lits d'hopital
Photo via pexels
Drogue

Comment je suis devenu accro au fentanyl

« J’essayais de me cacher derrière le fait que ces drogues n’étaient que des traitements. »
Niki Boussemaere
Brussels, BE

Originaire d’Arnhem, aux Pays-Bas, Max van Rijsewijk (27 ans) a rapidement dû faire face à ses addictions. Ado, il faisait beaucoup la fête et était souvent le dernier de sa bande de potes à rentrer chez lui. Très vite, il s’est mis à consommer de la drogue parallèlement à sa passion pour les sports équestres. Après un accident de voiture, il se voit prescrire de l'oxycodone, un médicament présenté alors comme « moins addictif que la morphine ». Mais sa personnalité addictive l'a entraîné vers une dépendance accrue aux opioïdes. Aujourd’hui, Max réside dans une safe house aux Pays-Bas, depuis laquelle il nous a raconté sa relation avec l'oxy et le fentanyl.

Publicité

C’est un médecin et pharmacologue belge qui a inventé le fentanyl, Paul Janssen, en 1959, pour en faire un puissant analgésique. C’est un opiacé synthétique principalement utilisé comme substitut de la morphine, mais aussi comme anesthésiant lors d'opérations. Ce médicament peut être trouvé sous forme de patchs, de cachets, de spray nasal, d'injections ou encore en sucettes. Une étude de l’INAMI montre qu'entre 2006 et 2016, le nombre de consommateur·ices d'opiacés en Belgique a augmenté de 88% – chiffres basés sur le nombre de prescriptions –, ce qui équivaut à environ 10% de la population. En raison de sa nature synthétique, cette drogue est beaucoup plus forte et dangereuse que des opiacés naturels comme l'héroïne.


J'avais un tempérament assez extrême quand j’étais jeune. À mes 15 ou 16 ans, je prenais déjà le train le samedi soir, après le boulot, pour sortir faire la fête à Amsterdam. À l'époque, je prenais surtout des drogues récréatives comme l’ecsta ou la coke. Quand je me suis mis avec mon copain, on s’y est mis à deux, parce qu'il aimait aussi faire la fête. On a rencontré des gens qui consommaient plus de drogues que nous, notamment du GHB. C’est à ce moment-là que j’ai remarqué que j'étais en train de flirter avec mes limites. J'étais le seul de mon entourage à ne pas réellement savoir comment m’arrêter. J'avais du mal à gérer tout ça une fois que la fête était finie. Les autres arrivaient à se dire : « Allez, demain on doit travailler ; au lit, comme ça on sera pas trop à la ramasse. » Moi, j’en étais incapable, et ça me déprimait.

Publicité

En mars 2016, j'ai eu un accident de voiture. Je roulais à toute vitesse le soir, en heure de pointe, à 100 km/h environ, sur une route limitée à 70. J'avais bu quelques verres de vin, j'étais sous influence. À un moment, j'ai fait tomber un truc et j'ai essayé de le ramasser. La suite : quatre tonneaux. Je me suis pété le dos à huit endroits différents, j’ai cinq côtes qui ont pris aussi. J'ai eu un pneumothorax et, pour couronner le tout, les nerfs de mon dos ont été salement endommagés. Le fait que je m’en suis sorti vivant relève du miracle, j'avais vraiment une bonne étoile au-dessus de ma tête.

À l'hôpital, c’est fréquent de mesurer régulièrement la douleur des patient·es, plusieurs fois par jour. Chaque fois que le chiffre était supérieur à 6 ou 7 sur 10, on me donnait un comprimé. Je ne savais pas vraiment ce qu'on m'administrait jusqu'à ce que ma mère le demande aux infirmier·es. « De l’oxycodone, un médicament qui crée moins de dépendance que la morphine. » C'est comme ça qu’on me l’a présenté. C'était peut-être un peu naïf de ma part de ne pas avoir cherché à en savoir plus. Parce qu’avec du recul, je peux dire que ce médicament est bien plus addictif.

Au bout de cinq jours, j'ai été autorisé à rentrer chez moi avec comme consigne de rester au lit et me reposer. En principe, j'aurais dû commencer avec un programme de rééducation, mais ça n'a pas été le cas. On m'a donné un gros sachet de morphine, des doses pour un mois entier. Au début, ça me rendait super malade, ça me donnait la nausée et j’étais complètement dans le gaz. J’ai quand même pris sur moi et respecté les consignes parce qu'en fin de compte, la morphine m'aidait à lutter contre la douleur. Deux mois plus tard, bien que tout ait bien cicatrisé, je souffrais toujours. Pour m'aider à tenir, on m'a donné du fentanyl. Ma dose d'oxy a également été doublée. On m'a dit qu'il m'en fallait plus pour obtenir l'effet désiré, ce qui était « normal » selon eux. Le matin, je me réveillais tout malade, je transpirais, je tremblais, j'allais constamment aux toilettes parce que j’avais de fortes diarrhées. Quand je prenais les médicaments, ma douleur disparaissait, c'était fini. Dans les 20 minutes qui suivaient, je me sentais bien, voire très bien.

Publicité

Les traitements ont comblé un vide, j'ai compris ça au bout d'un mois ou deux. Ils m'ont rendu dépendant, parce que, franchement, arrêter l'équitation, ça avait créé un manque dans ma vie. J'ai peut-être aussi quitté le domicile familial trop tôt pour vivre seul, à mes dépens. J’ai été confronté aux soucis d'une vie d'adulte avant même d'y être prêt. Et ces drogues qui, sur le coup, me rendaient euphorique, ont fait disparaître toute cette douleur. J'étais psychologiquement et physiquement dépendant. Je me permettais de prendre un peu plus en semaine, ce qui me laissait sans rien en fin de semaine. La conséquence, c’est que j’étais vraiment malade le week-end, je ressentais de gros symptômes de sevrage : palpitations, sueurs, tremblements, de l'anxiété, la dépression, des crises de larmes, j'avais mal partout. Avec le temps, j’étais devenu un habitué des salles d’attente et des services de garde du médecin généraliste, parce que j'essayais de gratter des doses supplémentaires le week-end, quand j’étais à sec [Max avait une prescription pour de l’oxycodone et du fentanyl, NDLR].

Au bout d'un moment, j'ai repris ma vie en main et j'ai recommencé à travailler. Je travaillais 7 jours sur 7 pour pouvoir tout me payer. Mais à un moment donné, je n'arrivais plus à obtenir mes médicaments à la pharmacie. J'avais déjà utilisé toutes les excuses du genre « On m’a volé mon sac » ou « J’ai perdu ma pochette à médicaments », et j'ai dû gérer cette période dans la souffrance. 

Publicité

Quand ça m’arrivait, je ne pouvais même plus sortir. Alors, je cherchais mes propres alternatives sur le marché noir, juste assez pour avoir de quoi passer le week-end. C’est à peu près à ce même moment que j'ai atteint le dosage maximal prescrit par le médecin, pour les deux médicaments. On ne m’a donc pas prescrit plus que ce que je recevais déjà, mais mon corps n’en avait pas assez. Donc j’ai fini par vendre mes propres boîtes de Fentanyl pour acheter des doses plus importantes. J'en ai vendu à des personnes en Belgique, aux Pays-Bas, en Allemagne. Y’avait des profils vraiment différents : du pilote d’avion à une personne travaillant pour la police judiciaire, à l’ambulancier, le médecin spécialisé dans les addictions et j’en passe… Tout mon argent a fini par y passer. Je prenais ma voiture d'Arnhem à La Haye, et j'achetais ce qu'il fallait pour tenir une journée. Le lendemain, je devais à nouveau venir faire le plein de drogue. 

À ce moment-là, je me suis dit : « J'en peux plus, j’abandonne, je veux pas vivre comme ça. »

Une chose est sûre, si j'avais pu m’en procurer de façon illimitée, je ne serais probablement plus là aujourd’hui pour raconter tout ça. Je devais toujours planifier et calculer pour obtenir le meilleur effet avec le moins de matière possible. Y’a des façons de prendre le fentanyl pour qu'il agisse plus rapidement. Dans ma tête c’était : « Si plus tard, je dois prendre tant de milligrammes pour ne pas être malade, et que je dois en avoir assez pour la nuit suivante, j'ai assez d'argent pour en acheter tant » et ainsi de suite. Et ç’a duré très longtemps comme ça, jusqu'à ce que je n'en puisse plus, et que ma famille se rende compte que les choses n'allaient pas très bien. C'était vraiment épuisant. À cause de ça, je menais une double vie, je gardais tout secret. J'étais tellement occupé à mentir que je ne pouvais plus rien faire.

Publicité

J’ai pris la décision de me faire suivre, la première fois en 2018, dans une clinique où on m'a demandé si je voulais apprendre à consommer ou tout simplement arrêter de consommer, de manière régulée. Si vous posez la question d’une telle façon à un·e toxicomane, vous savez très bien ce qu'on vous répondra. Chaque toxicomane souhaite que ce soit possible, mais c’est pas aussi simple que ça, ça marche pas comme ça. Un truc s'est produit dans mon cerveau, un changement radical, mes récepteurs de dopamine ont été étirés. Ils ont été habitués à recevoir beaucoup trop de dopamine d’un coup. Dès que je prends une autre drogue, le même problème se reproduit. Le mécanisme qui servait de frein s’est brisé. Après cet épisode à la clinique, il m’est arrivé de rechuter de temps en temps. En fait, j'ai pas été autorisé à finir mon séjour, parce que j'avais enfreint les règles. Ma dépendance est restée, je cherchais toujours quelque chose en substitut : tranquillisants, alcool...

Et puis, un an et demi plus tard, j'ai rechuté. J’avais épuisé tout mon stock, et je pouvais m’en procurer nulle part. C’est là que j’ai essayé l'héroïne. Je connaissais quelqu'un qui en vendait, et comme je m’étais construit une certaine tolérance au fentanyl, je savais que l'héroïne me rendrait moins malade. Moi, ce que je voulais, c’était juste être en mesure de remplir mes obligations pour la journée. Mais quand j'ai essayé, ça m’a pas aidé, au contraire, j'étais toujours aussi malade. Le fentanyl, c’est finalement beaucoup plus dangereux que l'héroïne, mais l'héroïne est plus connue, plus répandue, c’est un nom qui a une forte résonance. J'ai honte d'avoir dérapé à ce point.

Publicité

Je ne compte plus le nombre de fois où on a dû venir me chercher quelque part en ambulance. Une fois, j'avais pris un mauvais produit – du Suboxone, un médicament utilisé pour inhiber l'action des opioïdes –, ce qui a provoqué de graves symptômes de sevrage. On m'a donné 20 mg de morphine toutes les demi-heures, mais ça ne faisait plus rien. Tout allait de plus en plus mal, je faisais du mal à tout le monde autour de moi. À un moment donné, je me suis isolé, pendant trois jours. Le premier jour, j'avais épuisé toutes mes ressources, tout mon argent. Je m'étais enfermé dans un studio, au-dessus du salon de coiffure dans lequel je travaillais à l'époque. J'étais sur le point de m'évanouir, je me sentais si mal que j'avais même pas la force de contacter qui que ce soit. Une photo de ma conso s'est ensuite accidentellement retrouvée sur le compte Instagram du salon de coiffure, tout le monde a pu voir ce que je faisais. Mais j'étais tellement dans le mal que je ne pouvais même plus attraper mon téléphone. Au final, la batterie s’est retrouvée à plat et la photo est restée toute une journée en ligne.

Au bout de ces trois jours, je suis parti me réfugier chez ma mère. J'avais tellement honte de mon état que je me suis caché dans la grange pendant deux jours. C’est là qu’elle m'a trouvé et elle a appelé à l'aide. À ce moment-là, je me suis dit : « J'en peux plus, j’abandonne, je veux pas vivre comme ça. » J'étais anormalement maigre, j'avais détruit mon corps. Je savais que si ça recommençait, j’allais en mourir. Il y a eu des moments de pur désespoir, où j'avais nulle part où aller, pas même à l'hôpital parce que, de toute façon, ils ne me laisseraient pas repartir avec cette boîte de morphine qui me manquait.

Publicité

Quelques semaines avant cet incident, je m’étais déjà engagé auprès de ma mère et de mon partenaire pour chercher de l'aide et me faire suivre. J’ai trouvé mon salut chez SolutionS, l'une des meilleures cliniques des Pays-Bas. J'ai été accepté dans les deux semaines qui ont suivi le premier contact. Je me souviens avoir pensé à l'époque « Ah, c'est assez rapide ». Je m’étais inventé 100 000 raisons pour lesquelles ça aurait pu prendre plus de temps, parce que j’avais encore « des choses à régler ». Je les ai même appelés pour leur demander si je pouvais repousser encore un peu ma venue. Leur réponse a été : « Max, c'est le moment le plus dangereux, parce que tu dois dire adieu à tes démons. » Mes démons, ces drogues extrêmement dangereuses, l'oxycodone et le fentanyl, qui mènent très vite vers une overdose. Dans la période qui précède une admission, généralement les gens consomment beaucoup, et pour moi tout devait s’arrêter.

C'est une maladie que je vais toujours traîner avec moi, mais j'apprends à y faire face.

Ça me touche de parler de tout ça. Parfois, ça m’arrive d’y repenser, mais j'essaye de repousser ces idées aussi vite que possible. C'est une terrible dépendance, les opioïdes. J’essayais de me cacher derrière le fait que ces drogues n’étaient que des traitements. Parce que j'étais gêné. Le mot « médicament » sonne mieux que le mot « drogue ». Quand je me suis confié auprès de ma mère au sujet des drogues que je prenais, elle a été très choquée par l'héroïne, alors que le fentanyl est beaucoup plus dangereux. Les gens ont une toute autre considération pour une personne dépendante aux médicaments que pour une personne accro à la drogue.

Tout ça a aussi complètement perturbé mes relations. Mon copain était aux premières loges quand je me suis mis à sombrer, et il m'a souvent confronté à ce sujet. Il était en colère contre moi et a essayé toutes sortes de choses pour m'aider. Ça nous a progressivement éloignés l'un de l'autre, puis avec le temps on s’est remis ensemble. Dans une certaine mesure, j’ai de la chance qu’il n'ait jamais considéré ça comme une maladie, il m'a vu me battre. On est ensemble depuis dix ans, dont sept en tant qu’addict. Il a vu les bleus que je me suis faits à force de tomber dans les escaliers ou ailleurs. Notre relation était totalement déséquilibrée, lui a pu vivre sa vie « normalement » alors que moi je suis resté immobile ces dernières années. Il y a toujours beaucoup de méfiance de sa part, mais mon séjour en clinique et les nombreux contrôles lui procurent, ainsi qu'à mes proches, une plus grande tranquillité d'esprit. Il a déjà subi beaucoup de stress à cause de moi, et ma mère aussi.

Ma relation avec la dépendance a cependant changé. Ça fait maintenant onze mois – depuis le 14 septembre 2022 – que je suis dans un centre et j'ai finalement pu accepter ma maladie. C'est une maladie que je vais toujours traîner avec moi, mais j'apprends à y faire face. Ici, la politique c’est la tolérance zéro. Ce qui change par rapport à ma précédente admission, c’est que je ne veux plus consommer ni fentanyl ni oxy ni héro. C'était nécessaire. Mes relations ne tenaient plus qu'à un fil. C'est ma dernière chance, selon mes proches. J'ai trop longtemps abusé de toute la confiance qu’on m’avait accordée. La dernière fois, j'étais abstinent, maintenant je suis en voie de guérison.

Être capable d'accepter le fait que je ne pourrai plus faire quelque chose reste tout de même difficile. En 2018, l'idée selon laquelle « je n'avais plus le droit de rien faire » me trottait en tête, je m'apitoyais fort sur mon sort : « Le reste du monde a le droit de faire ça, et pas moi. » Le programme que j’ai décidé de suivre actuellement diffère de celui de la clinique précédente. Je me suis enrôlé dans le programme NA [Narcotiques Anonymes, NDLR] et j'assiste à leurs réunions. Le fait de parler à d'autres personnes qui ont vécu ou vivent encore une expérience similaire me donne une énergie importante. Mon compte TikTok en est la preuve. Je pense que ce serait bénéfique pour moi de pouvoir aider d'autres personnes, c'est pour ça que je suis une formation dans le domaine de la santé, pour travailler moi-même dans des cliniques. Ça me semble être une bonne voie. Ici, j'ai le temps de commencer une nouvelle vie, de me façonner un plan pour l'avenir, et d’être acteur de ce changement me semble être un excellent moyen de rendre à la société ce qu'elle m'a donné, l'étape 12 du programme.

La dépendance, c’est quelque chose qu’on ne choisit pas, par contre on peut choisir la voie du rétablissement. Ce que j'ai perdu au cours de ma descente aux enfers, j'essaie de le rattraper aujourd'hui, j’accepte ma responsabilité, parce que je ne veux plus me cacher derrière la maladie. Et même si tous les pays ne la reconnaissent pas comme une maladie, c'en est une. 

VICE Belgique est sur Instagram et Facebook.