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Tribune

Notre voisin a abusé de notre fille

La lente descente aux enfers de notre enfant est imputable à un seul homme : celui qui vivait sur notre palier.

Il y avait des signes un peu partout, mais nous étions incapables de les décrypter. Quand j'y repense aujourd'hui, je me demande si inconsciemment, est-ce qu'on voulait les éluder ?

Nos voisins vivaient déjà dans notre immeuble, à Lyon, lorsque Céline est née. Nous entretenions des rapports cordiaux avec eux, et de fil en aiguille, une relation amicale s'est installée. Ils se sont félicités de l'arrivée de notre second enfant, et lui ont rapidement témoigné une affection toute particulière. Rien de surprenant en soi. Mon mari travaillait beaucoup et de mon côté, je ne pouvais pas rester constamment à la maison. Nos voisins, qui étaient habitués à garder des gamins – n'en ayant pas eux-mêmes –, ont très vite proposé de jouer les baby-sitters. Nous leur laissions donc Céline régulièrement. En toute quiétude, d'autant plus qu'elle adorait leur chat, avec qui elle jouait beaucoup. « Comment as-tu pu faire ça ? », j'ai dit à mon voisin le jour où je l'ai appris.

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Les troubles du comportement de notre fille ont commencé dès le début de la maternelle. Je dirais, vers l'âge de trois ans. La maîtresse nous a rapidement alertés. Cette institutrice avait enseigné à la grande sœur de Céline et connaissait bien notre famille. Elle nous a dit, à mon mari Henri et moi : « Céline se comporte curieusement. Elle ne se mélange pas avec les autres enfants, semble isolée, et fait ce qu'elle veut quand elle veut. Mais ce qui ressort, c'est sa grande intelligence. » À la maison, c'était une enfant sociable, pleine de vie. Le constat de l'institutrice dénotait avec son comportement à l'école. Son sommeil était toutefois chaotique, en comparaison de celui de sa sœur. Elle s'endormait très tard et se réveillait régulièrement.

Plus tard, la maîtresse nous a une nouvelle fois convoqués. Cette fois, c'était pour nous faire part d'un épisode curieux. Céline avait éclaté en sanglots après avoir dessiné un chat. Henri et moi, nous nous sommes trouvés embarrassés au moment d'expliquer les raisons de ses pleurs – ce genre de dessin, à cet âge, est loin de sortir de l'ordinaire. Je me souviens que l'on a classé l'affaire, sans essayer de creuser davantage.

Quelque chose dénotait chez Céline. Chez elle, on sentait une maturité très avancée qui choquait par rapport à la candeur de ses camarades âgés de 4 ou 5 ans. Un jour, elle nous avoua avec stupéfaction que l'une de ses amies avait perdu son frère. Céline semblait très choquée. Elle trouvait cela étrange que l'enfant raconte cela en toute innocence. Elle ressentait déjà profondément le symbole de la mort, ainsi que ses conséquences.

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Le premier indice vraiment troublant date de son entrée à l'école primaire. Lorsqu'arrivait la sortie piscine, Céline éclatait systématiquement en sanglots. À chaque fois, c'était une angoisse folle pour tout le monde et un véritable traumatisme pour notre fille ; elle refusait catégoriquement de se déshabiller dans les zones mixtes entourée des autres enfants. Les professeurs nous prenaient régulièrement à partie, évoquant sa pudeur précoce, rare à cet âge, accompagnée d'actes de désobéissance répétés. La pédagogie semblait dès lors n'être qu'une douce utopie pour « ces éducateurs ».

Parallèlement, Céline était brillante. En cours, elle n'hésitait pas à corriger ses instituteurs sur certaines notions. Il lui arrivait de s'exprimer comme une adulte. Ce n'était déjà plus une enfant.

À la maison, son comportement changeait radicalement. Céline était très agressive avec moi ; moins avec son père, plus absent. Elle manifestait une forme de haine pour autrui. « Je ne t'aime pas, crève », elle me disait. Des mots très forts pour une enfant. Aucune raison ne justifiait ces agressions verbales. Mais je n'étais pas la seule à en pâtir. Céline était également imbuvable avec sa sœur ; des coups étaient même échangés régulièrement. J'ai remarqué que plus le temps passait, plus Céline visait les seins.

Photo via Flickr

Les nuits constituaient toujours un obstacle de taille. Céline refusait catégoriquement d'enlever sa culotte pour aller dormir. Nous n'avions jamais connu ce genre de problème avec sa sœur ; nous perdions pied. On ne comprenait pas les signes qui nous étaient envoyés, on était spectateurs de sa lente descente aux enfers. Comme nous étions pudiques, nous n'en discutions jamais avec nos voisins, qui se refusaient de toute façon à tout commentaire. Selon eux, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Ils répétaient que Céline était une enfant studieuse, très alerte, intéressée par le monde et bien élevée. On était loin d'imaginer ce qui se passait au-delà de nos murs.

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On pensait que la pédophilie, c'était une chose que l'on retrouvait dans des milieux plus modestes. Des milieux à risques.

À l'entrée au collège, les résultats de Céline ont baissé de façon significative. Les convocations ont repris de plus belle, sont devenues habituelles. « La situation ne peut pas perdurer comme ça », « On est dans l'incapacité de l'aider », ou encore « Donnez-nous le mode d'emploi avec elle », c'étaient le genre de mots que je recevais.

L'épisode de la classe verte, peu de temps après, nous a laissés à nouveau très perplexes. Céline est revenue bouleversée, au contraire de ses camarades. Elle évoquait des « capotes trouvées dans la cour du bâtiment » où les élèves étaient logés ; elle s'inquiétait de l'interdiction de fermer les portes des chambres à clé. On percevait à travers son regard un fort sentiment d'insécurité et de malaise. Il est bouleversant de sentir cela chez une gamine de onze ans.

Les années et les classes ont défilé, sans aucune amélioration, et notre inquiétude n'a fait que grandir. Rien n'évoluait. On chutait avec elle inexorablement. Jusqu'à cet épisode en classe de 3e qui restera à jamais gravé dans ma mémoire. En notre absence, Céline avait organisé une boom à la maison sous la généreuse surveillance de nos voisins.

Le matin, elle souriait beaucoup, contrairement à l'accoutumée. Mais c'était un sourire étrange dépourvu de chaleur, un sourire froid. Elle avait également évoqué avec nous son addiction naissante au tabac. Le soir venu, nous avons reçu un appel de l'une de ses copines. Céline avait fait un coma éthylique et les pompiers l'avaient conduite à l'hôpital. Elle se réveilla frustrée, comme déçue de s'en être sortie. L'infirmière saluait le rôle majeur de ses amis qui avaient eu les bons réflexes ; elle, au contraire, était ailleurs, plongée dans ses pensées, imperméable à ce qui se passait. Dans sa tête, il ne devait pas y avoir de lendemain.

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Photo via Flickr

Elle a consulté pour la première fois un psychiatre après cet épisode. Selon lui, Céline « vivait mal d'être un enfant de remplacement » [ndlr. : le couple a perdu un garçon très jeune, avant la naissance de Céline]. Mais cette piste nous a complètement éloignés du véritable problème. Parallèlement, nous n'avions jamais abordé avec elle la question de la sexualité, par pudeur. Alors, les mœurs n'étaient pas les mêmes. Si le psychiatre nous avait questionnés à ce sujet, nous aurions certainement répondu. Mais il ne l'a pas fait – ni avec elle, ni avec nous. À la place, il l'a mise sous antidépresseur.

Nos voisins ont pris de la distance avec nous à partir du coma éthylique. Ils ont déménagé rapidement après cet épisode, curieusement.

Nous avons noté chez Céline un intérêt décuplé pour la sexualité. Elle déchirait certaines pages dans les magazines des toilettes, à chaque fois des pubs de lingeries féminines, puis elle les cachait dans sa chambre. Nous nous posions de plus en plus de questions : était-elle lesbienne ou tout simplement, précoce ?

Impossible d'avoir une réponse convaincante. Cela s'apparentait au même mutisme que pour la piscine. Et le phénomène ne s'estompait pas avec le temps, au contraire. Elle prenait régulièrement dans notre bibliothèque des livres dont le titre ou un simple terme lui rappelait l'acte sexuel, et elle les feuilletait. Ce n'était pas des ouvrages pornographiques ni érotiques, mais il y avait, à chaque fois, une légère connotation dans le titre : « Le Deuxième sexe » de Simone de Beauvoir ou « Le Monde du sexe » de Henry Miller.

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Au lycée, son manque de travail scolaire s'est transformé en école buissonnière pure et simple. Le conflit était le seul moyen de communication qui subsistait encore entre elle et nous. Le psychiatre, qui n'abordait toujours pas avec elle la question de la sexualité, a alors proposé que nous la mettions en pension. Selon ses dires, il cherchait à « créer un électrochoc conditionné par sa sortie du carcan familial ». Nous avons alors décidé de la placer dans un foyer de jeunes filles.

Quand on la récupérait le week-end, elle s'isolait immédiatement. Elle prenait des bains interminables. Toujours ce besoin, maladif, de propreté. Elle se lavait les mains, les dents, plusieurs fois par jours. Des proportions démesurées. Son corps ne devait pas entrer en contact avec ce qu'elle appelait des « organismes étrangers ». Elle touchait les poignées de porte avec son coude. Parfois, elle les désinfectait. On s'est aussi rendu compté qu'elle s'était mise à fumer du cannabis. Évidemment, nous n'osions pas lui en parler, de peur de l'irriter. Le navire avait coulé depuis longtemps – avec lui, nous nous étions tous noyés.

Les conseils de classes étaient toujours douloureux. Nous passions, à chaque fois, devant un tribunal au regard inquisiteur. On nous faisait comprendre que la sortie de route de Céline était grandement de notre faute. On se sentait jugés, incompris. Les propositions de redoublement laissaient place à des demandes de réorientation vers des centres spécialisés « pour enfants cliniquement atteints ». Le système dans son ensemble semblait se moquer de nous.

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Un établissement a finalement accepté de la garder en classe de première générale. Mais ce qui nous pendait au nez finit par arriver. Elle s'écroula un matin sur son pupitre – en plein cours. On a été appelés d'urgence par l'hôpital. Là-bas, on a essayé de questionner Céline. Elle ne réagissait pas. Notre voisin était également présent. Il était venu de lui-même, en signe d'amitié. Ce dernier avait l'air gêné et n'a même pas essayé de lui parler. On pensait qu'il était en retrait à cause de la situation, suffocante.

Photo via Flickr

Un médecin nous a alors convaincus de la nécessité d'un internement ; nous l'avons accepté, après de longs moments d'hésitation. Une équipe médicale s'est approchée de Céline. Elle comprenait ce qui allait se passer. Elle poussait des hurlements, insultait les infirmières. Elle s'est jetée sur mon mari. Elle l'a griffé, brutalisé, invectivé. Les services d'urgence l'ont finalement attachée et embarquée. Nous étions les acteurs de Vol au-dessus d'un nid de coucou, l'humour en moins.

Durant les visites, nous avons très peu échangé avec elle. Nous vivions un aller sans retour au purgatoire. Lors des quelques réunions médicales auxquelles nous avons pris part, les médecins nous mettaient tout sur le dos. Ils nous enfonçaient – alors même qu'ils étaient censés nous aider.

Il y a eu par la suite deux autres hospitalisations. Mais ces dernières furent des semi-échecs. Il y avait du mieux, néanmoins. Céline était suivie par un médecin bien plus humain que ses prédécesseurs. Il creusait, abordait pour la première fois la question de la sexualité avec elle – sans toutefois l'orienter vers les abus. Nous effleurions enfin la problématique centrale.

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La véritable scission avec nos voisins est intervenue après l'internement de Céline. Ils ont, si l'on veut, senti le vent tourner. Je voyais qu'ils présentaient un fort sentiment d'insécurité, mais nous n'avons douté de rien sur le moment. C'est après coup que l'on a compris. Pourtant, nous avions très peur des agressions sexuelles opérées « au coin de la rue », mais on n'aurait jamais envisagé que cela puisse venir de personnes si proches. On pensait que la pédophilie, c'était une chose que l'on retrouvait dans des milieux plus modestes. Des milieux à risques. On était aveuglés par des idées reçues.

À 20 ans, notre fille a eu ses premiers flashs, et de but en blanc, nous a appelés pour expliquer la teneur de ce qui venait de se produire. « J'ai suivi une émission de radio dans laquelle une jeune maman racontait que peu après la naissance de son enfant, nous a-t-elle dit. Elle s'était revue dans les bras de son père pédophile. » C'est ce qui venait d'arriver pour Céline. Elle venait de revivre plusieurs scènes ignobles avec notre voisin. La dernière pièce du puzzle montrait le bout de son nez. L'épisode du chat, puis le refus de se dévêtir à la piscine, les tocs d'hygiène, etc. Tout devenait clair.

Étrangement, cela ne nous a pas surpris. Pourtant, nous n'avions jamais songé à des abus de la sorte. Malgré les bons rapports que nous avions toujours entretenus avec nos voisins, nous avons immédiatement cru Céline. Elle a voulu être seule quelque temps pour faire le point. Puis elle a franchi un nouveau cap dans l'horreur : repli total, maigreur, et démolition mentale générale.

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Par la suite, nous avons eu un contact téléphonique très violent avec l'ex-voisine, qui accusait notre fille de « mensonge » et de « folie ». Elle menait une véritable politique de l'autruche en évoquant le passif psychiatrique de Céline. Les voisins changèrent immédiatement de numéro de téléphone. Ils sont mis à refuser le contact direct avec nous. Gênés, ils restaient enfermés chez eux.

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Nous avons tambouriné à leur porte en menaçant d'en parler à tout le voisinage. Ils ont finalement ouvert. La confrontation a débuté. On sentait un désintérêt dérangeant de leur part alors même qu'on les connaissait depuis plus de vingt ans. Ils soupiraient. Ils se montraient très agressifs. Nous avons finalement décidé de lire à haute voix une lettre récapitulant tous les faits que nous leur reprochions à la lumière des abus que Céline avait rapportés. Aucune réaction. Même en invectivant notre voisin.

Celui-ci répondait, sobrement : « J'ai toujours été gentil avec elle. C'est elle qui venait volontairement chez nous. » Lorsque nous avons mis sur la table un fait particulièrement sinistre – il avait proposé à Céline de boire de l'alcool alors qu'elle n'avait que 4 ans –, cela ne l'a pas troublé plus que ça.

Cette conversation n'a mené à rien. Nous avons quitté les lieux abasourdis. À cet instant, on savait qu'ils n'avoueraient jamais. Notre fille, déjà majeure, se refusait quant à elle à porter plainte. Elle n'en avait pas le courage.

S'en est suivi un épisode judiciaire épouvantable. À l'issue de celui-ci, nous sommes sortis grand perdants, condamnés à dédommager notre cher voisin pour diffamation. Aujourd'hui, il est intouchable. Sa femme travaille quant à elle dans le milieu de l'enfance. Cruelle ironie, n'est-ce pas ?

Mathieu est sur Twitter.