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rétro-futurisme

À quoi ressemblerait la France si le « secret des affaires » existait déjà ?

Toujours plus d’optimisation fiscale, de médicaments dangereux et de destructions environnementales… Espérons que ce 18 avril, les sénateurs décident de ne pas voter cette loi dangereuse et liberticide.
Photo : Damien Mayer / AFP

La République française est à un vote sénatorial – soit, presque rien - de passer l’une des lois les plus liberticides de son histoire récente. Rien que ça. Et ce, sans une manifestation, sans la moindre grève ou blocage de service public… La loi sur le secret des affaires a été adoptée en première lecture à l’Assemblée Nationale, le 28 mars dernier, dans l’indifférence générale – et sera examinée au Sénat ce 18 avril, dans le même climat.

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Visant à transposer une directive européenne, cette proposition de loi protège n’importe quel vilain petit secret d’entreprise à trois conditions : que l’info concernée ne soit pas aisément accessible, que sa dimension confidentielle lui confère une valeur commerciale et que son détenteur légitime ait mis en place des mesures raisonnables pour la protéger. Bref, des termes suffisamment vagues pour protéger du scandale public à peu près… n’importe quelle pratique douteuse – et même illégale. Pour bien s’en rendre compte, on s’est demandé à quoi ressemblerait aujourd’hui la France si cette loi (qui a failli être votée un grand nombre de fois ces dernières années) était entrée en vigueur. Et soyons clairs : ça ne sent pas vraiment la liberté.

On serait tous morts du Médiator

Soyons clairs : la loi permettrait à une entreprise pharmaceutique de poursuivre un lanceur d’alerte comme Irène Frachon, la pneumologue française qui a tiré la sonnette d’alarme sur le Médiator - et même de faire détruire tous les documents allant dans le sens de ses accusations ! Du moins, tant qu’une faute n’est pas prouvée. Or, dans les affaires de santé, la recherche de la preuve peut prendre des années. William Bourdon et Vincent Brengarth, deux avocats spécialistes des libertés publiques, expliquent : « Imaginez que quelqu’un, au sein d’une entreprise pharmaceutique, estime qu’un produit dangereux, néfaste pour la santé ou l’environnement, a été mis sur le marché. Et bien, la dérogation à la protection du secret des affaires serait alors probablement suspendue à l’issue d’investigations et de procédures pouvant durer des années. Dès lors qu’elle ne pourrait pas être d’un effet immédiat, elle prive mécaniquement le lanceur d’alerte de toute protection ». En attendant, un poison comme le Médiator – entre 500 et 2 100 victimes à long terme - resterait donc sur le marché. Et le nombre de morts n’aurait cessé d’augmenter…

Elise Lucet serait en prison

Dans un certain souci d’équité, cette proposition de loi ne protège pas mieux les journalistes que les lanceurs d’alerte. Ainsi, quand les équipes de France 3 ont mis en doute la fin de la pollution aux boues rouges par l’entreprise Alteo, elles auraient pu voir leur enquête interdite de diffusion faute de pouvoir prouver l’acte délictueux. C'est ce qu'avancent les deux avocats : « Ce qui est problématique avec ce texte, c’est que la responsabilité incombera au journaliste. Il devra justifier son investigation. C’est donc un puissant effet dissuasif pour toute enquête. » Pourtant, il aurait été dommage que les milliers de tonnes d'arsenic, de titane, de chrome et de plomb, continuent d’être balancées par ce fleuron de l’industrie française au milieu du parc national des Calanques, non ?

Les riches seraient encore plus riches

Le 26 mars dernier, jour où les députés français ont commencé à discuter ce texte, s’ouvrait au Luxembourg le procès d’Antoine Deltour. Son crime ? Avoir balancé que l’administration fiscale d’un pays de l’UE aidait de grandes entreprises à planquer du pognon. Oui, ça fait froid dans le dos… et cela pourrait bien arriver chez nous ! Concrètement, si une entreprise française avait recours à de telles pratiques, le lanceur d’alerte risquerait bien d’être condamné au nom du fameux « secret des affaires ». Car, comme l’expliquent les deux avocats : « ces pratiques d’optimisation fiscale agressive, à la limite de la loi et profondément contraires à l’intérêt général, ne constituent pas forcément une faute, un acte répréhensible ou une activité illégale ». Macron, « président des riches » ? Sans doute. Mais dans les faits, c’est plutôt l’Assemblée Nationale que les adeptes de l’optimisation fiscale devraient remercier.

Les entreprises seraient en roue libre

Au fond, le plus problématique dans cette proposition de loi, c’est qu’elle est montée à l’envers : elle considère qu’une info a de la valeur parce qu’elle est secrète. « On s’attendrait plutôt à l’inverse : à ce qu’une information soit secrète parce qu’elle a de la valeur, c’est un sophisme qui généralise le secret », assènent les avocats en rappelant que l’arsenal juridique français est déjà très bien fourni en ce qui concerne la propriété intellectuelle, le secret médical, les secrets de fabrique ou encore la protection des secrets d’Etat – le fameux « secret-défense ». Pire encore, cette loi porterait en elle l’anomalie suivante : c’est la victime, une entreprise donc, qui déterminera le périmètre de son préjudice et de la violation du secret des affaires. « Il y a là un effet d’aubaine évident qui permettra à certains milieux économiques de couvrir avec le secret des affaires des informations qui ne devraient pas l’être ». Or, l’histoire montre que ce qu’un grand groupe cache au public est rarement beau à voir.

Toujours plus de médicaments dangereux et d’optimisation fiscale, plus de morts et moins d’enquêtes journalistiques, voilà à quoi aurait pu ressembler la France d’aujourd’hui si une telle loi avait été votée à sa première évocation en 2004. Et donc à quoi ressemblera peut-être celle de demain. Maintenant que c’est dit, la telenovela sur l’héritage de Johnny Hallyday peut reprendre ses droits sur nos vies.