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LE NUMÉRO MUSIQUE

Un petit déj à base de burritos avec How to Dress Well

On a discuté de capitalisme, de dépression et de Carly Rae Jepsen avec Tom Krell.

Cet article est extrait du numéro Musique.

Tandis qu'il essayait de rattraper – en vain – son retard à notre rendez-vous, Tom Krell m'a envoyé par texto : « Je devrais porter quoi, tu penses ? LOL. » En théorie, un artiste répondant au nom de How to Dress Well devrait le savoir. Je lui ai donc répondu : « Suis ton cœur. » Quelques minutes plus tard, il se pointait à Echo Park vêtu du t-shirt d'Ariel Pink montrant un chien en train de rouler des pelles à un homme.

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Krell vient de Boulder, dans le Colorado. Il a plus tard étudié à Chicago avant de s'installer à Los Angeles en janvier dernier ; les beaux jours californiens ont grandement motivé son choix. Comme cadre, on avait donc des palmiers et une vue dégagée sur L.A. Mais surtout, des chiens et des enfants qui, constamment, attiraient l'attention de Krell. « Mon Dieu », m'a-t-il dit en tombant nez à nez avec un bébé. « C'est comme regarder l'humanité. » Pour un mec connu pour lâcher de bonnes ondes négatives en interviews – « Tout est nul », disait-il à Noisey en 2014, lors de la promotion de son troisième album What Is This Heart? –, Krell a eu avec moi une conversation posée, plus posée encore que sa musique. « J'en veux un », m'a-t-il dit en regardant le bébé. « Enfin, pas vraiment. C'est trop de boulot. Mais j'en veux un. Ils sentent bon. »

Krell parle comme si personne ne le connaissait, avec cette intonation calme qui m'a poussée à prendre pour acquis tout ce qu'il disait. « Je suis un mec réfléchi. J'aime parler et réfléchir. Je ne sais pas trop comment m'interdire de parler. Je ne sais pas garder les choses en moi. »

How to Dress Well vient de sortir son quatrième album studio, Care. Celui-ci montre que le duo a définitivement laissé tomber l'atmosphère moite et lugubre qui l'avait toujours défini. Le single « Lost Youth/Lost You » est un titre pop enthousiaste, où seules les paroles rappellent le côté dark qui a longtemps caractérisé les travaux de Krell. Pourtant, on sent un truc nouveau : une certaine forme d'exubérance. « Je sais ce qu'est l'amour aujourd'hui / Je crois que je peux m'y faire », chante Krell. Le titre ne ressemble évidemment pas à de la pop mainstream ; mais il est tout sauf sombre. Krell fredonne gaiement sa toute nouvelle joie de vivre et sa très récente confiance en lui.

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« Care sera un disque joyeux – j'espère qu'il vous apportera plus de plaisir qu'aucun autre truc :) », avait écrit Krell sur son site quelques mois avant la sortie de son nouvel album. « Joyeux », donc. On ne peut pas dire qu'on ait beaucoup utilisé ce terme pour décrire la musique de Krell. Mais Care est en effet très différent de son album précédent, lequel avait déjà été encensé par la critique pour, justement, se différencier des premiers albums. « J'ai peut-être senti que j'avais besoin de faire un truc plus profond. Quand vous voulez vraiment quelque chose, vous devez passer par-dessus une montagne d'obstacles. Mais avec Care, je me disais, "merde, je vais faire ça juste pour m'amuser"! » L'idée de plaisir n'était pas vraiment une priorité à l'époque du premier album Love Remains, plein de vocalises éplorées et d'instrumentaux chagrins. Il disait alors à Pitchfork qu'il avait cherché faire un album « aussi dépressif que moi ».

Love Remains a été suivi en 2012 par Total Loss, un album plus sinistre encore, écrit après les morts conjuguées de son meilleur ami et de son oncle. À ce moment-là, Krell terminait aussi son doctorat en philosophie à l'université DePaul, sur le thème du nihilisme. Ce cliché de l'artiste intellectuel est vite devenu une marotte auprès des journalistes musicaux, lesquels ont voulu mettre en lumière l'aspect « cérébral » de sa musique – ce que Krell cherche au contraire à minimiser. « Ouais, je lis, en allemand, les lettres non publiées de Jacobi pour, je sais pas, les élèves de Mendelssohn, dit-il. Vous n'en avez sans doute rien à foutre. Parce que sérieux, ce n'est pas important. »

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Son parcours universitaire est tout de même devenu assez intimidant lorsqu'il s'est mis à faire, spontanément, une histoire accélérée du néolibéralisme tandis qu'on parlait de l'idée de plaisir dans l'art. « La logique américaine est si triste », m'a-t-il dit, entre deux bouchés de burrito. « Nous sommes la génération test de cette nouvelle réalité politico-économique. » Il chante cette logique, celle de l'accumulation de la dette et ce qu'il appelle la « normalisation de l'antipathie », dans l'un des morceaux de son nouvel album, « They'll Take Everything You Have ».

« Il a vraiment un esprit scolaire, mais il arrive à le fractionner pour en faire un truc enfantin, naïf, innocent », m'a dit Kara-Lis Coverdale, une artiste originaire de Montréal avec laquelle a collaboré sur Care. Krell m'a dit qu'il était important pour lui de faire chanter une femme sur l'album. « J'ai la chance de bosser avec plein de femmes qui défoncent, et je me demande toujours : "Mais pourquoi personne ne connaît mieux la musique de Kara-Lis ?" » Coverdale compose et travaille également à ses heures perdues dans une église. Ses productions et arrangements lui ont valu les éloges de la presse – ou du moins celles du Guardian. Elle a bossé avec Krell sur « What's Up », le second single de l'album. « When my body's gone, tell'em what made me sing / Say it was you », chante Krell. Ces textes témoignent d'une forme de refus, celui d'abandonner totalement sa bonne vieille dépression.

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Comment rester éclairé par la lumière dans un monde atteint de capitalisme définitif ? « Antidépresseurs. Café. Mes amis. Et puis, quelques privilèges. »

Sur Care, une certaine forme d'optimisme est présente, mais elle va de pair avec la douleur de l'existence. Il ne s'agit jamais d'une opposition à celle-ci. Dans « Anxious », il chante : « Why am I addicted to such attention ? / When all I want is that love and affection / Had a nightmare about my Twitter mentions / Wonder why I feel so vacant, / And wake up so anxious? » Selon Krell, le capitalisme intégral a créé une génération entière d'humains anxieux et psychiquement malades, lesquels restent constamment sur leurs gardes parce que persuadés que « la vie est dangereuse ». Néanmoins, il continue d'insister sur ce fait : « la vie est une lumière ». Mais de fait, comment rester éclairé par cette lumière dans un monde atteint de capitalisme définitif ? « Antidépresseurs. Café. Mes amis. Et puis, quelques privilèges », répond-il.

Lorsque What Is This Heart? est sorti en 2014, il s'agissait de son premier pas volontaire en direction de la pop traditionnelle. On notait alors un soin particulier apporté aux paroles, quoique toujours très mélancoliques. Krell avait alors dit à un journaliste qu'il voulait faire de la pop certes, mais pas populaire. « Je voulais dire que ça avait de la valeur pour moi ; que ce n'était pas juste pour critiquer ou faire le mec élitiste qui fait de la musique seulement pour une minorité à qui mes chansons rappellent le suicide d'un proche ou un obscur groupe japonais, m'explique-t-il. Je ne suis plus ce genre de mec aujourd'hui. » Ses goûts musicaux sont très larges. Ils vont de Carly Rae Jepsen à Young Thug en passant par Sheryl Crow – récemment, il a en effet posté sur son compte Instagram une vidéo de lui reprenant « Strong Enough » de Crow. Plus tard dans la journée, il a joué plusieurs morceaux du nouvel album de Rae Sremmurd. Il m'a ensuite dit qu'il pensait que Rihanna avait sorti l'un des meilleurs albums de l'année avec Anti.

Krell cherche à faire des morceaux qui relient l'un à l'autre ses différents goûts musicaux. « Tu sais ce qui défoncerait ? S'il y avait un morceau qui débutait par un truc un peu folk, genre du Joni Mitchell, puis qui se terminerait en Deafheaven, dit-il. Ce qui m'intéresse, c'est : quel serait le morceau de transition ? » Pour Care, il a contacté des producteurs de styles musicaux très éloignés les uns des autres : CFCF, Dre Skull, mais aussi l'ingénieur du son Laura Sisk ou encore Coverdale. Il aspirait à créer un disque « courageux et imparfait à la fois », élaborant diverses idées contradictoires afin de « jouer librement avec tous ces éléments et en faire ressortir quelque chose ». Avec le recul, il en parle comme d'un album acoustiquement un peu violent, mais plutôt bien branlé.

« Je m'amuse et j'expérimente bien plus de trucs [sur cet album], dit Krell. Quand j'ai terminé l'enregistrement, j'étais là, genre "OK ouais, il y avait vraiment trop de tristesse, d'angoisse et d'inquiétude sur les albums précédents". » Care au contraire, met en lumière un réel pas en avant dans sa carrière. Ce que l'on trouve dans ce nouvel album n'est présent dans aucun des autres. « J'y suis allé plus doucement, je commence à comprendre la façon dont je souhaite que l'art soit », ajoute-t-il.

Je lui ai alors demandé : « Comment tu veux que l'art soit ? » Là, il m'a répondu : « C'est impossible de répondre à ça en une phrase. Tu ne peux pas répondre à ce genre de question. » Mais, parce qu'il ne pouvait pas s'en empêcher : « Je ne sais pas, joyeux et libérateur. »