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Culture

Seuls dans la taïga

C’est en Sibérie orientale que le photographe et cinéaste Clément Cogitore a rencontré Sacha Braguine, un affranchi parti vivre en autarcie avec sa famille.
Toutes les images sont extraites du film Braguino (2017) de Clément Cogitore

À contre-jour, au milieu de la bruine et de la lumière crépusculaire sibérienne, ils sont sortis de la forêt. Clément Cogitore n'a pas pu filmer cette scène, la plus belle scène de cinéma qu'il ait vu de ses yeux. Il voulait préserver la rencontre avec les Braguine, la famille de Sacha, l'homme pour qui il venait de traverser la moitié de la Russie. Ce souvenir n'appartient qu'à lui désormais, mais les images qu'il a ramenées de Braguino portent en elles la magie de cette première rencontre. C'était en 2012.

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Trente ans plus tôt, Sacha Braguine s'est installé ici au milieu de la taïga : latitude 062 51. 047 Nord, longitude 082 01. 140 Est. À 700 km de toute civilisation, il a choisi ce lieu pour échapper au dogme de la communauté de vieux-croyants à laquelle il appartenait. Les vieux-croyants sont une confession orthodoxe née au XVII e siècle d'un schisme avec le culte majoritaire et qui refusent l'autorité de l'Église et de l'État. Avec les années, beaucoup d'entre eux se sont enfoncés de plus en plus loin dans la forêt pour vivre à l'écart du monde moderne, à l'image des Amish d'Amérique du Nord. Sacha est arrivé ici à la fin des années 1980 avec sa tente sur le dos, et a commencé à construire le monde autarcique dont il rêvait. Sa femme l'a rejoint un peu plus tard et leurs quatre enfants sont nés ici.

Clément Cogitore est à Moscou quand il entend pour la première fois parler de ce cow-boy solitaire parti créer son propre monde. Sans aucun moyen de savoir comment il allait être reçu, ni autre information que des coordonnées GPS, il décide d'entreprendre le très long voyage qui les sépare. Au milieu du brouillard, des feux de forêts et des couchers de soleil qui n'en finissent pas, il voyage pendant quatre jours. Il va prendre deux avions, remonter le fleuve lenisseï en bateau et traverser la Taïga en voiture pour atteindre le dernier hameau avant Braguino. Des mecs du coin lui proposent d'embarquer à bord d'un canot surchargé d'armes et d'alcool pour effectuer les derniers 700 km. Il décline prudemment. Avec la seule radio du village, il parvient à convaincre le shérif local de détourner le plan de vol d'un vieil hélico d'État chargé de ravitailler des scientifiques et des militaires. Ses derniers billets partent dans la poche du pilote imbibé de vodka qui lui promet de venir le chercher « quand il peut ». Après quelques heures de vol, Clément arrive enfin à Braguino. L'hélicoptère le dépose sur un îlot de sable entouré de chiens-loups. La suite, c'est la fameuse scène de cinéma avec les Braguine qui sortent des bois. Un jeune homme vient le chercher en barque. C'est Ivan, le fils de Sacha. Clément leur explique qu'il est venu pour les rencontrer et raconter leur histoire. Il est tout de suite accueilli comme un ami par trois générations de Braguine.

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« Je me suis retrouvé dans ce petit paradis, avec ces enfants blonds magnifiques, cette vie paisible, la beauté de la Taïga, Sacha qui m'explique sa façon de penser et de vivre en communion avec la nature, son utopie lumineuse, intelligente. Et là je me suis demandé ce que j'allais raconter, parce que le paradis n'a pas d'histoire. » Derrière l'apparente tranquillité des lieux, Clément va rapidement se rendre compte qu'à Braguino comme ailleurs, les utopies se consument à la lumière acide de la nature humaine. Le deuxième jour, il remarque des gens qui l'observent de l'autre côté d'une barrière que personne ne franchit. Il pense d'abord qu'il n'a pas retenu toutes les têtes car ici tous les enfants sont blonds, tous les hommes portent des barbes et tous ont endossé les mêmes habits. Mais les gens de l'autre côté de cette barrière, personne ne leur parle, et personne ne veut en parler. Clément s'engouffre dans la faille.

Ces autres, ce sont les Kiline. Ils se sont installés ici quinze ans après les Braguine. Ils avaient entendu parler du havre de paix que Sacha avait réussi à construire au milieu de la Taïga. Alors la sœur de la femme de Sacha est venue s'y installer avec sa propre famille. Sacha dit que les Kiline ont du sang de loup, et ce n'est pas un compliment. Rapidement, un conflit éclate et ce qui aurait pu rester une banale dispute de voisin dégénère en conflit idéologique irréconciliable. L'isolement et la paranoïa ont fait le reste. « Personne ne se parle, ils empoisonnent les chiens, se disputent les terrains de chasse et ils n'enterrent pas leurs morts ensemble. » Clément est prévenu : s'il traverse la barrière, pas de retour en arrière possible. Sa vision du conflit sera partiale ou rien. « Sacha ne veut prendre de la Taïga et de la civilisation que ce dont il a besoin » explique Clément. « Les Kiline, eux, sont plutôt comme nous, ils prennent tous ce qu'ils peuvent prendre. Ça ne fait pas d'eux des criminels – juste des gens qui sont attirés par la possession et l'argent. »

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Braguino se révèle être un paradis autant qu'une prison, et ce sont les enfants qui portent sur leurs épaules la malédiction de ce conflit. La petite île où Clément avait atterri leur sert à la fois de terrain de jeu et de garderie, car ils ne vont pas à l'école. Les parents les déposent ici tous les jours pour les protéger des bêtes sauvages pendant qu'ils vont chasser et pêcher. Comme les Enfants Perdus de Peter Pan, ils passent leurs journées sur cette île entre récréation permanente et ennui. Ce territoire leur appartient, mais ils ne peuvent s'en échapper. Évidemment, ils n'ont pas le droit de jouer ensemble. Les images de Clément montrent toute l'absurdité de la situation. Quand la barque des Kiline arrive le matin pour déposer son lot de têtes blondes, la défiance des petits Braguine se lit sur leurs visages. On leur a appris à se méfier de ces enfants qui leur ressemblent comme deux gouttes d'eau ; pourtant, on sent aussi qu'il n'y a pas de réelle animosité et que l'innocence de l'enfance prendrait bien le pas sur cette hostilité qu'on leur inculque mais qu'ils ne comprennent pas vraiment. Ils obéissent toutefois, et chacun joue de son côté. Leur Pays imaginaire a des allures de fosse aux lions.

Quand Clément revient à Braguino quatre ans plus tard, rien n'a changé, si ce n'est que la tension est montée encore d'un cran. Désormais, des hélicoptères vont et viennent presque toutes les semaines sous les yeux impuissants de Sacha. Des trappeurs en descendent et viennent chasser du gibier à l'arme automatique, comme ça, sans permission. Ils payent les Kiline et usent la Taïga. Clément mettait un peu la colère de Sacha sur le compte de la paranoïa, jusqu'au jour ou lui aussi a vu ces hélicos débarquer. « J'ai compris que c'était complètement réel et qu'on basculait dans une tragédie, que le combat était perdu d'avance. » Les enfants eux, sont toujours là, sur leur île-prison. Clément ignore s'ils perpétueront le rêve de Sacha. Sans doute pas. « Quelque chose s'est perdu entre deux générations, et ils n'ont pas les armes ni les ressources pour ça ». Ivan a déjà quitté sa terre natale, il est monté dans un hélico un jour et n'est plus jamais revenu. « Je pense que j'ai filmé un monde qui va bientôt disparaître », conclut Clément. L'histoire de Braguino est celle d'une dystopie, une tragique histoire de communauté impossible comme il y en a partout, avec ses propres personnages, son décor et ses rêves meurtris.

Clément Cogitore expose son travail photographique et filmique « Braguino ou la communauté impossible » au BAL jusqu'au 23 décembre et prépare la sortie de son film Braguino le 1er novembre prochain.

Lucie Etchebers-Sola est sur Twitter.