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Illustration par Good Studio
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David Doucet : « Il y a de la place pour la bienveillance sur Internet »

L'ancien rédacteur en chef des Inrockuptibles, licencié suite au scandale de la Ligue du LOL, revient avec un ouvrage consacré aux tribunaux numériques. Entretien.

David Doucet, ancien rédacteur en chef des Inrockuptibles, vient de publier La Haine en ligne, un ouvrage dans lequel il explore les rouages et les conséquences des opérations punitives dont Internet est devenu le théâtre quasi-permanent. Aujourd’hui, en effet, il suffit d’une vieille casserole exhumée ou d’une accusation lancée sur le web pour que la foule numérique détruise la vie de la cible du jour. David Doucet le sait bien : en février 2019, il a été licencié de son poste aux Inrockuptibles suite au scandale de la Ligue du LOL.

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Au fil de son enquête, David Doucet a rencontré de nombreuses victimes de ces lynchages en ligne : Amandine du 38, Mennel Ibtissem, Philippe Caubère, Julie Graziani, Mehdi Meklat… Certains sont encore moqués dans les rues douze ans plus tard, d’autres ont vu leur famille les abandonner par honte. On a rencontré le journaliste pour parler de cette « néo-flétrissure » dont Internet s’est fait la spécialité.

Pourquoi écrire un livre sur la « haine en ligne » ?
Je voulais documenter les conséquences des lynchages en ligne. Quand on parle de « mort sociale » et d’Internet, ça paraît assez abstrait alors que cette réalité recouvre souvent la destruction d’une carrière, d’une famille, d’un tissu social. Après un lynchage en ligne, la traversée du désert est souvent traumatique. Mon livre est un voyage au pays des damnés, ceux qu’Internet a broyé avant de passer à une autre cible. Chaque cas m’a étonné par sa violence, son côté effroyable. Beaucoup de ces rencontres m’ont vraiment ému. Contrairement à eux, je suis un privilégié puisque bien qu’ayant vécu la violence des réseaux sociaux, j’ai eu un entourage et des collègues qui m’ont soutenu ainsi qu’une grande maison d’édition qui m’a fait confiance. Mon livre ne va pas changer la face du monde, mais si les gens qui le lisent, réfléchissent à deux fois avant de participer à une humiliation en ligne, ce sera déjà bien.

J’avoue avoir pas mal angoissé en lisant ton livre, notamment parce qu’il donne l’impression que ça peut arriver à n’importe qui.
Tous les gens qui l’ont lu m’ont dit qu’ils en étaient sortis déprimés. Ça peut toucher n’importe qui, en effet. On peut tous être victime de mort sociale. Les gens pensent toujours que c’est mérité. Mais en vérité, on peut toujours trouver une raison de se moquer de quelqu’un, et personne ne mérite de vivre une telle humiliation publique. Jusqu’en 1848, en France, ce genre de châtiment était officiel : le coupable était attaché à un pilori, dans un quartier précis, les gens lui crachaient dessus durant quelques jours, puis il rentrait chez lui et pouvait déménager. Aujourd’hui, tu ne peux plus déménager.

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Dans mes souvenirs, Internet était moins méchant avant. Comment expliquer la nouvelle popularité du lynchage numérique ?
Je crois que ce genre de comportement tribal fait partie de la nature humaine, malheureusement. Ça peut arriver avec trois personnes comme avec un million, mais peut-être qu’Internet a amplifié ça en introduisant un effet de transparence. On est comme dans un panoptique géant, et chaque faux pas se paie cash. C’est aussi encouragé par les grosses plateformes et leur modèle commercial qui pousse à la polarisation. Structurellement, elles sont faites pour mettre en avant les conflits qu’elles abritent. On peut donc dire que la croissance des GAFAM est sans doute pour quelque chose dans cette amplification démesurée.

Qu’est-ce qui sonne le début d’une nouvelle campagne de cyberharcèlement dans un tel environnement ?
C’est difficile à déterminer. Ça part souvent de militants politiques ou de personnes engagées, quand même. Mais pas forcément. La séquence qui valu la mort sociale à Julie Graziani a été isolée par un internaute ordinaire. Dans certains cas, ce sont des influenceurs qui lancent la campagne, et d’autres fois des médias.

Ton livre parle beaucoup du rôle des médias dans ces « morts sociales » par Internet, justement.

Dans le cas d’Amandine du 38, par exemple, la responsabilité des médias est totale. Des animateurs de NRJ ont passé la séquence à l’antenne et des journalistes sont allés interviewer ses camarades à la sortie du collège. Vingt ans plus tard, elle est importunée quasiment tous les jours. Pendant l’affaire Mennel Ibtissem, qui a été exclue de The Voice pour des propos tenus sur sa page Facebook, on a vu des titres tapageurs genre « Apologie du terrorisme » et des articles qui décontextualisaient complètement la publication incriminée. Difficile d’en vouloir aux gens qui ne savaient pas et qui ont jeté la pierre après avoir lu ces papiers. Les médias rendent aussi ces lynchages indélébiles, car ce sont leurs articles qui remontent dans les moteurs de recherche.

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Pour la défense des médias, on pourrait dire que ces faux-pas sont liés à la précarisation du métier sur Internet.
Comme je le dis dans le livre, le train du buzz ne sifflera qu’une fois. Les médias montent les histoires rapidement pour doubler leurs concurrents et ne reviennent pas dessus après-coup. Je ne peux pas jouer les père-la-morale parce que j’ai moi-même contribué à ce système quand j’étais rédacteur en chef des Inrocks. Comme on avait assez peu de moyens, une partie du site était basée sur la curation. On a sans doute participé à des lynchages en publiant des articles bricolés avec trois ou quatre tweets. C’était du clickbait, mais ça nous assurait une audience minimum qui nous permettait de publier des reportages de qualité. Grâce à la vidéo de Cyril Hanouna qui faisait 100 000 vues, on pouvait lancer un article sur les rescapés de Boko Haram au Niger qui allait en faire 3 000.

Amandine, Mennel, Mehdi Meklat… Comment se portent les victimes de « mort sociale » que tu as rencontrées ?
Certains en veulent aux médias. Mais la plupart sont résignés, abattus, écrasés par un sentiment de honte. Ils se disent qu’ils ne pourront jamais obtenir réparation du préjudice subi, que les dégâts sont tellement importants que même le plus gros porte-voix ne leur permettra pas de faire entendre leur version des faits. Toute relation nouée après coup se créé avec un boulet au pied. La nature humaine n’est pas forcément bienveillante. Pour une vidéo maladroite, tu passes pour un débile aux yeux des gens, et il faut se battre pour son intégrité à chaque nouvelle rencontre. Pourtant, je n’ai pas senti de désir de revanche. Même la mère de cette adolescente qui s’est suicidée à 16 ans après avoir été harcelée n’était pas en colère. Elle espère simplement que le drame qui a touché sa famille puisse sensibiliser les pouvoirs publics afin d’en éviter de nouveaux.

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Le problème, c’est que beaucoup de gens ne semblent pas comprendre à quel point ça peut être destructeur. Je pense à ce vieux tweet de Tyler The Creator
Quand tu ne l’as pas vécu, c’est difficile d’imaginer ce que ça représente. Un commentaire malveillant, ça peut paraître rien. Mais quand ils arrivent par milliers… Ça terrorise, ça assomme la cible qui sent que des milliers de personnes lui en veulent. Et comme cette foule n’a pas de porte-parole ou de meneur, il est impossible de négocier. D’un seul coup, tu n’existes plus. Tes amis, tes collègues, parfois même ta famille te lâchent. Ça génère souvent des dépressions lourdes. Beaucoup de gens ont eu des idées noires après leur lynchage en ligne. Quand j’ai rencontré Mennel, elle était dans un genre de « coma », comme elle disait elle-même. Et les lyncheurs n’ont pas forcément conscience de tout ça. C’est facile de déshumaniser quelqu’un qu’on ne voit pas souffrir et pleurer. Et sur Internet, personne ne va entraver ton bras vengeur.

D’ailleurs, qui sont ces lyncheurs ?

Tout part souvent de minorités actives. Même si je crois que ce terme est tellement fourre-tout qu’il ne veut rien dire, la « cancel culture » découle de la colère de minorités sous-représentées dont le besoin de justice n’a pas été entendu. C’est le cas de mouvements comme Black Lives Matter. Internet a révélé beaucoup d’injustices invisibles auparavant : les violences policières, les contrôles au faciès, les violences sexuelles et sexistes. Les demandes de ces minorités concernent ces problèmes, et le pouvoir leur répond peut être trop lentement. On ne pourra pas enrayer les lynchages en ligne qui découlent parfois de cette « cancel culture »  sans répondre à ces problèmes systémiques. Un tribunal met un an à se saisir d’une affaire mais un tweet part en une seconde… Quand l’institution judiciaire sera plus réactive, peut-être que les procès n’auront pas lieu sur les réseaux sociaux.

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Beaucoup d’affaires de cyberharcèlement n’ont rien à voir avec des causes politiques, quand même.
En vérité, on peut tous pratiquer le lynchage en ligne. Pour le livre, j’ai essayé de rencontrer le militant LGBT qui a revendiqué sa non-binarité le plateau d’Arrêt sur images. Il n’a commis aucun crime, aucun méfait. Il a juste exprimé une opinion, peut-être de façon maladroite, et il va le payer pendant très longtemps. Sur Messenger, on trouve des gifs à son effigie. On rit de lui sans comprendre que nous participons à son lynchage de façon permanente. Un mème pour nous, c’est du cyberharcèlement continu pour lui. Par contre, je ne pense pas que ce genre de malveillance reflète tous les comportements sur Internet. La majorité des gens est silencieuse, elle n’intervient pas par peur de se faire éclabousser. C’est la spirale du silence dont parlait Elisabeth Noelle-Neumann. Il y a de la place pour la bienveillance sur Internet, mais elle est peut-être moins mise en avant.

Comment faire pour contrôler les campagnes de haine sur Internet ?
Il faut plus de moyens pour la justice française. La loi Avia demandait la création d’un parquet spécialisé. C’est bien ! Mais il faut des moyens procéduraux, humains et financiers pour que la justice puisse répondre à l’instantanéité des réseaux sociaux. Pour le moment, ça prend trop de temps. Les GAFAM devraient trouver un moyen de protéger la présomption d’innocence, mettre plus de moyens dans la modération et revoir leur modèle commercial pour qu’il ne soit plus basé sur la polarisation. On ne peut pas déléguer la justice à des entreprises privées qui relèvent du droit américain.

Toute l’introduction du livre repose sur ton implication dans la Ligue du LOL. Pourquoi ? Impossible de revenir sur scène sans assumer ?
J’ai hésité à laisser cette introduction parce que j’avais peur que mon histoire occulte les témoignages du livre. On en a parlé avec mon éditrice et on a décidé que j’avais un devoir de transparence vis-à-vis du lecteur. J’ai essayé de décrire ce qui m’est arrivé de la façon la plus factuelle possible. Ce n’est pas un plaidoyer. L’objectif était de montrer pourquoi j’en étais venu à enquêter là-dessus. C’était une forme de mise à plat. J’essaie d’agir sans juger, en tant que journaliste, pas en tant que témoin ou victime. J’ai essayé de ne pas tomber dans le piège de juger ces justiciers. En réalisant plus d'une centaine d’entretiens, j'espère permettre au lecteur de se forger sa propre opinion.

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