Sako : « Le rap français, c'était une secte à l’époque : si tu vendais 5000 cassettes, tu étais bien »

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Sako : « Le rap français, c'était une secte à l’époque : si tu vendais 5000 cassettes, tu étais bien »

L'ancien rappeur de Chiens de Paille nous parle de son parcours, du rôle qu'a joué Cannes dans l'explosion du rap en France, et de son livre « Quoiqu'il arrive ».

Ancien rappeur de Chiens de Paille, Sako nous prévient d'emblée : Quoiqu'il arrive n'est ni une biographie, ni une enquête journalistique sur l'histoire du hip-hop en France, c'est un « objet littéraire », avec une vision (la sienne, donc) sur l'industrie du rap. Et c'est tant mieux : ainsi, l'on en apprend pas mal sur les coulisses d'un genre à l'apogée de son succès commercial à la croisée des années 1990 et 2000. Et c'est de ces coulisses, justement, de cette galère d'être indépendant, de ces réunions au sein de La Cosca avec Laurent Bouneau ou de ces coups de pouce financiers d'Akhenaton, que l'on a souhaité parler avec l'auteur de l'éternel « Maudits soient les yeux fermés ». Noisey : C'est peut-être bête, mais ce qui m'a le plus étonné à la lecture de ton livre, c'est de découvrir à quel point Cannes a été une plaque tournante pour le rap en France…
Sako : Peu de gens le savent, mais oui, dans les années 1990, on avait cinq magasins de disques à Cannes, dont Rapsodie, Mélodies en sous-sol et Opus 24. Ce dernier était même le cinquième plus important disquaire de France et personne n'avait autant d'imports que lui. Si bien que certains labels faisaient des PLV [publicité sur le lieu de vente] spécialement pour ce disquaire. Tout ça pour dire que tous ces lieux étaient incontournables. Akhenaton, par exemple, à l'époque de La Cosca, me filait 1500 euros par mois pour que j'aille acheter les dernières sorties vendues par ces disquaires. Ça alimentait sa collection personnelle et ça lui permettait de se tenir au courant des dernières tendances. Et ce n'était pas le seul : certains italiens faisaient 150 ou 200 kilomètres pour venir faire leurs achats à Cannes.

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Après, il faut aussi savoir que Cannes est un port international, donc quand les marins américains mettaient un pied à terre, il n'était pas rare de les voir débarquer en ville avec leurs ghettos-blasters sur les épaules qui crachaient du gros son new-yorkais, type EPMD ou Big Daddy Kane. C'est comme ça qu'on est devenu accros au rap. Les américains, eux, se régalaient aussi : ici, ils pouvaient trouver des marques de street-wear américaines comme Karl Kani ou 40 Acres, la marque de Spike Lee. Ça se passait chez l'Oncle Sam, qui était un peu l'équivalent de Tricaret à Paris : ça permettait à la jeunesse du Sud-Est de découvrir la culture hip-hop tout en satisfaisant une clientèle friquée venue d'Amérique.

Avant de te lancer dans le rap, tu travaillais comme bagagiste au Martinez, où tu croisais tout un tas de stars issus du cinéma, de la musique ou de la mode. Tu ne t'es jamais dit que ce monde avait quelque chose de pourri ?
Non, et tu sais pourquoi ? Parce que j'étais un mec de 20 ans qui n'avait jamais voyagé et qui voyait tout ça avec un regard provincial. Ces artistes représentaient l'exotisme pour moi. Bon, c'est sûr que ce n'est pas la proximité qui a fini par créer des liens, sauf avec Cut Killer et Mathieu Kassovitz que j'ai fini par revoir plus tard, mais c'était pour moi une ouverture sur le monde. Tu sais, beaucoup pensent que toute la bourgeoisie se retrouve à Cannes, alors que c'est comme partout ailleurs : derrière la Croisette, il y a une voie ferrée et, derrière ces rails, il y a une ville de soixante mille habitants qui galèrent à payer leur loyer comme partout ailleurs. Cannes, ça n'a rien de glamour, c'est même l'une des plaques tournantes de la drogue dans le Sud-Est de la France. Résultat, tu t'en sors comme tu peux.

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D'ailleurs, c'était surtout de la débrouille pour toi au début ?
Déjà, il faut savoir que c'est grâce au cousin parisien de Hal [l'autre moitié de Chiens de Paille] que l'on a découvert le hip-hop. Il nous envoyait les cassettes de Radio Nova et on s'est pris en pleine gueule le son de tous ces mecs qui allaient finir par devenir les grandes figures du rap. On a tout de suite été à fond dedans, sans se dire que l'on pouvait gagner notre avec ça. De toute façon, le rap français était une secte à l'époque : si tu vendais 5000 cassettes, tu étais bien. Tout en sachant que seuls des groupes comme IAM y arrivaient, et encore, les mecs tournaient depuis cinq-six ans dans des centaines de MJC.

De ton côté, tu as mis du temps à être pleinement satisfait de tes textes, non ? Il paraît que la poubelle a longtemps été ton admiratrice la plus fidèle…
Pour te dire, même « Maudits soient les yeux fermés », je n'en voulais pas, je trouvais que l'instru ne swinguait pas et que mon flow était trop germanique. Pour moi, c'était un titre raté, qui méritait d'être peaufiné. Et pourtant, il figure sur la BO de Taxi, qui s'est écoulée à plus de 600 000 exemplaires. Il a tourné en boucle sur Skyrock pendant dix-huit mois, contrairement à « La Vie de rêve » et « Tu me plais », les deux autres singles de la BO. Malheureusement, il n'a jamais eu de clip : on n'est jamais tombé d'accord sur un synopsis.

L'exploitation commerciale de ce morceau s'est quand même mal terminée, non ?
J'étais naïf à l'époque. Lorsque Skyrock me demande d'enregistrer une version radio, j'ai accepté sans hésiter. D'autant que ça ne m'a pris que trois heures de réenregistrer le morceau. Le problème, c'est que j'étais persuadé qu'ils n'allaient utiliser cette version qu'une ou deux fois, puis diffuser l'originale. Or, un an plus tard, rien n'avait changé. Alors, lors d'une réunion à Marseille avec La Cosca, je choppe Laurent Bouneau et je lui demande si c'est possible de remettre la version d'origine. Piqué à vif, il me dit que mes désirs sont des ordres. Sauf qu'au lieu de remplacer la version, il a simplement retiré le morceau de la programmation… J'ai fini par comprendre que ça avait été stupide de ma part de demander frontalement une telle chose à un des mecs les plus puissants du rap, surtout qu'il avait permis au single d'avoir un vrai succès national et international.

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Dans le livre, il y a aussi cette fameuse histoire où ta mère tombe sur un de tes textes les plus crus…
Le truc, c'est qu'elle est tombée sur un de mes premiers textes, à une époque où j'étais encore dans une phase horrorcore. J'étais à fond dans des trucs comme Gravediggaz et tous ces groupes avec des propos ultra-violents et des histoires de serial-killer. Et mon texte était dans la même veine : il parlait d'aller buter un mec sa grand-mère et le chien de sa grand-mère. Autant te dire que ma mère était complètement désemparée quand je suis rentré à la maison… Bon, elle a fini par comprendre que ce n'était qu'un délire, mais cette expérience m'est restée en tête.

C'est-à-dire ? Tu penses aux possibles réactions de ta mère en écrivant un texte ?Disons que j'ai un frère de douze ans de moins que moi et, avant de valider un texte, j'aimais me demander si un élément dans le texte pouvait le choquer. Quand on rappe, il faut faire attention aux mots. Je viens d'ailleurs de réaliser un documentaire de 52 minutes avec Akhenaton, Lino ou Passi, Mon rap, toute une histoire. Dedans, il y a aussi Soprano, qui raconte qu'une fois, alors qu'il est en voiture avec son père, son premier titre, « Le son des bandits », passe à la radio. Il monte le volume, le fait écouter à son père, super fier du travail accompli. Mais son père pète un plomb : lui qui a toujours tout fait pour que ses enfants aient une meilleure vie en s'installant en France, ne comprend pas que son fils se revendique comme un bandit alors qu'il a la chance de passer à la radio. Pour Soprano, ce n'était qu'un délire, de l'egotrip pur et simple, mais pour ceux qui n'ont pas la culture hip-hop, ce genre de propos peut choquer. D'où l'importance de faire attention aux mots employés.

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À propos de Soprano, tu dis dans le livre qu'il avait déjà un plan de carrière en signant sur La Cosca : publier deux albums avec les Psy4, sortir son premier album solo et revenir en force au sein du groupe. C'est dingue de voir à quel point ça s'est passé comme ça…
Le plus dingue, c'est qu'il a même réussi à sortir sa marque de fringue : 7ème veine, qui se vend jusqu'à Dubaï. Beaucoup ne savent pas que c'est Soprano derrière, mais la marque est aussi importante dans le domaine du street-wear qu'Ünkut de Booba. Mais la force de Soprano, ça a surtout été de savoir s'entourer et d'avoir su digérer les réussites et les erreurs des générations précédentes. Il en a fait ses propres conclusions et ça a marché. Je suis plus vieux que lui, mais je le regarde comme un grand.

Comme lui, en tout cas, tu sembles devoir beaucoup à Akhenaton, qui t'a fait signer un contrat de cinq ans sur La Cosca sur la simple base d'une démo.
À la base, on est allé le voir pour avoir un avis sur notre musique, mais il a visiblement tellement apprécié ce que l'on faisait qu'il nous a proposé illico de bosser sur la BO de Taxi. À la base, je ne voulais même pas, je trouvais que c'était trop gros pour nous. Je lui ai dit que je pouvais me contenter de le regarder travailler, histoire d'apprendre. Mais il a toujours pensé que la meilleure façon d'apprendre, c'était d'essayer. Alors, il m'a laissé 15 jours pour finaliser le morceau et c'est comme ça qu'est né « Maudits soient les yeux fermés ».

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Il a aussi hypothéqué sa maison pour le financement de ton album, non ?
Son frère et lui ont en effet osé faire ça pour pouvoir publier notre premier disque et Block Party, celui des Psy4. C'était un geste énorme, surtout qu'ils venaient d'avoir des enfants, qu'ils avaient une famille… En plus, on avait la chance de bosser dans les conditions d'une major avec un studio disponible pendant deux mois, des appartements à disposition pour les invités, etc.

Malgré le rôle d'Akhenaton ou d'autres grandes figures du rap français, comment tu expliques que la France n'ait jamais réussi à avoir son Puff Daddy ou son Dr. Dre, des mecs qui excellent aussi bien en musique qu'en business ?
Si tu veux, on a fait l'erreur de ne jamais être dans la transmission. Dès lors, la plupart des jeunes auditeurs de PNL, Lacrim ou Damso ne connaissent pas Ärsenik, NTM ou MC Solaar. Mais le fait de ne pas être dans la transmission démontre aussi à quel point le rap en France a toujours été une question d'ego. Tout le monde a toujours voulu être sous les projecteurs, personne ne s'est jamais dit qu'il allait faire une formation de manager, de producteur ou d'avocat. Ça été une erreur, et c'est ce qui fait que le rap d'aujourd'hui, à quelques exceptions prêtes, est tenu par des mecs venus d'école de commerce qui n'ont pas la culture hip-hop. Si bien que l'on ne parle plus de culture, mais de rentabilité, de visibilité et de chiffres.

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Ça a aussi amené un manque de reconnaissance des rappeurs. Comme lorsque tu évoques cette fois où les Psy4 De La Rime ont été invités sur le plateau du Grand Journal à condition qu'Akhenaton soit à leur côté…
Ça prouve surtout les clichés qui existaient sur le rap et qui existent encore aujourd'hui. Pourtant, il est grand temps de comprendre que le rap n'est pas une musique de banlieue, c'est celle de tout le monde. Aujourd'hui, par exemple, ça m'arrive de voir des grands-parents avec leur petit-fils sur leurs épaules à un concert d'IAM. Ça réunit tout le monde et ça vend plus que n'importe qui, donc il n'y a plus aucun doute à avoir sur l'impact du rap aujourd'hui. Comme disait Jay-Z : « Les hommes mentent, les femmes mentent, pas les chiffres. »

De ton côté, tu fais partie de ceux qui ont ouvert le rap à la chanson en écrivant des textes pour Julie Zenatti, Amel Bent ou Anggun. Tu ne voyais pas ça comme une trahison ?
Non, c'était un honneur pour moi, dans le sens où des artistes issus de mouvement musicaux différents sont venus me voir et m'ont demandé d'écrire pour eux. Bien sûr que la plupart de ces artistes s'associent uniquement à ta plume et pas à ton image, ils ne diront jamais qu'ils ont fait appel à un rappeur pour leurs textes, mais ça prouve, en interne, à quel point nos écrits peuvent être considérés.

Pour Julie Zenatti, tu as même participé à des réunions spéciales, organisées en studio, pour mettre au point son album avec une petite dizaine d'autres auteurs. Tu retiens quoi de cette expérience ?
Ce genre d'atelier n'existe presque plus aujourd'hui, et c'est toujours à huit clos, mais c'était courant à l'époque. Pour ma part, j'avais été appelé pour 4 ou 5 jours d'affilée. Le label avait loué un grand complexe de dix studios avec, dans chaque studio, un compositeur, un auteur et une choriste, qui était là pour interpréter le morceau si jamais Julie était occupée à enregistrer dans une autre pièce au même moment. À la fin, tous les morceaux étaient écoutés et analysés pour voir ce qui pouvait coller. Résultat, plusieurs de mes textes ont été retenus., au même titre que certains textes d'Akhenaton, Shurik'n et Solaar.

J'imagine que c'est surtout une grosse source de revenus supplémentaires ?
Bien sûr : écrire pour des comédies musicales, Anggun, Amel Bent ou, dernièrement, Christophe Willem, ça signifie plus de SACEM, plus de passages en radio et plus de télé. Pour tout te dire, lorsqu'Amel Bent a chanté « Cette idée-là », un titre que je lui avais écrit, sur TF1, je me suis fait une tonne d'oseille. Je ne suis qu'auteur et co-éditeur de ce morceau, mais j'ai dû toucher quelque chose comme 15 000 euros. Mais attention, le titre s'est vendu à plus de 160 000 exemplaires. Tous les titres ne fonctionnent pas aussi bien. Mais ça reste dans tous les cas un moyen de vivre de son art, et c'est sans doute pour ça que Calbo d'Ärsenik, Soprano, Akhenaton ou Oxmo ont aussi écrit pour des chanteurs de variété. Il faut quand même savoir que, aujourd'hui encore, seuls 5 ou 10 rappeurs vivent du hip-hop, les autres galèrent ou ont des activités annexes. À lire sur Noisey : « Peut-on vivre du rap en France ? »

C'est aussi pour ça que tu dis qu' « être indépendant implique une observation permanente et une stratégie »?
Pour ça, mais aussi parce que tu n'as pas le droit à l'erreur quand tu es indépendant. Une major signe dix artistes en même temps, leur accorde le même budget et se dit que l'un des dix artistes cartonnera et remboursera les frais investis ailleurs. En indé, tu ne peux pas te permettre ce genre de démarche. Tout doit être calculé : le coût de production, de promotion, de diffusion, etc. Il faut trouver le moyen d'être aussi bon qu'une major avec beaucoup moins d'argent. D'autant qu'elles ont des subventions, contrairement aux indépendants. Moi, par exemple, je n'ai jamais eu un euro de la part de l'État. Il faut donc savoir s'entourer et être sûr de pouvoir assurer financièrement une bonne idée. Après tout, tu as beau avoir un morceau qui défonce tout, si tu n'as pas les fonds pour le diffuser ensuite, ton morceau restera dans ton disque-dur. Et ça, c'est un problème que les majors ne connaissent pas, dans le sens où ils signent des accords de diffusion avec de multiples radios dès le début d'année.

Après, on sait tous que plusieurs artistes ont aussi été plombés par un mauvais management…
C'est ce que je te disais : chaque détail d'un contrat compte. En tant qu'artiste, tu dois toujours savoir quelle somme tu touches si un morceau finit sur une compilation, le nombre de pochettes du livret, etc. Par exemple, un livret de base fait huit pages, et il n'est pas rare que des contrats imputent directement à l'artiste les frais supplémentaires si le livret en question fait 10 ou 12 pages. Au début, tu ne t'en doutes pas, tu es naïf, mais il faut faire attention à tout. Je comprends, bien sûr, que certains n'ont envie que de rapper ou de produire un son, que ça peut les gonfler d'aller se renseigner à l'Irma ou d'étudier le droit, mais un contrat, en général, fait entre 16 et 30 pages, tout y est écrit en très petit, avec des clauses et des nuances pas faciles à comprendre. Si tu te laisses berner, tu peux vite te retrouver à bosser uniquement pour les enrichir, et eux ne se gêneront de prendre 70% ou plus de ce que tu peux leur rapporter. Ça m'est arrivé, je sais ce que c'est, mais d'autres ne s'en sont pas relevés.