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LE NUMÉRO DES GENS QUI EXPLOSENT

Hé, mais c’est pas drôle, ça ! (ou peut-être que si, en fait ?)

Dans les années 1990, le sida était un fléau incompris qui effrayait les communautés gays partout dans le monde.

Dans les années 1990, le sida était un fléau incompris qui effrayait les communautés gays partout dans le monde, et les personnes qui contractaient le virus à cette époque étaient plus ou moins considérées comme condamnées à mort. C’est aussi à cette époque que ­Diseased Pariah News est né. Il s’agit de la première publication faite par et pour des séropositifs, et la seule qui les faisait rire, aussi. Comme le nom de la revue le suggère, ses fondateurs Tom Shearer et Beowulf Thorne (dont le vrai nom était Jack Foster, alias « Danger Penis ») n’étaient pas du genre à s’apitoyer sur leur sort. La vie leur avait donné le sida et ils avaient fait le choix d’en rire. DPN était un magazine crasseux, satirique et direct, avec des articles qui pouvaient s’intituler : « 10 manières de ne pas se blesser en s’asseyant sur un cul osseux », ou encore : « Quel est le supplément nutritionnel le plus goûteux ? » On pouvait également y trouver une colonne où une personne qui se faisait appeler « Tante Kaposi » donnait des conseils aux lecteurs pour qu’ils améliorent leur vie sentimentale, de même que des recettes relativement copieuses titrées « Empiffrez-vous sans crever ». Ils ont aussi sorti un test, « Êtes-vous un séropositif républicain refoulé ? » ou encore « L’élégant terroriste du sida », qui présentait une ceinture à outils comportant des poches de sang destinées à un usage tactique. Et comment oublier la fameuse « Barbie séropositive » et le « Ken atteint du sarcome de Kaposi » ? Pas une revue gay n’a atteint leur niveau. Tom Shearer est décédé en 1991 alors qu’il préparait le deuxième numéro. Beowulf Thorne est mort en 1999. Tom Ace, qui avait rejoint l’équipe éditoriale de DPN en 1991, est par la suite devenu rédacteur en chef du magazine jusqu’au dernier numéro, paru en 1999. Comme beaucoup de magazines des années 1990, DPN – qui était exclusivement publié sur papier – a perdu de sa ­popularité avec l’apparition d’Internet. Tom Leger, un fan de 29 ans, a récemment créé un site sur lequel se trouvent toutes les archives du magazine : diseasedpariahnews.com. Grâce à lui, j’ai pu retrouver Tom Ace, le dernier survivant des rédacteurs de DPN. Il vit dans le Colorado et se porte très bien. Vice : On a beaucoup parlé de la mise en ligne des ­archives de DPN. D’après vous, pourquoi le mag a-t-il autant marqué les gens ?
Tom Ace : Je pense que chaque personne qui l’a lu en garde un souvenir impérissable. Quel genre de public vous visiez ?
Des homosexuels comme nous, qui vivaient avec le VIH. Dans le premier numéro, Tom Shearer a écrit : « Notre parti pris éditorial, c’est de ne pas considérer le sida comme une occasion fantastique d’en apprendre plus sur nous-mêmes ni comme un cadeau spirituel du Seigneur. Ni même comme une punition pour nos mauvaises actions passées. » Wulf disait parfois que le magazine était un mélange de Spy et de Good Housekeeping pour les gens atteints du VIH. Dès ses débuts, DPN était fait pour être polémique. Pour nous, le sida était une vraie maladie, et notre élément clé était l’humour. Nous ne cherchions pas à nous faire de la pub. Quand je devais citer des magazines qui nous avaient vraiment inspirés, je disais Mad et Consumer Reports. Ça vous faisait vous sentir invincible de sortir un magazine alors que vous étiez mourants ?
On était très insouciants. Le cinquième numéro de DPN comportait un flexi disc avec des chansons qui s’inspiraient de morceaux dont nous n’avions pas les droits. Et Mattel aurait très bien pu ne pas apprécier notre « Barbie séropositive ». Mais on s’est demandé : « Qui irait se plaindre d’un magazine créé par des gens qui vont mourir dans l'année ? » Et en effet, on n’a jamais été poursuivis. J’imagine cependant que le magazine ne faisait pas l’unanimité.
Ça nous amusait pas mal d’apprendre que certains numéros restaient coincés à la douane, ou quand un gardien nous envoyait un mot pour nous expliquer qu’il ne pouvait pas autoriser un prisonnier à nous lire. Une librairie nous a écrit pour exiger des excuses publiques et a mis à disposition tous les numéros invendus. Certains imprimeurs ont refusé de travailler avec nous dès qu’ils se sont aperçus de la teneur de notre publication. Il y a aussi eu une association texane qui voulait qu’on arrête de leur envoyer des exemplaires du magazine parce qu’ils pensaient que la promotion de notre style de vie « décontracté » était la cause de l’épidémie. On a tellement aimé cette lettre qu’on en a imprimé un extrait sur le ruban qui ornait le numéro suivant. Quelle a été la réaction de la communauté gay ?
En général, les retours étaient plutôt encourageants. DPN était un bon divertissement pour tous mes potes gays. À ce moment-là, je connaissais beaucoup d’homosexuels qui n’avaient pas le VIH ni le sida, mais certains sortaient avec des séropositifs. Les gens étaient fascinés par DPN, et les opinions divergeaient beaucoup : quand les critiques se contredisaient entre eux, on pouvait dire qu’on avait réussi notre coup. La « Barbie séropositive » dont vous parliez tout à l’heure a fait pas mal de bruit, je crois.
On avait eu une autre idée – que l’on n’a jamais exploitée, malheureusement – c’était « L’hôpital de rêve pour Barbie séropositive à Miami ». Qui était derrière toutes ces idées ?
C’était Wulf. Il avait une imagination débordante. Il s’y connaissait énormément en biologie. Juste avant qu’il ne meure – ses deux passions étaient DPN et les plantes –, il a planté toutes sortes d’arbres dans son jardin. Il portait une affection particulière à ses Stapelia : ce sont des fleurs qui sentent la viande pourrie et qui sont pollinisées par les mouches. Il y avait aussi une section Boucherie, avec des petites annonces. J’aime beaucoup celle qui s’appelait : « Viens grignoter les restes d’un banquet de bactéries. » Est-ce qu’une de ces annonces a vu naître une romance durable ?
Pas que je sache. Un type qui travaillait dans une revue gay basée à San Francisco a demandé à Wulf de retirer son annonce, qui portait le titre : « Ce pistolet tue. » C’était sa façon à lui de prévenir les autres qu’il avait le sida. Wulf est resté campé sur sa position et l’a imprimée quand même. Y a-t-il un truc que vous regrettez d’avoir publié dans DPN ?
L’article sur le Poppers qu’on a publié est un peu trop pro-drogues à mon goût. C’est cool d’avoir eu recours à un laboratoire pour faire une analyse de plusieurs produits de marques différentes, mais si je devais récrire cet article, il serait plus neutre voire moralisateur quant à la drogue. Pour remettre les choses dans leur contexte, les nitrites étaient les drogues les moins dangereuses qui circulaient à l’époque. C’était avant l’apparition du Viagra, qui est dangereux lorsqu’on le combine au Poppers. Pourquoi avoir choisi une souris de dessin animé en guise de mascotte ?
C’est une OncoMouse, une souris de laboratoire génétiquement modifiée qui est censée développer un cancer avant l’âge de 2 ans. On ressentait beaucoup de compassion pour elle, donc on a décidé d’en faire notre mascotte officielle. Pour la mort de Tom Shearer, la couv’ faisait : « Flûte ! Un de nos collaborateurs est mort ! » J’aime bien le passage où son copain commente les événements à un ami, au téléphone : « Il est en train de mourir… Il est en train de mourir… OK, il est mort. » C’est vraiment arrivé comme ça ?
Oui. Et vous avez vraiment dispersé les cendres de Tom Shearer dans l’encre qui a servi pour le quatrième numéro de DPN ?
Ah ça en revanche, non. Mais j’ai un presse-papier Tom Shearer que Wulf a fabriqué. Il l’a créé à partir d’une photo de Tom, d’une partie de ses cendres et d’une ­capsule d’AZT. Votre première contribution à DPN est une fiction intitulée « Le deuxième outing ». Elle traite d’un type atteint du VIH qui dit préférer les rapports non protégés. Qu’est-ce que vous en pensez, maintenant ?
DPN ne prônait pas ce style de vie, loin de là. Je crois que beaucoup l’avaient compris. DPN faisait l’éloge des ­rapports protégés de façon implicite, nous n’avons jamais été pour le bareback. J’espère qu’on a réussi à montrer que le sida était une chose très déplaisante et qu’il fallait tout faire pour éviter de l’attraper. En 1987, l’employé qui m’a tendu mon test positif au VIH a discuté avec moi et m’a parlé des différentes façons de s’adapter aux réalités de cette maladie. Je lui ai dit que la plupart des gens ­n’aimaient pas les préservatifs et les contraintes des rapports protégés, et que dire le contraire, c’était dire des foutaises. Je ne pense pas que les gens auraient réagi de façon positive à quelque chose qui sonnait faux. On a même parlé du fait de goûter et d’avaler du sperme. À mon avis, ça excite beaucoup de gays et si l’on devait leur enlever ce droit, ça leur manquerait beaucoup. J’ai dit au type qu’il devait se rendre compte qu’il demandait aux gens de renoncer à quelque chose qui leur était cher. Il m’a dit qu’un jour, quelqu’un arriverait probablement à développer un substitut synthétique qui aurait le même goût. Je vous jure qu’il a dit ça. Ah, ah. Qu’est-ce que vous pensez du bareback ? J’ai l’impression que le sida fait moins peur qu’avant aux homos.
Je ne comprends pas tout cet enthousiasme autour du ­bareback. Je préviens les gens qu’avoir le VIH est loin d’être amusant. J’ai la chance de survivre avec cette ­maladie depuis vingt-trois ans, mais malgré tout, il y a des symptômes, des effets secondaires que personne n’a envie de subir. C’est plus facile à dire maintenant que j’ai 51 ans et une libido moins agitée, mais il y a tellement de choses géniales à faire dans la vie, en plus du sexe. Le sexe c’est génial, mais le reste de la vie l’est aussi. Il faudrait un juste équilibre. Si le sexe finit par empiéter sur votre santé, il faut revoir son sens des priorités. Vous avez déjà considéré le sida comme « sexy » ?
Non. Je n’ai pas compris « la course au virus » à la mode il y a quelques années – des hommes cherchaient volontairement à attraper le virus et tout ce qui allait avec. Et les posters centraux de DPN qui mettaient en scène des séropositifs nus avec une liste de leurs intérêts, le nombre de lymphocytes T qui leur restait et leurs traitements médicaux favoris ? Ou ce type avec un string composé de seringues ? Vous n’avez jamais trouvé ça sexy ?
Si ! Les deux étaient faits pour être sexy, et c’était ­réellement le cas. D’autres aussi étaient des parodies. Qu’est-ce que vous pensiez de POZ, le premier magazine mainstream adressé aux gens atteints du VIH ?
Quand POZ a commencé, on devait en être au troisième ou au quatrième numéro de DPN. Sincèrement, on n’a jamais eu de problème avec ce magazine. On l’aimait bien, mais c’est devenu très naturellement une cible ­récurrente. On a eu l’idée d’en faire une parodie. On voulait même l’appeler AIDZ, mais cette idée n’a ­jamais vu le jour. On a fait une parodie de publicités pharmaceutiques sur la quatrième de couverture du onzième ­numéro de DPN, et ça a été très drôle à faire. Qu’est-ce que vous pensiez des homosexuels atteints du sida qui tenaient l’administration Reagan – et celle de Bush par la suite – pour responsable de leur maladie ?
Avec le recul, force est de reconnaître que le sida n’a pas été assez médiatisé. Si cela n’avait pas affecté en majorité des homosexuels et des drogués, les gens s’en seraient beaucoup plus souciés. Au début, ils étaient plutôt genre : « Laissons-les crever ! » Reagan était très en phase avec son époque. Je ne dirais pas qu’on en a fait un bouc ­émissaire, mais en tout cas on lui a beaucoup reproché d’avoir ignoré cette épidémie naissante. De toute façon, ce n’étaient pas tant des accusations… Par exemple, la ­rédaction de Mad n’accusait personne, elle se contentait de commenter l’idiotie du monde. Personnellement, je n’ai jamais accusé quiconque de mon infection. Pour nous, le VIH lui-même était le vrai coupable. Est-ce que Tom et Beowulf vous manquent ?
Bien sûr. Je ne pense pas qu’un magazine proche de l’esprit de DPN serait forcément sorti sans eux. Le sida a fait périr beaucoup de personnes auxquelles j’étais très attaché. Ils me manquent énormément.