image du cyclisme actuel : partagé entre fans de toujours et nouveau public plus internationalisé.

De la techno flamande, des camping-cars à perte de vue et des drapeaux de dizaines de pays différents qui claquent au vent. Ce dimanche à Camphin-en-Pévèle, petit village nordiste de 2 000 habitants aux lotissements de brique rouge méticuleusement alignés, la tranquillité habituelle des lieux est perturbée par un débarquement en force. Celui des fans de cyclisme de la région, de nombreux pays d'Europe, mais surtout de Belgique, venus assister comme chaque année au passage des coureurs de Paris-Roubaix sur les deux secteurs pavés qui bordent la commune. Au total, quatre kilomètres d'une route étroite, poussiéreuse et défoncée, deux tronçons mythiques de la reine des classiques, situés à quinze kilomètres de l'arrivée, où la victoire s'est souvent jouée par le passé.

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Au sortir de cette route aux pavés mal dégrossis, usés et polis par le temps, des milliers de supporters se sont réunis au carrefour de l'Arbre devant un écran géant. Ils suivent ainsi l'avancée des coureurs les fesses à même le sol ou posés sur des chaises de camping, car hormis le restaurant gastronomique qui borde la route, réservé à une poignée d'aristocrates de la course qui ont réservé leur place, ici, il n'y a que des champs de patates taillés au cordeau, une immense benne à ordures pour jeter les canettes de bières que les spectateurs vident grand braquet, et les deux pissotières prises d'assaut par les buveurs.

Si Paris-Roubaix attire autant de public, c'est que la course jouit d'une aura exceptionnelle dans le coeur des fans de cyclisme. Elle fait partie des "Monuments", c'est-à-dire des classiques les plus exigeantes, les plus anciennes, et donc les plus prestigieuses de la saison. Créée en 1896, longue de 257 kilomètres, et surtout relevée de quelques secteurs pavés des plus casse-gueule, l'épreuve est surnommée la reine des classiques ou même l'enfer du Nord. Rien d'usurpé dans cette appellation, tant la course a dégoûté plus d'un coureur chevronné : Bernard Hinault, pourtant dur au mal et vainqueur au Vélodrome en 1981, l'avait qualifiée de « belle cochonnerie ».

Pourtant, Paris-Roubaix a failli devenir une course comme une autre, quand, dans les années 50, la plupart des routes pavées du Nord ont commencé à être bitumées. L'ADN de la course a été préservé à partir de 1968 grâce à Jean Stablinski, grand champion nordiste et ancien mineur, que les organisateurs ont alors consulté pour retrouver des secteurs pavés et la galère qui allait avec. C'est à Stablinski qu'on doit le passage de la course dans la trouée d'Arenberg, un endroit qu'il connaissait bien pour avoir travaillé dans les galeries minières du coin avant de l'emprunter à vélo.

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«C'est difficile à expliquer, mais ça fait partie de notre histoire, ces pavés gris. C'est beau

», s'extasie François Doulcier, le président de l'association des amis de Paris-Roubaix . Depuis 1977, ce groupe de passionnés se démène pour entretenir les 29 secteurs pavés imposés aux coureurs en 2017. Comme tous les connaisseurs de la course, François Doulcier a un attachement particulier pour le carrefour de l'Arbre, « le dernier vrai secteur sélectif et décisif de la course puisqu'il se situe à 15 kilomètres de l'arrivée » : « Neuf fois sur dix, le coureur en tête à la sortie du carrefour arrive en tête au Vélodrome. Encore faut-il qu'il tienne sur les quinze kilomètres. C'est souvent un duel passionnant avec son ou ses poursuivants, un bras-de-fer physique mais surtout psychologique. »

La course attire donc pour son patrimoine, mais aussi pour son plateau relevé. Et au-delà des grandes stars comme le champion du monde Peter Sagan ou le quadruple vainqueur de l'épreuve Tom Boonen, chaque coureur a son fan-club. Bien calés à l'entrée du secteur pavé du carrefour de l'Arbre, les supporters d'Adrien Petit, coureur picard 10ème à Roubaix en 2016, s'activent autour d'un barbecue fumant. Installés « en terrasse » devant leur camping-car repeint aux couleurs de leur champion, ils rêvent de voir Adrien briller encore cette année. Willy, moustache parfaitement taillée, exprime toute sa tendresse pour le coureur, qu'il a connu « tout gamin » : « Adri, c'est une perle, un mec vraiment gentil. C'est ce qu'on aime avec lui, et avec les coureurs cyclistes en général. Ce sont des gens humbles, accessibles, avec la tête sur les épaules, qui ne rechignent jamais à l'effort. »

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Pimp my camping-car

Willy se reconnaît dans ces valeurs. Ancien gendarme, il a ouvert la course en moto à deux reprises dans sa carrière. Un honneur pour lui : « Participer à ma manière à cette course, c'était magnifique. Il n'y a qu'en cyclisme qu'une telle proximité entre les coureurs et le public existe ! Et c'est vrai que sur Paris-Roubaix, on est entre connaisseurs. » Pour une partie des fans de Paris-Roubaix, les classiques flandriennes restent le fin du fin. Des courses au panache et à l'authenticité supérieurs au Tour de France, une épreuve qu'ils aiment beaucoup, mais moins que les courses du Nord : « En tant que Picards, forcément, on suit plus les flandriennes. Ce sont des courses d'hommes, où le plus fort l'emporte, avec moins de calcul. Le Tour, ça attire beaucoup de monde aussi, mais parce que c'est les vacances, qu'il y a la caravane. Ici, l'ambiance est différente. »

Indéniablement, la plupart des spectateurs sont de fins connaisseurs. Des anciens pratiquants, ou des proches de coureurs. Ainsi, le fan-club d'Yves Lampaert, un jeune coureur belge prometteur (vainqueur d'A travers les Flandres en mars dernier, ndlr) s'est installé à quelques encablures du camping-car de Willy. Ici, on retrouve la soeur du coureur, sa petite amie, et ses copains d'enfance. Pas de loge d'honneur ou de privilège quelconque, ils sont installés dans l'herbe, au bord des pavés : « C'est exactement cette ambiance qu'on aime. Être au milieu de tout le monde, au plus près des coureurs, sourit Michel, 28 ans, enchanté de profiter de ce beau soleil. Et puis avec ce temps, on goûte un peu à la douce France, on vient ici comme si c'était les vacances ! »

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Le Woodstock du Nord.

Installés sur les routes du Nord depuis quatre jours pour certains, les Belges ont en effet instauré dans les champs de patates de Camphin une ambiance à mi-chemin entre un lendemain de festival et un camping de la côte d'Azur. Les torses huilés tentent de bronzer malgré leur teint fromage blanc, l'odeur de crème solaire se mêle à celle des saucisses qui crépitent sur les barbec' et au parfum de bière. Des marcels/bedaines nourries à la Jupiler aux barbes bien taillées des cyclotouristes hipsters, le public est éclectique. Son seul point commun, les dizaines de transistors crachant des commentaires en flamand pour informer le public de l'avancée du peloton. Parmi eux, de rares Français tentent de se faire entendre, comme Geoffrey, 26 ans et lui-même ancien membre d'un cycloclub en Picardie, qui chante sa passion pour Pierre-Luc Périchon, premier attaquant de la journée : « Je l'aime rien que pour son prénom, et puis allez pour son nom aussi. Et puis pour son palmarès, la seule course qu'il a gagné c'est la Paris-Camembert, ça situe le bonhomme (il a aussi gagné la Boucle de l'Artois, ndlr). C'est pour des gars comme lui que j'aime le cyclisme ! »

Pendant que les "Jupi" se vident sur le bas-côté, d'autres spectateurs bravent la chaleur. Lunettes futuristes sur le nez, combi de cycliste intégrale, casque profilé et vélo rutilant, eux sont venus pour réaliser leur rêve et arpenter au moins une fois dans leur vie les célèbres secteurs pavés où s'est écrit l'histoire de la course. Si là encore, les Belges sont très nombreux, le public est plus internationalisé. Ainsi, Pu et Zhen, deux coureurs chinois, se tirent la bourre avec une famille de Britanniques vêtus de la combi Sky.

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Flamand jaune un peu flippant.

Venus de Pékin pour des vacances en Europe, les deux amis ont bien visité Paris quelques jours. Mais l'objectif du voyage, c'était le carrefour de l'Arbre et pas le Louvre. En sueur sous son casque, Pu descend de sa monture : « Mon père était un cycliste de bon niveau en Chine, on pratique au quotidien dans la rue, mais on a aussi une bonne école de vélo de compétition. Il m'a initié au Tour de France, puis j'ai découvert Paris-Roubaix, et c'est vraiment ce genre de courses que j'adore. » Pour le cyclisme, sport en pleine internationalisation, la Chine est devenue le nouveau marché à séduire. Si les coureurs de l'Empire du milieu se font encore discrets dans le peloton hormis Cheng Ji, lanterne rouge du Tour 2014, ASO va justement organiser un critérium à Shangaï en août prochain pour continuer d'attirer un public chinois friand du folklore européen. Pu confirme : « Ici, l'ambiance est incroyable avec les drapeaux, les chants, la bière… Je crois que si je devais quitter la Chine, j'irais vivre en Belgique ou dans le Nord de la France ! »

Pu et Zhen lèvent les yeux au ciel, et aperçoivent au loin l'hélicoptère de la télé, signe que les coureurs se rapprochent. Il va falloir quitter les pavés, et prendre la meilleure place possible pour assister au déboulé des coureurs. Quelques secondes à haute intensité, après plusieurs heures d'attente, qui ajoutent à l'excitation ambiante. Le coin le plus prisé reste le fameux virage à gauche situé au milieu du carrefour de l'Arbre, où les coureurs de tête ont parfois chuté par le passé. Thierry, sa femme et leurs amis sont venus de leur village belge, à cinq kilomètres de la frontière pour se faire leur « poulet Roubaix » annuel à cet endroit précis. Un rituel immuable pour la bande, qui se rend à vélo au carrefour de l'Arbre pour y déguster un poulet rôti. Quelques Maes (une bière belge, ndlr) ont permis de digérer la volaille, mais n'ont pas suffi à calmer les amis, déçus de voir que l'entreprise Cofidis a réservé le meilleur emplacement pour ses employés.

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Van Avermaet vire en tête devant le stand Cofidis.

Juchés sur leurs escabeaux pour mieux voir la course, ils chantent : « Cofidis, Syphilis ! » en accusant la société nordiste de crédit d'être une « usine à pauvres », un discours qui semble convaincre leurs voisins : « On n'a rien contre les gens qui profitent du stand, ni contre les coureurs, c'est vraiment la boîte en elle-même qu'on aime pas », explique Thierry. En face, le stand Cofidis tire la tronche, mais la guégerre s'interrompt. Il est 16h45, et après de longues heures passées sous un soleil implacable, les supporters vont enfin voir passer les premiers coureurs. Ils se profilent au loin, annoncés par l'énorme nuage de poussière qui s'élève à l'horizon. Quelques minutes plus tard, le futur vainqueur de l'épreuve Greg Van Avermaet vire en tête à pleine vitesse dans un vacarme indescriptible, suivi de près par ses poursuivants.

Les cinq premiers passés en un éclair, la plupart des spectateurs se ruent sur la télé d'un camping-car voisin pour suivre le final de la course. Les Belges hurlent leur joie quand Van Avermaet l'emporte au sprint dans le vélodrome, même si quelques visages sombres trahissent une certaine déception de ne pas voir Tom Boonen (13e et arrivé dans le deuxième groupe) l'emporter une cinquième fois à Roubaix. Thierry, qui lui aussi s'était jeté sur l'écran, relève alors la tête pour voir passer les coureurs attardés, à qui il adresse de grands et sympathiques encouragements. « Bah oui, faut bien les encourager eux aussi. Vous imaginez comme c'est cruel le cyclisme ? Les premiers à peine passés et tout le monde se rue sur sa télé pour voir l'arrivée. Il n'y a plus personne pour encourager les autres. Et croyez-moi, eux aussi le méritent mille fois, c'est aussi ça l'esprit de Paris-Roubaix ! »