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LE NUMÉRO FICTION 2011

Céline Minard

Céline Minard est un écrivain sérieux qui n'aime pas l'esprit de sérieux et une femme qui écrit des romans foncièrement mixtes. Depuis son premier roman, en 2004, elle publie des livres...

éline Minard est un écrivain sérieux qui n’aime pas l’esprit de sérieux et une femme qui écrit des romans foncièrement mixtes. Depuis son premier roman, en 2004, elle publie des livres qui mettent en joie, stimulent l’imagination et soulèvent des questions cool, du genre qu’est-ce que tu fais si tu te retrouves seul au monde et que ta mort va signer la fin de l’humanité ? On va se plier au redoutable exercice du pitch, puisqu’on a affaire à de la vraie fiction : Olimpia (2010) est un diptyque qui prend pour sujet la « Papesse » Olimpia Maldaichini, la toute-puissante éminence grise du pape Innocent X que l’histoire a largement oubliée – elle lance sur Rome un anathème d’une violence déroutante tandis qu’elle déroule l’histoire qui a été la sienne au cours d’une noire cavalcade ; Bastard Battle (2008) est un livre écrit en faux vieux français – des résistants se coalisent en l’an « mil quatre cens trente sept » pour protéger leur ville de l’assaut d’une bande de gros bastards, à grand renfort d’arbalètes, de lances et de kung-fu ; Le Dernier Monde (2007) : un astronaute redescendu sur Terre se rend compte qu’il est le dernier homme. Pour de vrai. Il lève donc une armée de porcs pour ­nettoyer le monde ; La Manadologie (2005) est une œuvre science-fictionnelle qui fait se rencontrer Spinoza, Leibniz et Deleuze – et c’est déconneur. Il y a aussi R., son premier roman, qu’on n’a pas lu mais qui a l’air bien, c’est sur un type qui chemine pour aboutir à la conclusion qu’il n’est pas Rousseau. On est d’autant plus contents qu’elle ait accepté notre interview qu’elle n’aime pas trop Vice, à la base – les Dos & Don’ts, par exemple, qu’elle trouve vraiment très cons. D’ailleurs, elle n’avait même pas répondu à notre mail. On a dû la traquer par des moyens détournés, ce qui n’était pas très difficile vu qu’on habitait dans la même rue qu’elle. On s’est donc donné rendez-vous au café d’en bas pour parler fiction. Vos notices biographiques sont extrêmement laconiques, on sait juste que vous êtes née à Rouen en 1969 et que vous avez « étudié la philosophie ». Est-ce que c’est par pudeur ou le fruit d’une décision délibérée ?
Je crois que c’est juste parce que je ne trouve pas ça très intéressant. La vie privée ou personnelle des auteurs, je ne la trouve généralement pas passionnante, la mienne ne l’est pas, je vous l’assure. Je dis que j’ai fait des études de philo, c’est vrai, parce que ça donne un élément pour savoir comment moi, j’ai abordé la fiction. Mais la biographie d’un auteur, c’est sa bibliothèque. J’ai quand même glané deux infos un peu personnelles sur vous. La première c’est que vous avez été libraire et la deuxième c’est que vous vous étiez pété les deux genoux en roller. C’est vrai ?
Euh… Oui. Tout est vrai, et là, tout est inintéressant. Quoique. Enfin je ne me les suis pas « pétés », c’était juste des entorses. Mais c’est vrai qu’après j’ai dû réapprendre à marcher. Et mon premier livre, R., était sur la marche, c’est lié. Ça, c’est la petite histoire. On va revenir à la biographie autorisée. Vous avez toujours voulu être écrivain ?
Toujours, toujours, je ne sais pas… Mais oui, c’est vieux. Mes débuts de lectrice. C’est très lié, la lecture et l’écriture. C’est presque concomitant. D’ailleurs je ne me rappelle même pas comment j’ai appris à lire. Vous vous en souvenez, vous ? Oui c’est ma mère qui m’a appris, à 5 ans. J’ai échappé au livre d’apprentissage avec ce rat dégueulasse, cette créature vaguement anthropomorphique, là, Ratus. Moi j’ai eu Yves et Béatrice, des êtres humains. Donc, votre premier roman, R., est sorti en 2004 chez Comp’act. C’était le premier roman que vous écriviez ou le premier que vous présentiez ?
Le premier que j’écrivais. Comment ça s’est passé, vous l’avez envoyé par la poste ?
Par la poste, mais avec la recommandation d’un traducteur. Ça ne s’est pas fait en quinze jours, mais ça a marché parce que j’avais cette recommandation. C’était pas la poste comme ça, quoi. Vous aviez 35 ans quand votre premier roman a été publié. À un moment vous vous êtes dit : assez rigolé, maintenant j’écris un livre ?
Non, c’est plutôt qu’à un moment, on dit qu’on va taper de la permission et qu’on va le faire. De toute façon, personne ne peut la donner, cette permission, à part soi-même. On atteint un seuil où il faut passer à l’acte. Et le fait d’avoir un bagage philosophique solide, ça vous a donné l’aplomb nécessaire ?
Pas du tout. Ça n’a rien à voir. Pour moi, philo et fiction c’est quand même très séparé. La philo c’est un imaginaire particulier, conceptuel, mais ça je savais que je n’en créerais pas, que je ne créerais pas de concept, comme dit Deleuze. Mais je savais aussi que je pouvais créer un peu ailleurs, un peu à côté. Ça ne m’a ni empêchée d’écrire des romans, ni incitée. Les concepts philosophiques, c’est pourtant des nids à fiction.
Des nids, des ferments ou des moteurs, oui. L’hypothèse et la fiction, c’est assez proche. Ça peut être intéressant de détourner les hypothèses scientifiques ou philosophiques vers la fiction. Et depuis, vous avez acquis une discipline d’écriture ou est-ce que le simple mot de discipline vous fait frémir ?
Dans les périodes où j’écris, j’écris tous les jours, mais c’est sporadique. Il y a des mois où je n’écris pas du tout. Mais quand c’est en cours, oui, c’est régulier, discipliné, parce qu’on ne peut pas repousser indéfiniment, c’est ça qui est fatigant. Vous avez fait un séjour à la Villa Médicis de 2007 à 2008 : c’est vous qui avez demandé à y aller ou on vous l’a proposé ?
Non, non, on ne me l’a pas proposé. C’est moi qui ai rempli mon dossier pour vérifier que je rentrais bien dans les critères, que je n’étais pas trop vieille, tout ça. J’ai fait un dossier, je l’ai présenté et puis j’y suis allée. Et est-ce que c’est vrai que la Villa Médicis, c’est un repaire de gens bourrés en permanence ?
Bourrés ? Ah ! C’est vrai que les vins italiens sont forts, 14 ou 15 degrés, ça peut assommer. De toute façon c’est une année ivre, mais pas forcément d’alcool. C’est Emmanuel Hocquard qui parlait de la « villa médicine ». Vous y êtes restée toute une année, c’est ça ?
Oui. Et pendant cette année vous avez écrit Olimpia, un diptyque : l’anathème d’une Olimpia ivre de colère lancé contre les Romains qui l’ont chassée à la mort d’Innocent X, suivi d’une courte biographie d’Olimpia Maldaichini, la « Papesse » de Rome.
Oui. Le lieu me l’imposait pratiquement. Ça s’est vraiment passé comme ça. Je n’étais pas partie pour écrire Olimpia. Ce n’était pas mon projet mais Rome est tellement présente, tellement partout, c’est une ville tellement empoisonnante… Moi, j’avais peur de Rome, je n’y étais jamais allée. J’en avais une idée – j’ai fait du latin assez longtemps – et quand j’ai débarqué sur le forum, ça m’a semblé très familier. Je me suis dit : « C’est ma culture. » Il y a cette épaisseur temporelle un peu vertigineuse. En revanche, quand j’ai vu débarquer sur le forum un million de personnes, la masse touristique… Fin 2008 vous avez reçu le prix Wepler pour Bastard Battle, qui si je ne m’abuse, est celui qu’on décerne lors d’une soirée où tout le monde se bat pour choper une huître.
Ah ah. Moi, je ne peux pas manger d’huîtres donc je m’en fiche s’il n’y en a plus dans le plateau. Et vous lisez les prix littéraires, vous ?
Ça m’arrive d’en lire, oui. Je ne me jette pas forcément sur le Goncourt tous les ans, je ne l’évite pas forcément non plus. Je peux lire des livres de rentrée, aussi. Mais ma façon de lire, ce n’est pas forcément l’événementiel ou le chaud. Les livres chauds, j’attends un peu qu’ils refroidissent, des fois. Mais vous avez lu le Renaudot, Apocalypse Bébé de Despentes, et le Goncourt, La Carte et le Territoire de Houellebecq ?
Non, je n’ai pas lu le Houellebecq. Ce qui est intéressant cette année, c’est que deux « prestigieux » prix littéraires ont été attribués à des romans de gare, ou de supermarché – ce qui ne préjuge en rien du reste de l’œuvre de Houellebecq ou du talent de Despentes.
Vous voulez dire quoi ? Que les jurys ont tendance à filer des prix aux bouquins qui vont faire des ventes ? Je me contente de constater. Des prix littéraires ont consacré des livres qui se vendent dans les supermarchés.
Je crois qu’il y a une espèce de tendance à vouloir faire que le livre soit à nouveau accessible et vendu. Mais il y a aussi cette idée que le livre doit être une fête, et tous les livres sombres ont tendance à être écartés… Moi aussi je réagis comme ça, des fois : « Non, j’ai pas envie de lire ça, ça va me plomber. » Et c’est également les prix littéraires qui pour se conforter dans leur rôle prescripteur se mettent à un niveau pas trop délirant. C’est un peu un effet pervers, je pense, mais les prix littéraires c’est quand même le marché. Pour garder la main sur le marché, les éditeurs développent ce genre de stratégies. Le prix Wepler sort un peu du lot. C’est un truc qui arrive tard dans la saison, il y a toujours un facteur dans le jury…
Oui, quand même, c’est la fondation La Poste. Le jury change tous les ans, il comporte toujours un facteur et un ou deux détenus. Ah oui ?
Ça c’est plus intéressant. On est hors milieu littéraire. Enfin y’a peut-être des taulards qui viennent du milieu littéraire, ça on sait pas, des éditeurs véreux. Des éditeurs qui ont pas payé les droits – mais je crois pas, sinon les prisons seraient blindées. C’est un prix un peu particulier, oui. C’est vrai qu’il sort tard, il y a généralement des livres de rentrée mais la sélection est un peu plus exigeante… C’est plus le milieu littéraire qui se consulte lui-même. En fait, ce prix est plus sérieux parce que là il n’est pas dans le marché. Il est plus confidentiel, aussi. En tout cas ce qui m’a donné envie de vous interviewer, ce n’est pas le prix Wepler mais votre attachement revendiqué à la formefictionnelle ; parce qu’aujourd’hui, on al’impression que pour être un écrivain « sérieux », il ne faudrait pas écrire d’histoires.
Je ne suis évidemment pas d’accord, même si je n’aime pas beaucoup l’esprit de sérieux. Je crois qu’au contraire, si on veut être unécrivain sérieux, un vrai écrivain, il faut faire de la fiction, et pas autre chose. Ou alors on est poète, essayiste. Mais pour moi, le roman est la forme de la littérature – le roman qui contiendrait à la fois de la politique, de la pensée. Et la fiction, c’est ça qui permet de jouer avec les genres et les différentes formes de pensée, les mélanger, les englober aussi. Je suis très attachée à cet espace autre, cet espace ajouté. On a besoin d’espace, de beaucoup d’espace. En tout cas moi, j’en ai besoin. La fiction est peut-être désertée parcequ’utilisée pour nous vendre tout et n’importe quoi, le fameux storytelling. Insister sur lafiction, c’est aussi une façon de ne pas laisser le territoire vierge à l’ennemi ou alors vous êtes détachée de ce genre de considérations ?
D’abord il n’est certainement pas vierge, le territoire, et, non, il ne faut pas laisser leterritoire aux ennemis. Il ne faut pas laisser les marchands, les publicitaires, les politiques s’emparer de la fiction et l’instrumentaliser, mais je pense qu’il ne faut pas non plus laisser faire ceux qui voudraient éliminer la fiction parce que justement les politiques, les marchands, les publicitaires s’en servent. Ce sont deux ennemis différents mais qui font la même chose, à savoir réduisent la fiction à quelque chose de dangereux ou de complètement instrumental. La fiction c’est de l’imaginaire, hein, et si l’imaginaire est éliminé parce qu’il pourrait provoquer des choses abominables ou instrumentalisé pour la consommation, ce n’est pas une optiontolérable. Certes il faut combattre ça. D’ailleurs le storytelling, ce sont plus des paraboles que des histoires. Dans les narrations que vous mettez en place, il y a des moments proprement jubilatoires, beaucoup d’humour : est-ce qu’en écrivant, parfois, vous vous marrez comme une petite tarée ?
Ah ah. Pas comme une petite tarée, mais il y a des moments où je me marre bien. Et est-ce que vous approchez ça à la Kafka, vous écrivez et vous lisez les bons passages à vos proches pour les faire rire ? Genre vous testez vos blagues sur un public ?
Ah non, alors ça jamais. Je ne teste rien. Et est-ce que vous pensez au lecteur quand vous écrivez ? Par exemple, je vous ai entendu dire, à propos d’Olimpia, que c’était un « texte bourré de références qu’on ne comprend pas forcément mais si la magie de la phrase opère on n’en a cure » – et ça peut s’appliquer à tous vos autres livres.
Je peux être consciente qu’il y a des choses trop pointues. J’essaye de faire en sorte que ça n’accroche pas. Et si on relit une deuxième fois, on aura l’épaisseur du truc. Et même si on ne chope pas tout de suite la complexité, on pourra la rattraper par un autre endroit. Et de toute façon ces références dans Olimpia c’est beaucoup du contexte : quand on se balade dans Rome il y en a plein, des références, on les subit presque. Et même si on ne peut pas les placer dans le temps, dans l’histoire, elles sont là, on est dedans qu’on le veuille ou non. Et ça nous échappe par plein de bouts mais c’est là, ça c’est la ville. Je ne pense pas au lecteur comme à un imbécile – ni à quelqu’un de cultivé ni à quelqu’un de pas cultivé, ça m’est égal. Il rentre dans le monde et il se laisse faire ou pas. Justement, ce monde ; je pense à La Manadologie qui est inspirée de la théorie des monades de Leibniz, qui dit : « Le monde entier est constitué de monades sans portes ni fenêtres. » Diriez-vous que chaque livre que vous écrivez est comme une monade, un monde clos sur lui-même ?
C’est intéressant mais la monade n’est pas une fiction : c’est un concept. Je dirais plus volontiers que j’écris des dichtung, un terme qui désigne un univers imaginaire, construit et clos sur lui-même – donc un peu comme la monade – qui n’est pas l’opposé du monde sensible mais son condensé. Et ce que dichtung traîne aussi, c’est mensonge, affabulation, invention. Et là on n’est plus tout à fait dans la clôture. Parce que les mondes que j’essaye de faire sont très traversés. Vous avez eu un petit sourire en prononçant les mots mensonge et affabulation, comme s’il y avait une certaine jouissance, en tant qu’auteur, de l’omnipotence qui est la vôtre dans la création de votre fiction. Par exemple, au beau milieu du Dernier Monde, votre héros écrit : « Je note ce que je veux. » Vous aussi.
C’est carrément ça. Je note ce que je veux, je veux qu’il y ait des pandas, y’a des pandas partout. Parfaitement. Évidemment, c’est une jubilation totale, après il faut s’arranger pour que ça tienne debout. Et là ce n’est pas forcément facile ; si on note trop ce qu’on veut, si on est trop dans la fantaisie, ça peut devenir complètement surréaliste et perdre en consistance. Et la consistance m’importe, comme la narration. Parce que justement ça fera un vrai monde. Un monde concret. Ouais. On trouve en abondance, dans ce que vous écrivez, des descriptions assez détaillées de la manière dont on mange, dont on se meut, dont on meurt. Vos personnages sont chair, ils sont corps. Ce ne sont pas des purs esprits qui flottent.
On est des corps, effectivement, l’esprit est un corps. On est un mixte. Oui c’est très important. D’abord j’aime bien manger et boire. L’incarnation est très importante. Et aussi parce que c’est l’opération magique par excellence de faire s’incarner, de rendre incarnés des mots. Que tout à coup, la langue fasse surgir un corps vivant. C’est dans ce sens-là que c’est une opération magique. Les interrogations sur la langue sont assez centrales à votre pratique d’écriture. Dans Bastard Battle, la langue que vous mettez en place, c’est du faux vieux français. Quelles ont été vos sources ?
J’ai lu essentiellement les chroniqueurs, j’ai lu Jean Froissart, j’ai lu Le Ménager de Paris, et puis j’ai lu Villon, Villon, Villon. Un peu Rabelais aussi, mais c’était déjà plus ­tardif par rapport à mon époque. Je me suis plongée dans cette rythmique plus que dans ce vocabulaire. C’était vraiment plus une ­histoire de tympans, de rythme interne que j’avais attrapé. Donc vous avez écrit tout haut ?
J’ai écrit tout haut tout bas. Vous parlez en écrivant ?
Mais je parle en lisant aussi. Vous lisez à voix haute ?
Non, mais je lis tout. Je ne fais pas de photographie : je lis tout, les virgules, les points… Je prononce tout. Quand j’écris je prononce. Vous poussez le langage dans ses retranchements jusqu’au point où il reste compréhensible. Ça m’a fait penser à ce jeu où l’on inverse toutes les lettres à l’intérieur d’un mot, à l’exception de la première et la dernière lettre, et ça reste compréhensible, lisible.
Le cerveau il fait un tas de trucs. Moi, je ne suis pas trop dans la manipulation des cerveaux, mais il est certain qu’on joue avec ça, en tout cas on joue avec les images mentales. C’est très compliqué parce qu’on sait ce qu’on fait, mais on ne sait pas précisément ce qu’on peut faire lever comme image. Et c’est tout l’intérêt. La langue il faut la pousser, pas jusqu’au point de rupture, mais juste avant. Juste avant que ça ne devienne un langage tellement singulier que personne ne le comprendra plus. Ce que vous dites sur le langage singulier me fait penser à Guyotat, particulièrement à Prostitution ou au Livre.
Je n’ai pas le même travail sur la langue, et pour moi rester dans la langue commune c’est un garde-fou. Vous savez, quand on s’enfonce dans un langage non partagé, on se retrouve dans l’isolement, dans un truc auquel je ­préfère échapper. Ce qui est intéressant dans son travail sur la langue, c’est que ces livres-là doivent se lire à voix haute.
Oui, mais après on est dans une espèce de poétique, de psalmodie, de musique pure en quelque sorte, dans la poétique un peu autiste. Bon, donc Guyotat n’est pas une influence, Arno Schmidt si. Scènes de la vie d’un faune, ça vous a beaucoup inspirée ?
Inspirée je sais pas, influencée oui. Scènes de la vie d’un faune ça a été un choc, une rencontre de littérature que je n’avais pas imaginée, que je ne connaissais pas. C’était une grande permission donnée. Ça ouvre le champ. Une permission à tout : le « je peux tout noter ». Il y a effectivement des conditions à la fois floues et précises pour que cela puisse tenir, mais quand on lit Scènes de la vie d’un faune on se dit : « Ah ! On peut faire ça. » Ben oui. Et là faut y aller. Quand vous dites « ça peut tenir », ça m’intéresse parce que c’est une question que je me pose en face d’un terme comme « littérature expérimentale ». Je trouve que c’est un truc aussi inutile que « métafiction », voire même spécieux. Soit c’est de la littérature, soit ça n’en est pas. Y’a pas de « littérature expérimentale » qui tienne.
Oui, je comprends. Mais il y a des choses non expérimentales dans le sens où elles n’expérimentent rien, où elles reprennent des vieilles recettes et puis, hop, on y va. On fait la tambouille. Et il n’y a pas vraiment d’expérimentation, on rajoute seulement un grain de sel ou une épice. Mais la littérature « non expérimentale » n’en est peut-être pas. Ouais, ça ne veut pas dire qu’on ne doit pas expérimenter. Ça veut juste dire qu’on ne peut pas s’abriter derrière cette appellation pour faire un truc abscons.
Après oui, ce que la littérature expérimentale désigne généralement, c’est un truc où le formel a beaucoup à faire, le procédé, le processus, et puis il faut que ça soit ennuyeux, et là c’est de la bonne littérature expérimentale. Sinon, sur LMDA, j’ai été étonnée qu’on vous compare avec Gabrielle Wittkop. Ils essayaient sûrement de faire un compliment mais je vois vraiment pas.
Oui, moi non plus. Être un écrivain femme, ça implique qu’on soit forcément comparée à d’autres femmes ?
Moi aussi ça m’avait étonnée, on n’a pas grand-chose en commun. Je sais pas, les gens ont tendance à faire des grands groupes pratiques. Parce que vous revendiquez le fait d’écrire des romans foncièrement mixtes. De ne pas être une femme écrivain, d’être un écrivain.
Alors là complètement. Je suis un écrivain, comme je suis un lecteur. Un lecteur, c’est une femme ou un homme libre. On a parlé d’Arno Schmidt. Et Pynchon ou Danielewski ? Je les cite parce qu’ils mêlent érudition et fantastique, en plus de faire un travail poussé sur la structure du récit.
Pour moi le vrai maître c’est Schmidt, pas les deux autres. L’érudition ne m’intéresse pas en tant que telle : ça existe comme un creuset à matière fictionnelle. Et quand même, il y a eu beaucoup de gens qui ont écrit avant les années 2000. C’est important pour moi de les avoir lus, d’avoir vent de certaines expérimentations passées. Y compris de vieilles expérimentations. Par exemple du XIVe siècle. Ou du XVe. C’est toujours une richesse de plus, une épaisseur de plus. Déjà avec la structure, parce que c’est vrai qu’il y en a dans les trois que vous avez cités. C’est un jeu de plus. Ça rajoute un espace. Et je pense aussi que jouer de la fiction dans la fiction, contrairement à une attitude ironique qui ferait sauter la fiction, la redouble. Ce matériau de la langue, c’est l’artificialité humaine la plus développée, et donc dans les livres où l’on joue de ça, ça redouble tellement l’artificialité que ça la fait oublier, ça la concrétise tant que ce n’est plus un problème. Oui, là on est au-delà du suspension of disbelief, de la suspension d’incroyance – enfin c’est moi qui traduis comme ça –, de ce mécanisme mental qui nous permet de rentrer dans une pièce de théâtre, un film, un livre.
C’est joli. Oui, complètement. On est dans le jeu. Tout le monde est conscient du truc. Je suis au théâtre, le méchant n’est pas vraiment méchant et c’est pas la peine de lui taper dessus à la sortie. Le jeu. Mais en même temps ce n’est pas la même chose que l’ironie. Ce n’est pas un jeu pour faire sauter la fiction, c’est pour la redoubler. Il y a un écart, et dans cet écart il se passe des choses intéressantes. Ce n’est pas une distance de mise à distance. C’est Cervantès qui se traduit, qui dit : « c’est un livre traduit », et qui n’arrête pas de jouer avec les livres de chevalerie passés. Il ne fait pas sauter les livres de chevalerie même s’il les brûle. Il joue avec. Et quand même on est dans un livre de chevalerie. Un petit peu bancal, bizarre, mais on est dedans. Du jeu. Et c’est de l’humour plus que de l’ironie. R. a une structure formelle très travaillée, vous avez bossé avec une graphiste, Fanette Mellier, sur Bastard Battle, vous allez continuer à expérimenter du côté graphique à l’avenir ?
Dans mon premier livre, R., il y a des jeux avec la typo. Je l’ai pensé comme ça, en colonnes. Dans Le Dernier Monde il reste un peu de traces de cela. Mais je me suis dit à un moment qu’il fallait arrêter avec ces trucs-là, parce que les vrais grands auteurs, ils font tout passer dans la ligne, et c’est dans la ligne que cela doit passer. Cela dit, je viens quand même de finir un livre avec scomparo, une plasticienne. Mais là on n’est pas dans le ­travail de la forme du texte, on est dans la juxtaposition du texte et de l’image. Elle fait les peintures, moi le texte, et c’est monté page après page. Et ça s’appelle comment ?
Les Ales. Ça sort en septembre chez Cambourakis. Et à côté, vous avez continué à écrire seule ?
J’étais en train d’écrire un roman. Je me suis interrompue pour ce projet. Il y a beaucoup d’échos entre les deux. Donc je sors aussi un roman en septembre chez Denoël. Et au sujet de ce roman que vous avez interrompu pour écrire Les Ales : vous avez exploré le moyen-âge, le futur, le XVIIIe, le XVIIe ; est-ce que vous travaillez sur une nouvelle période historique ?
Ah, la question ne se pose pas du tout en ces termes. Il y a zéro période historique. C’est maintenant ou dans dix ans ou dans vingt ans. Comme pour Le Dernier Monde – plutôt de l’anticipation. C’est d’ailleurs assez casse-gueule de s’attaquer à la question de la fin de l’humanité.
En fait c’était un pari, c’est-à-dire les machins de fin de l’humanité, c’est toujours : « Tout recommence. » On retrouve une femme dans un coin, on l’engrosse et hop là, c’est reparti. C’est même pas réaliste. Et là je me suis dit : on va le faire, mais on va le faire sérieusement. Cette fois, on ne recommence pas. Et en même temps c’est une sorte de métaphore de la vie individuelle, hors filiation, et on tient ce tragique jusqu’au bout. Et la question que vous posez, c’est est-ce qu’il y a encore possibilité de langage quand on est tout seul, est-ce qu’on peut encore être humain, faire partie d’une espèce quand cette dernière éteindra la lumière derrière vous ?
C’est un peu la question de Jaume, et effectivement, il ne reste pas que du langage, sur Terre, quand il atterrit, mais c’est quand même le langage qui le constitue en tant qu’homme, parce que c’est la mémoire collective. Et je pense fondamentalement que l’humain est fait de langage dans une grande proportion. Le langage est vraiment constitutif de l’humanité. Toutes sortes de langage. Et, à travers le langage, il va définir un programme politique, un programme d’action : lever une armée de porcs et nettoyer le monde.
Oui, s’il ne se dit pas qu’il reste quelque chose à faire quand plus personne n’est là, il peut en finir tout de suite. Parce que c’est quand même un propre de l’humanité de se projeter. Alors dans quoi il va se projeter, et quelles raisons il va se donner ? Ce qui constitue une personne et un personnage, c’est qu’il y a toujours quelque chose de l’ordre de l’action, même si c’est de l’action poétique. Il va laisser un ultime témoignage, tenir un journal de bord, mais il ne se pose jamais véritablement la question de sa destination.
Mais il n’y a aucune destination sauf lui, se relire lui-même pour surveiller son évolution mentale. Vérifier si ce qu’il a écrit est cohérent. Oui enfin dans un monde où l’on est tout seul, est-ce que c’est si gênant que ça d’être fou ?
Oui, c’est vrai. On n’est pas fou. Il n’y a pas de normes. C’est pas important, d’être fou ou pas fou. D’ailleurs on peut se dire en le lisant qu’il est dingue. Plein de gens m’ont dit : « Il est schizophrène. » Pour moi ça n’a pas de sens, puisqu’être schizophrène c’est une mesure de survie. De toute façon toutes les névroses sont quelque part des mesures de survie jusqu’au moment où elles tuent, où elles empêchent de survivre. On ne pourrait même pas dire qu’il est fou et d’ailleurs on s’en fout, mais je pense que lui c’est juste pour ne pas s’enfermer sur lui-même dans un langage qui serait trop ronronnant, introspectif, pour garder un monde poreux et pas un monde fermé. L’usage du langage c’est ça, justement. Garder des portes et des fenêtres ouvertes.

Photos : Craig Watkins