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LES CHIENS NE FONT PAS DES CHATS MAIS PAS DES CHEVAUX NON PLUS

Beyrouth : entre la peste et le choléra, faites votre choix

L’histoire d'un milicien qui m'a kidnappé au Liban et qui a fini vendeur de glaces.

Illustrations : Sammy Harkham

Par une belle matinée de juin, ma secrétaire de la Brooklyn Brewery, Marissa Ponterella, m’a transmis un appel provenant d’un agent du département de la Sécurité intérieure des États-Unis. J’ai flippé. Merde.

Avant de fonder ma brasserie en 1988, j’étais correspondant au Moyen-Orient pour Associated Press ; j’ai bourlingué entre Beyrouth et Le Caire de 1979 à 1984. Souvent, je rappelle mes vieux potes de Beyrouth pour parler de la situation politique dans la région. La NSA, à l’origine du récent scandale à propos de sa surveillance généralisée, avait-elle un problème avec mes amis de la capitale libanaise ? Ou était-ce quelqu’un qui s’interrogeait, une fois encore, sur les exportations et importations de houblon de la brasserie ? – il y a quelques années, nous vendions de la bière brassée au Zimbabwe. Cela avait conduit la Drug Enforcement Administration à inspecter plusieurs de nos cargaisons, qu’ils soupçonnaient de contenir de la drogue. Ils n’avaient rien trouvé. À l’autre bout du fil, l’agent spécial Perry P. Kao, du bureau new-yorkais d’investigation du département de la Sécurité intérieure des États-Unis et du service des douanes et de l’immigration, m’a expliqué qu’il souhaitait me rencontrer. Il avait l’air sympa.

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« Bien sûr, lui ai-je dit. Mais pour quelle raison ? – Je préfère vous le dire dans la brasserie », m’a-t-il répondu. Deux heures plus tard, Kao et son collègue, l’agent spécial Tim Auman, rappliquaient à la brasserie. Ils ont sorti leur badge. Je leur ai offert un café et un verre d’eau, puis nous nous sommes dirigés vers la salle de conférences, en privé. « Vous vous demandez sûrement pourquoi nous voulions vous rencontrer, m’a dit Kao en souriant. Ça concerne un incident dans lequel vous étiez impliqué en 1980 au Liban. – Faites-vous référence à mon enlèvement dans le sud du pays ? » lui ai-je demandé. Ce n’était pas la première fois que des agents du gouvernement américain m’interrogeaient à ce sujet – j’avais déjà témoigné deux fois au département de la Justice. Mes ravisseurs m’avaient relâché, mais ils avaient torturé et assassiné deux Casques bleus irlandais qui se trouvaient avec moi. « En effet, c’est à ce sujet », m’a dit Kao.

Du temps où je vivais au Liban, le pays entier se trouvait en proie à la guerre civile. Le conflit opposait les Phalanges libanaises, un parti politique de chrétiens d’extrême droite, à diverses milices libanaises alliées avec l’Organisation de libération de la Palestine (l’OLP). En 1978, l’armée israélienne envahissait le Sud Liban pour tenter de neutraliser des brigades de l’OLP qui menaient régulièrement des attaques contre Israël. En réponse à l’invasion, l’ONU créait la Force intérimaire des Nations Unies au Liban (FINUL) – une force de maintien de la paix dans le sud du pays. Les Israéliens s’opposèrent à cette initiative et persévérèrent dans la violence sur une zone de 15 kilomètres depuis la frontière israélo-libanaise. Deux jours après, un cessez-le-feu était instauré. Israël se retira quelques mois plus tard la même année, laissant la zone sous la supervision de Saad Haddad, chef rebelle fondateur de l’Armée du Sud Liban et chrétien allié des phalangistes. Israël entraîna, arma et finança la milice de Haddad. Le 18 avril 1979, il rebaptisait la zone le « Liban libre ». J’étais soulagé d’apprendre que la Sécurité intérieure ne m’avait pas contacté pour l’une des autres raisons qui m’avaient traversé l’esprit. Cependant, j’appréhendais le fait de revenir sur cette vieille et douloureuse histoire. Il y a trente-quatre ans, le 18 avril 1980, tandis que je me trouvais avec une patrouille de Casques bleus de la FINUL, nous nous fîmes enlever dans le sud du pays. Nos ravisseurs me libérèrent quelques heures plus tard, et, comme je l’ai déjà dit, torturèrent et tuèrent deux Casques bleus de notre patrouille : Derek Smallhorner, 31 ans et père de trois enfants, et Thomas Barrett, 29 ans, qui venait de devenir père d’une petite fille. Ils torturèrent et tirèrent également sur le soldat John O’Mahony, lui aussi irlandais. Harry Klein, officier américain embauché par l’ONU, et moi-même l’avons porté et conduit hors de danger. Il a survécu. « Vous êtes au courant que l’assassin – ou en tout cas, le type qui nous a kidnappés – est marchand de glaces à Detroit, pas vrai ? » je leur ai demandé, priant pour qu’en cette époque où tout est classifié, mes précédents entretiens avec les agents aient été enregistrés et stockés quelque part. « Oui, nous sommes au courant. Il vient de demander la nationalité américaine », a répondu Kao. Il m’a expliqué que son service avait découvert que l’homme, Mahmoud Bazzi, cerveau de l’enlèvement, était entré illégalement aux États-Unis avec de faux papiers. Il avait obtenu l’asile politique, puis à la Green Card, et demandait désormais la nationalité. J’étais stupéfait. Je n’avais pas entendu parler de Bazzi depuis un entretien avec le département de la Justice à Washington en 2006. Les agents m’avaient contacté après la diffusion d’un épisode d’une heure de l’émission Prime Time par la RTE, le service public de télévision irlandais. Diffusé en avril 2000 à l’occasion des vingt ans de l’attaque au Liban, le reportage était intitulé L’Enclave des assassinats. Vingt ans plus tôt, les faits avaient fait les gros titres en Irlande et la Une du New York Times du 19 avril 1980, notamment parce que, dans l’histoire du pays, très peu d’Irlandais étaient morts dans des conflits à l’étranger. Alors qu’elle travaillait sur le documentaire, Fiona MacCarthy, journaliste à la RTE, avait traqué Bazzi à travers Detroit et l’avait accosté devant chez lui un matin. Il avait tout d’abord prétendu ne pas parler anglais. Mais la journaliste de la RTE était venue accompagnée d’un interprète. Face aux faits reprochés, Bazzi avait affirmé qu’il n’avait pas tué les Irlandais, malgré ses aveux à la presse libanaise. Il avait ensuite expliqué avoir été embauché par Saad Haddad, leader de l’Armée du Sud Liban soutenu par Israël, et forcé de confesser sa responsabilité dans les meurtres à l’occasion de plusieurs interviews télévisées. À en croire sa version des faits, il se serait fait assassiner s’il n’avait pas fait ces déclarations.

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DE DROITE À GAUCHE : L’auteur, Saad Haddad et l’un de ses stratèges israéliens, au QG de l’Armée du Sud Liban, quelques mois avant l’enlèvement.

J’ai donc suggéré à Kao de contacter le département de la Justice afin qu’il puisse avoir accès à l’enregistrement de mon témoignage ayant suivi la diffusion du reportage de la RTE. Il m’a répondu qu’il les avait déjà contactés et que l’enregistrement était perdu. Dans mes souvenirs, je m’étais fait interroger par les agents du service une première fois dans mon bureau de la Brooklyn Brewery et une deuxième fois à Washington. La rencontre à Brooklyn avait eu lieu le 14 juin 2006. Les agents qui s’occupaient de mon dossier étaient Adam S. Fels, substitut du procureur chargé des enquêtes spéciales au sein du département de la Justice et Todd Huebner, un historien du même bureau. Je leur avais alors raconté l’enlèvement dans les moindres détails. Fels et Huebner m’ont expliqué que l’unité à laquelle ils appartenaient avait été jadis chargée de traquer les anciens nazis suspectés de crimes de guerre en fuite à l’étranger. Ils avaient réussi à identifier 70 000 de ces criminels. En 2006, la plupart étaient morts. Depuis 2004 et l’adoption par le Congrès américain de l’Anti-Atrocity Alien Deportation Act, ce service avait désormais pour mission de conduire devant la justice les individus s’étant rendus coupables de crime contre l’humanité à l’étranger et résidant aux États-Unis. En décembre 2005, Eli Rosenbaum, ancien directeur du bureau des enquêtes spéciales du département de la Justice, a affirmé devant le Congrès américain que « [son service] n’était qu’un élément de l’alliance entre différentes agences œuvrant pour que les auteurs de ces crimes terribles ne fassent pas des États-Unis leur sanctuaire ». Afin de mener ses enquêtes, ce bureau employait des historiens, des politologues et des linguistes. Beaucoup d’anciens nazis avaient été arrêtés et jugés. L’histoire de mon enlèvement au Liban débuta par une convocation inhabituelle à l’ambassade des États-Unis de Beyrouth. L’ambassadeur, John Gunther Dean, souhaitait me rencontrer. C’était quelques jours avant l’enlèvement. Dean était l’un des rares employés gouvernementaux à avoir émis le souhait d’être affecté en zone de conflit. Avant d’arriver à Beyrouth, il avait été ambassadeur au Cambodge, alors en plein génocide khmer. Son livre Danger Zones: A Diplomat’s Fight for America’s Interests, détaille ses exploits à travers le monde. Dean était connu pour critiquer l’alliance entre Israël, les phalangistes et Haddad. Il avait notamment écrit que la présence d’Haddad dans le sud du pays sapait les efforts du gouvernement libanais qui tentait de réaffirmer sa souveraineté. Lorsque je le rencontrai à l’ambassade, Dean portait un costume d’été et une cravate turquoise. Il était bronzé et, les cheveux coiffés en arrière, semblait à l’aise avec son début de calvitie. Il me servit un café dans son bureau avec vue sur la Méditerranée. À l’époque, on assistait à des affrontements constants entre les troupes d’Haddad et les 6 000 hommes de la FINUL. Dans le village de Tiri, le 6 avril 1980, des échanges de tirs entre l’Armée du Sud Liban et le bataillon irlandais de l’ONU avaient fait un mort de chaque côté. Suite à la mort de l’un de ses hommes, Haddad exigea 10 000 dollars de la FINUL en promettant de tuer deux Casques bleus de l’unité irlandaise si elle ne cédait pas à ses revendications. La demande fut formulée sur les antennes de Voice of Hope, une radio israélienne dirigée par George Otis, fondamentaliste chrétien américain et ancien directeur général du constructeur aéronautique Learjet. Haddad se rendait continuellement coupable de menaces similaires. Ses troupes avaient à plusieurs reprises enlevé des soldats de la FINUL, avant de les libérer peu après sous conditions. Il avait également empêché l’ONU de réapprovisionner les postes frontières entre le Liban et Israël, créés pour faire respecter l’armistice signé entre les deux pays en 1949. Ces postes faisaient alors partie de la mission du Groupe d’observateurs au Liban (GoL). Dean affirma qu’il existait un accord entre Haddad et l’armée israélienne pour permettre à l’ONU de réapprovisionner ces postes frontières. Il me suggéra de me rendre au sud du pays le lendemain pour rencontrer le commandant Klein au QG du bataillon irlandais de Tibnine. Il me dit que je pourrais accompagner Klein et les camions de ravitaillement. Je voyais cela comme une bonne opportunité pour le jeune journaliste que j’étais. Je ne me trouvais à Beyrouth que depuis un an, mais j’avais déjà couvert la révolution iranienne et la prise d’otages à l’ambassade américaine de Téhéran, la guerre civile libanaise et la crise du Sud Liban.
Le photographe d’AP Zaven Vartan et moi-même avons quitté Beyrouth au lever du soleil, par un belle journée de printemps. Nous avons filé au sud dans une Mazda comptant déjà plusieurs impacts de balle, avec une pancarte à la fenêtre où était inscrit PRESSE – NE PAS TIRER en arabe, en anglais et en français. Tandis que nous roulions le long de la côte, un agréable vent frais venu de la Méditerranée nous caressait le visage. L’air avait une odeur de fleurs d’oranger et de bananes. À mesure que nous approchions de la ville portuaire de Sidon, nous traversions de plus en plus de checkpoints. La ville, singulière, se caractérisait par ses typiques murs détruits par des tirs d’artillerie datant de l’invasion israélienne de 1978. Au niveau de l’ancienne ville phénicienne de Tyr, nous avons pris à l’est. Il ne nous restait plus qu’à franchir les montagnes rocheuses pour atteindre le sud du pays. Nous eûmes aussi à traverser les différents checkpoints de l’OLP et de la FINUL, ainsi que la zone contrôlée par l’ONU. Enfin, nous atteignîmes Tibnine.

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Là, nous rencontrâmes Klein dans le petit bâtiment de pierre qui servait de QG au bataillon irlandais. Klein était un homme grand, costaud, vétéran de la guerre du Vietnam et originaire de Kalamazoo, dans le Michigan. Il se trouvait avec le capitaine Patrick Vincent, un Français à l’air honnête, originaire de Lille. Ils travaillaient tous deux pour le GoL. Ils nous servirent du thé puis nous nous installâmes sur le porche du bâtiment. Klein nous expliqua que les hommes de Haddad venaient de saccager les postes frontières de l’ONU et de voler du matériel radio et des effets personnels à des employés non armés présents sur place. Ces postes, m’annonça-t-il, n’avaient pas été ravitaillés depuis le 3 avril. Plus tard dans la même journée, il nous invita, moi et Zaven, à accompagner le convoi de trois véhicules envoyés au poste de Maroun Al-Ras. Selon le documentaire de la RTE diffusé en 2000, le soldat O’Mahony, l’un des chauffeurs irlandais, accompagné du soldat Barrett – qui entamait sa dernière semaine de mission au Liban – était arrivé le matin même à Tibnine. Le matin de l’enlèvement, O’Mahony avait vu son camarade écrire une lettre à sa femme, les larmes aux yeux. Après l’incident, il se souvint de l’étrange prémonition de Barrett à la fin de sa lettre : « J’ai un mauvais pressentiment… Je ne reviendrai pas de cette mission en vie. » Nous prîmes place dans une Jeep blanche de l’ONU. O’Mahony était au volant, Zaven dans le siège passager et moi, Klein et Vincent installés à l’arrière. Devant nous se trouvaient une autre Jeep et un camion conduit par des Irlandais en treillis kaki, casque bleu sur la tête. À la périphérie du village de Beit Yahoun, situé entre un checkpoint de l’ONU et un autre des forces de Haddad, nous avions prévu de rencontrer Abu Iskandar, un lieutenant de l’armée du Sud Liban, lequel devait nous escorter jusqu’à Maroun Al-Ras. Il n’était pas présent mais ses soldats, en uniforme israélien, nous firent signe de passer. À peine cinq minutes après avoir franchi la sortie de Beit Yahoun, tandis que nous discutions de service militaire et de journalisme, notre convoi s’arrêta. Des cris se firent entendre. À travers le pare-brise de notre Jeep, je pouvais voir de jeunes miliciens pointant des mitrailleuses dans notre direction, cachés derrière les murs en pierre des deux côtés de la rue. Quelques-uns étaient en civil, d’autres portaient des uniformes de l’armée israélienne et des bérets rouges. Tandis que l’on sortait de la Jeep, une Peugeot 404 déboula par-derrière. Un homme d’une trentaine d’années, mal rasé, sortit alors du véhicule, un flingue à la main. Nous visant, il se mit à parler en arabe. Le commandant Klein m’a dit par la suite qu’il avait reconnu l’homme comme étant un officier d’Haddad, mais qu’il ne pouvait se remémorer son nom. Les combattants désarmèrent les trois conducteurs irlandais et confisquèrent le matériel photo de Zaven. Deux agents de l’ONU, O’Mahony et moi fûmes placés dans la Peugeot. Le reste de notre équipage resta dans les véhicules de l’ONU, les hommes d’Haddad au volant. Le véhicule dans lequel je me trouvais a redémarré, suivi de près par ceux réquisitionnés. On nous conduisit dans l’enceinte d’une école abandonnée. La voiture ralentit en s’engageant dans un petit chemin défoncé, proche d’un bâtiment bombardé. Bazzi cria sur quelqu’un que je ne pouvais pas voir depuis la fenêtre de la voiture, puis freina brusquement devant l’entrée de l’école. Il nous ordonna de sortir de la voiture et nous demanda nos nationalités et nos convictions religieuses. Ses hommes firent de même à de nombreuses reprises par la suite. Quand Zaven leur répondit qu’il était chrétien et libano-arménien, ils le séparèrent de nous. Nous autres, un fusil sur la tempe, fûmes poussés en bas d’un long escalier débouchant sur des toilettes pour garçons. Vu la hauteur des urinoirs, il paraissait clair qu’on se trouvait dans une école maternelle. Deux hommes armés étaient postés à la porte et un troisième se tenait au bas de l’escalier. Alors qu’ils braquaient leurs armes sur nous, ils nous ont demandé une nouvelle fois nos nationalités. Une fois de plus, Klein et moi avons répété que nous étions américains, Vincent, français, et les deux Irlandais, irlandais. La nationalité de ces derniers était d’ailleurs visible sur leur uniforme : ils portaient un écusson avec le drapeau vert, orange et blanc. Nos ravisseurs, qui n’étaient qu’adolescents, nous répondirent en souriant : « Américains – OK. Français – OK. » Comme eux, nous nous mîmes à sourire nerveusement, tout en réfléchissant à ce que leur « OK » signifiait. Il semblait que les Irlandais n’étaient « pas OK ». M’étant déjà fait bousculer par de jeunes hommes armés au cours de précédents reportages, j’avais appris que la meilleure chose à faire était de se plier scrupuleusement à leurs demandes. S’ils sourient, vous souriez. S’ils demandent 500 fois d’où vous êtes originaire, vous leur répondez la même chose de la même manière à 500 reprises. Après 20 minutes de discussion sur nos nationalités et sur la raison de notre présence dans le coin, je leur appris que j’étais journaliste. Comme l’un des Irlandais, j’avais besoin de pisser. Ils nous laissèrent utiliser les urinoirs. L’un des types nous surveillait de près. « Il semblerait qu’ils aient quelque chose contre les Irlandais, soupira mon compagnon. – Avec ces abrutis, on n’est jamais sûr de rien », lui répondis-je. Quelques minutes plus tard, quand le leader du groupe – plus tard identifié comme étant Bazzi – débarqua dans les toilettes avec un 9 mm entre les mains en gueulant « mon frère, mon frère » et d’autres mots arabes que je ne comprenais pas, leur mobile nous parut déjà plus clair. Il tira sur son tee-shirt noir qui indiquait son deuil suite à la mort de son camarade au cours de l’affrontement avec le bataillon irlandais. Klein intima aux Irlandais d’arrêter de sourire. Après nous avoir demandé une dernière fois nos nationalités, Bazzi et deux autres hommes ont emmené les trois Irlandais de l’autre côté du couloir. Ils disparurent dans une salle. Des coups de feu résonnèrent dans tout le bâtiment. Puis, il y eut des cris.

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« Merde, merde, ils les ont butés, s’écria Klein. Je n’aurais jamais dû les laisser les embarquer. Je me tire de ce pays. Le Liban, c’est fini pour moi », dit-il. On entendit d’autres coups de feu. Soudain, deux des Irlandais jaillirent hors de la salle, longèrent le couloir et sortirent dans la cour de récréation où les hommes armés d’Haddad attendaient. Le soldat O’Mahony sortit ensuite en titubant, le pantalon baissé. Les hommes armés les firent à nouveau rentrer dans la pièce. Il y eut plus de coups de feu, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du bâtiment. O’Mahony cria. D’autres miliciens vinrent en renfort, des lieutenants d’Haddad que connaissaient Vincent et Klein. Klein leur dit qu’il souhaitait récupérer les Irlandais et se tirer de là sur-le-champ. Les nouveaux venus aboyèrent des ordres à nos ravisseurs, puis repartirent. Ils nous ordonnèrent également d’aider O’Mahony, assis dans le couloir, la tête entre les jambes. « Ça va ? demanda Klein. – Non, répondit-il. – Tu es touché ? – Oui, dit-il, en désignant son dos et ses pieds. » Avec mon aide, Klein le porta à l’extérieur. La blessure de O’Mahony semblait relativement superficielle, mais son ventre lui faisait mal. Klein insista auprès des lieutenants d’Haddad pour que les autres Irlandais soient relâchés. Ils refusèrent d’obtempérer. Quelques instants plus tard, Bazzi reprit le volant de la Peugeot, en compagnie de deux de ses hommes et de Smallhorne et Barrett. L’un des deux Irlandais se tourna vers moi. La peur se lisait dans son regard. On courut alors jusqu’à Bint Jbail – une ville voisine, capitale du sud du pays – pour y faire soigner O’Mahony. On croisa plusieurs officiers de l’armée israélienne. On décida alors qu’il serait plus sûr de choper un taxi et de retourner au QG du bataillon irlandais de Tibnine. Zaven nous suivait dans une Jeep de l’ONU. Un commandant irlandais et le général Emmanuel Erskine, commandant ghanéen de la FINUL, nous y attendaient. De là, un hélicoptère transporta O’Mahony jusqu’à un hôpital des Nations Unies, à Naqoura. Klein contacta aussitôt les forces d’Haddad et les forces israéliennes pour réclamer le retour des deux Irlandais. Zaven et moi retournâmes à Beyrouth. Au crépuscule, nous nous rendîmes dans les bureaux de l’AP de Beyrouth. Le lieu était rempli de divers membres de la presse occidentale. La nouvelle de notre capture avait fait le tour des rédactions, vu la surprise de nos confrères quand ils nous virent en vie. Environ une heure plus tard, une dépêche du bureau d’AP Tel-Aviv nous apprenait qu’un porte-parole de l’ONU venait d’annoncer que les corps de Smallhorne et Barret avaient été retrouvés sans vie à proximité de Bint Jbail. Des soldats du bataillon irlandais m’ont plus tard appris que les deux hommes avaient été torturés avant leur exécution. Leurs doigts avaient été sectionnés et leurs corps partiellement mutilés. L’un d’eux fut exécuté d’une balle dans le cou, l’autre d’une balle à l’arrière du crâne. Plus tard, le Irish Times cita le communiqué de l’armée irlandaise, annonçant que Iskandar, lieutenant d’Haddad, avait laissé les troupes de l’ONU récupérer les corps des soldats. En réaction, Zaven et moi écrivîmes un article indiquant spécifiquement la responsabilité de ces « miliciens soutenus par Israël » dans les actes de torture et dans la mort des deux Casques bleus irlandais.
Comme nos ravisseurs avaient volé l’appareil photo de Zaven, celui-ci n’avait pas la moindre image. J’écrivis donc à la première personne un récit de cette expérience. Quelques minutes plus tard, une info apparut sur le fil info d’AP Tel-Aviv, indiquant qu’un porte-parole de l’armée israélienne avait annoncé que des « villageois arabes » avaient torturé et tué les deux Irlandais.

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Il était fréquent que les bureaux d’AP à Beyrouth et Tel-Aviv citassent les soutiens dont bénéficiaient les différents belligérants. Ainsi, par exemple, on rajoutait souvent « soutenu par la Syrie » en parlant du Front populaire de libération de la Palestine et « soutenu par l’Irak » en parlant du Front de libération arabe. Il existait un constant désaccord entre les deux bureaux concernant la formule à employer pour les dépêches venues du Liban. Mes articles ne faisaient pas exception. J’avais été témoin de la participation d’Israël dans ce que venaient de perpétrer les officiers d’Haddad, mais la déclaration du porte-parole de l’armée israélienne changeait la donne. Le service étranger d’AP New York modifia mon article et accusa simplement des « hommes armés libanais ». Honnêtement, c’était de la pure foutaise. Après leur edit, il n’y avait plus aucune mention du soutien d’Israël à la milice d’Haddad – celle qui m’avait kidnappé et tué deux Casques bleus irlandais. La seule mention d’Haddad dans l’article se résumait à un extrait d’interview où il niait la responsabilité de ses hommes dans l’attaque. Le lendemain, le 19 avril 1980, le New York Times – reprenant la dépêche d’AP – titrait « L’identité des tueurs n’est pas connue ». Peu après, Frank Creapeau, mon homologue de Tel-Aviv, se plaignit de moi à Otto Doelling, le boss des opérations d’AP Moyen-Orient. Pour ma part, je me plaignis du bureau étranger de New York qui avait modifié mon travail, dans une lettre adressée à Nate Polowetzky, rédacteur en chef du service étranger. Un mois après la publication de l’article, Lou Boccardi, rédacteur en chef, me demanda d’écrire une note concernant ces faits. Ces échanges internes me permirent de confirmer mes soupçons concernant les pressions d’Israël sur AP, le pays ayant exprimé sa volonté de retirer les mots « soutenu par Israël » de même que mes allégations sur la responsabilité d’Haddad dans l’article. Nate m’a dit que mon article sur l’incident avait choqué les Israéliens, bien que je fusse certain du rôle des lieutenants d’Haddad dans l’enlèvement et le meurtre des deux hommes, comme je l’avais écrit. Plus tard, alors que l’incident était déjà lointain, Klein s’est vu blâmer pour celui-ci. On atteignait des sommets. Dans le reportage de la RTE, il déclarait qu’il n’aurait jamais dû conduire des Irlandais dans les zones contrôlées par Haddad. Cependant, il ajouta qu’il agissait sous les ordres des observateurs au Liban et qu’il pensait la mission approuvée à la fois par Haddad et par l’armée israélienne. Klein m’a plus tard confié qu’il pensait que cette mission l’avait empêché d’être promu lieutenant-colonel. Bazzi s’est ensuite vanté de l’incident dans la presse libanaise : « Ils ont pris la vie des deux Irlandais et ont eu leur revanche. C’est comme ça que les choses fonctionnent au Moyen-Orient. Le sang appelle le sang. Vous ne pourrez rien y changer. » Deux décennies plus tard, à Detroit, quand les journalistes de la RTE vinrent à sa rencontre, il nia toute implication dans les tueries. Il affirma au contraire être le bouc émissaire de l’histoire et mit la responsabilité du meurtre des Irlandais sur Haddad. [VICE a tenté de contacter Bazzi à plusieurs reprises, mais celui-ci a refusé d’émettre un commentaire.] Dans le reportage de la RTE, O’Mahony affirmait que Bazzi était l’homme qui lui avait tiré dessus dans l’école. Alors, je ne sais pas qui est celui qui a torturé et tiré sur les deux Irlandais assassinés. Mais, la dernière fois que je les avais vus, les soldats se trouvaient sous la garde des hommes de Bazzi et d’Haddad. Klein m’a plus tard expliqué que le contact entre Israël et Haddad, le capitaine israélien Yoram Hamizrachi, ancien correspondant pour la télé, était en vacances au moment de l’incident. Bien qu’on ne puisse affirmer quoi que ce soit, selon Klein, si Hamizrachi s’était trouvé au Liban à ce moment-là, l’incident n’aurait peut-être jamais eu lieu. Haddad est mort d’un cancer en 1984. Il avait 47 ans. Klein en 2002, des suites d’une rupture d’anévrisme, à l’âge de 58 ans.

L'une des répercussions les plus écœurantes de l’incident s’est manifestée lors d’une conférence de presse dans le nord d’Israël. Quelques mois plus tôt, j’avais rencontré Haddad dans son bureau du Sud Liban. Je lui avais dit que mon grand-père paternel avait émigré du Liban à la fin du XIXe siècle. Haddad, chrétien, me demanda quelle était ma religion. Je lui répondis qu’il me semblait que mon grand-père avait reçu une éducation musulmane, avant de se marier aux États-Unis en tant que chrétien et de donner naissance à mon père, élevé dans la foi chrétienne. Je lui expliquai que j’avais moi aussi reçu une éducation chrétienne avant de devenir athée. Lorsque Haddad apparut à la conférence de presse, il me désigna comme un Libanais musulman bien déterminé à leur nuire, à lui et ses hommes, des chrétiens libanais. C’était la première fois en six ans au Moyen-Orient que mes origines musulmanes étaient mises en avant. Cela m’effraya. À l’époque, au Liban, on tuait pour moins que ça. Heureusement, les médias occidentaux ne reprirent pas les propos d’Haddad. Cependant, cet extrait fut diffusé par la radio locale pro-chrétienne. En février 1982, près de deux ans après l’attaque, le député israélien Eliahu Ben-Elissar (qui deviendrait plus tard ambassadeur d’Israël aux États-Unis, puis en France à partir de 1998) se plaignit de la couverture médiatique internationale de l’actualité au Moyen-Orient, qui, selon lui, s’en prenait systématiquement à Israël. Ben-Elissar, proche du Premier ministre Menachem Begin, avait aussi été président de la commission des Affaires étrangères et de la Sécurité de la Knesset. Cyniquement, il accusa à plusieurs reprises les médias étrangers de faire preuve de « deux-poids deux-mesures » dans leur traitement de l’actualité, en accusant notamment le New York Times, ABC News et Associated Press. Il déclara également que, dans les pays arabes, les journalistes se faisaient menacer et intimider alors qu’ils étaient, par contraste, parfaitement libres de travailler en Israël. « Je ne préfère pas rappeler ce qui est arrivé au journaliste d’AP retenu trois heures durant, a-t-il-dit. Ce dernier, Steve Hindy, a immédiatement été relâché – mais ce qui s’est passé et ce qu’il en a écrit pour AP est bien différent. Hindy a rédigé cela dans le but que l’article bénéficie à la fois à sa personne et à ses opinions. » Mon boss de l’époque, Nate Polowetzky, rédacteur en chef du service étranger, a publié une rare tribune pour défendre la façon dont AP avait traité le sujet. « L’affaire Hindy a fait l’actualité car deux Casques bleus se sont fait tuer et un troisième a été blessé », a-t-il déclaré. Vu l’edit d’AP sur mon article, il était clair qu’une politique de « deux-poids deux-mesures » était en effet appliquée, mais pas celle dont parlait Ben-Elissar. En septembre 1982, les hommes d’Haddad ont été impliqués dans le massacre de Palestiniens dans les camps de réfugiés de Sabra et Chatila, en périphérie de Beyrouth. Les forces israéliennes avaient encerclé les camps et permis aux miliciens phalangistes d’entrer et de tuer 3 000 civils. Je me revois en train de compter les corps dans les camps lorsque quelqu’un a crié : « Les hommes d’Haddad sont de retour. » Il y a eu un mouvement de panique chez les survivants. Me souvenant de la façon dont Haddad avait calomnié mes origines musulmanes, je me suis moi aussi mis à flipper, l’espace de quelques minutes. John Gunther Dean, l’ambassadeur américain qui m’avait aidé à me rendre dans le Sud Liban en ce triste jour de 1980, entretenait lui aussi une relation complexe avec les Israéliens et leurs alliés phalangistes au Liban. Dean, qui a aujourd’hui 87 ans, est né dans une famille juive à Breslau, alors en Allemagne. Il a immigré aux États-Unis dans les années 1930 avant d’être diplômé d’Harvard et de rejoindre la diplomatie du pays. Il vit aujourd’hui en France. En août 1980, à Beyrouth, son convoi de trois voitures fut frappé par des missiles antichars et plusieurs tirs à l’arme légère. Il soupçonna les hommes de la milice phalangiste – escadron chrétien allié des Israéliens lors de l’invasion du Liban en 1982 – d’être les auteurs des faits. Sorti sans la moindre égratignure de l’attaque (alors que sa limousine blindée avait été gravement endommagée), Dean affirma que les numéros de série des bombes lancées contre lui prouvaient qu’elles avaient été construites aux États-Unis avant d’être exportées en Israël. « Je suis absolument certain que le Mossad – le service de renseignement israélien – était impliqué dans l’attaque », écrit-il dans son livre Danger Zones. « Sans aucun doute possible, notre allié israélien a essayé de me tuer de manière indirecte. » En 1980, le Premier ministre irlandais Charles Haughey qualifia le meurtre des Irlandais de « tuerie gratuite ». Le conseil de Sécurité de l’ONU le qualifia pour sa part « d’assassinat de sang-froid ». Le gouvernement irlandais a déclaré à plusieurs reprises avoir essayé de faire extrader Bazzi ; la dernière fois remonte à janvier 2005. Le journal Irish Independant a rapporté à cette occasion que Willie O’Dea, ministre de la Défense, avait demandé au procureur général Rory Brady de considérer les différents moyens de conduire Bazzi devant la justice irlandaise. Le bureau du procureur général avait conclu que cela était impossible, en raison de la politique d’extradition, obligeant le pays où les faits avaient été commis à engager la procédure. J’aimerais que cette affaire se termine par l’arrestation d’un homme pour usage de la torture et double assassinat de Casques bleus. Mais, cet homme, aujourd’hui vendeur de glaces ambulant à Detroit, est toujours libre. Pour l’heure, cette histoire se termine par mon entretien du 25 juin 2013 avec l’Agent spécial Perry P. Kao, du bureau new-yorkais du département de la Sûreté intérieure des États-Unis. Kao m’a montré une série de portraits d’hommes arabes, tous arborant des moustaches ou des barbes identiques. Parmi eux, je devais trouver Mahmoud Bazzi, l’homme qui m’avait enlevé trente-trois ans auparavant. Je me suis arrêté sur un homme. Il ressemblait à une version grasse et grisonnante de celui qui m’avait capturé et menacé de mort dans une école libanaise. « C’est lui », m’a dit Kao, ajoutant que son service avait réussi à déterminer qu’il était entré aux États-Unis à l’aide de faux papiers. Il a ajouté que le service de l’immigration et des douanes prévoyait une audience à Detroit concernant sa demande de citoyenneté américaine et m’a demandé si je souhaitais témoigner sur l’incident. « Oui », ai-je répondu. À ma connaissance, aucune date n’a encore été fixée pour cette audience.

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