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Vis ma vie de SDF invisible

La hausse des loyers en Angleterre nous a laissés sur le carreau.

L'auteur, devant son logement temporaire

Les SDF sont des gens qui vivent dans la rue et qui réclament de la petite monnaie aux passants. C’est la définition communément acceptée et c'est également ce que je pensais jusqu'en juin dernier. C’est à ce moment que je suis moi-même devenue SDF, lorsque ma famille et moi avons été expulsées de chez nous.

Je ne corresponds pas à l'image qu'on se fait d’habitude des SDF. Je pars travailler tous les matins, je m’habille, je me maquille puis je prends les transports en commun. J'essaie d'oublier autant que je peux l'hôtel sordide dans lequel je dors toutes les nuits. Quand j'arrive au boulot, je ne suis plus la même personne qui s’est réveillée une heure plus tôt dans le même canapé dépliable que ma sœur de 14 ans. C'est infernal de devoir agir comme si tout allait bien alors même que j’angoisse quotidiennement à l'idée de ne pas avoir de chez moi – et de bientôt ne plus rien avoir du tout.

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Si je fais en sorte de garder le sourire quand je suis au travail, j'ai parfois juste envie de porter un énorme badge sur lequel on pourrait lire : « Je suis SDF. » Mais globalement, il est vrai que ça me gêne d'en parler. Les gens ne savent de toute façon jamais comment réagir. Quand des amis que j'ai perdus de vue me rappellent pour se faire une bouffe, j'évite de leur répondre. Je n’aime pas l’idée de devoir leur expliquer ma situation. Tous les aspects de ma vie ont été affectés par ce drame de la vie de tous les jours.

Le point commun entre ma situation et celle des sans-abri qu'on voit dans la rue, c'est que les deux sont sources d'isolement et de découragement. Certaines personnes pensent sans doute que parce qu'on a – malgré tout – un toit au-dessus de nos têtes, tout va pour le mieux. Évidemment, il est préférable d'avoir un abri plutôt que de dormir dans la rue ; ceci dit, il est insupportable d'entendre des gens dire qu’il est toujours « mieux de dormir sur un canapé que sur un trottoir, hein ? » Putain. Il est impossible de comprendre ce que ça fait de ne pas avoir de chez soi quand on en a un. Je n'ai plus aucun repère, aucune stabilité, plus de chambre à moi, et toutes mes affaires sont aujourd’hui entassées dans des cartons éparpillés çà et là. Je vis dans l'attente et l'angoisse permanente. Mais comme je n'aime pas avoir l'air d'avoir des soucis, j'enfile mon manteau, je mets du rouge à lèvres, et je m’en vais bosser.

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Ça fait huit mois que je vis dans des centres d'accueil. Ma mère, qui nous a élevées seule, figure sur les listes d’attente de logements à loyer modéré depuis le début des années 2000. Quand son salaire n'a plus permis de payer les loyers toujours plus élevés de la maison où nous vivions, le propriétaire nous a mis dehors. Elle a toujours travaillé et n’a jamais reçu d’aides sociales, mais ses horaires devant impérativement lui permettre de s'occuper de ses enfants, elle a toujours travaillé à mi-temps – et n’a en conséquence jamais gagné grand-chose. J'ai eu l'occasion, lorsque je me suis mise à travailler pour VICE, de prendre un logement en colocation ; mais ma mère et ma sœur n'ayant pas eu cette possibilité, j'ai eu le sentiment qu’il était mon devoir de rester avec elles et de les soutenir. Je fais figure de « père de famille », si l’on veut.

Un jour où j'étais dans une bibliothèque de Manchester pour terminer une dissertation, j'ai reçu un appel de ma mère ; celle-ci m’a expliqué que notre propriétaire s’apprêtait à vendre notre maison et que nous n'avions plus nulle part où aller. Nous devions partir, et laisser derrière nous notre foyer et notre sécurité. Nous n'avons jamais été riches : quand j'étais petite, on achetait ces gros sacs de pommes de terre qui devaient nous faire la semaine. Avec, on faisait des frites, des potatoes, de la purée, des patates au four, des chips, et quand on avait envie de changer, on préparait un gratin dauphinois. Même si nous avions parfois des problèmes d'argent, ce n'était jamais trop grave – nous avions après tout un chez nous, des patates et une télé.

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Entre la fin de mes partiels et les résultats, j'avais empaqueté mes affaires dans différents cartons. J’ai disséminé la plupart d’entre eux dans les garages des parents de mes amis (sans penser à noter où se trouvait chaque carton, ce qui s'est rapidement révélé être un mauvais choix) et le 10 juin 2013, nous nous sommes dirigés vers la mairie pour déclarer que nous n'avions plus de domicile. Je me souviendrai toujours de ce moment. J'avais l'impression d'imploser et d'exploser en même temps. La pire boule au ventre de toute ma vie. Cette sensation s’est à peine atténuée depuis.

Je me souviens de l'odeur la première fois où nous sommes rentrées dans un centre d'accueil. Je revois ma mère, qui portait un panier à linge contenant des vêtements, une bouteille de lait pour le lendemain et une bouteille de vin pour le soir même. En l'espace de quelques minutes, les couloirs glauques ont transformé ma mère, si radieuse, en une petite boule de tristesse. Après sa première gorgée de vin, j’ai observé son visage devenir aussi gris et triste que le mur derrière elle.

Le terme « SDF » est entouré de tellement de clichés et de tabous que même aujourd'hui, alors que j'ai complètement redéfini le sens qu'il avait pour moi, j'ai encore du mal à m'y associer. Ma mère est dévorée par la culpabilité de ne pas avoir réussi à assurer un toit à ses enfants. C’est pourquoi je passe le plus clair de mon temps à essayer de la convaincre qu'elle a fait de son mieux, que ce n'est pas de sa faute, mais celle du système. Elle ne veut rien savoir.

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L’élément psychologique entre bien sûr en compte, mais en définitive moins que les routines quotidiennes les plus élémentaires. Partager sa gazinière, sa vaisselle et ses sanitaires avec des inconnus, ce sont des choses tout à fait inhabituelles pour moi. Nous n'avons plus la force de cuisiner ou de faire le moindre effort pour manger équilibré. Nous avons toujours aimé faire la cuisine, mais faire à manger dans une cuisine impersonnelle pour aller ensuite dîner en tailleur sur un canapé-lit rend les choses bien moins agréables.

Du fait de son âge, ma petite sœur est un amas d'hormones ambulant. Le fait de devoir rester constamment dans un espace confiné la rend claustrophobe et agressive. Ma mère se sent trop coupable pour la rappeler à l'ordre lorsqu'elle fait des caprices ; aussi, il est difficile de demander à une adolescente d'aller dans sa chambre lorsqu’on vit à trois dans la même pièce.

Au Royaume-Uni, les inégalités de logement se creusent, et pourtant les gens soupçonnent encore les pauvres de « profiter du système » en abusant des aides sociales. Ce genre de discours est évidemment faux. Ou en tout cas, je constate que ma mère, même si elle est sans-domicile, ne reçoit pour sa part aucune aide. Une étude récente a montré qu'il aurait fallu que les salaires doublent pour permettre aux gens de suivre le rythme des hausses de loyers ces dix dernières années. Ce sont les familles qui en souffrent le plus. 70 % des parents ayant contracté un crédit ont aujourd’hui des difficultés à payer leurs échéances. À Noël, on comptait 80 000 enfants sans-domicile vivant en foyer.

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Malgré l'étendue du problème, les gens sont mal informés. Des amis m'ont demandé pourquoi nous ne nous installions pas « simplement ailleurs », comme s’il était putain de possible de payer des frais d'agence et des loyers élevés quand on n’a pas une thune devant soi. Si nous avions eu l'occasion de vivre ailleurs et de nous épargner une telle merde, sachez-le les intellos, nous aurions sauté dessus.

1,7 million de personnes sont en attente de logements sociaux aujourd’hui. Mais la vérité, c’est qu’il n'y en a tout simplement pas assez. De plus en plus de familles se retrouvent à ne plus pouvoir suivre la hausse des loyers sans que personne ne bouge le petit doigt. Toutes les quinze minutes, une nouvelle famille se retrouve dans la rue. Ce phénomène est en hausse depuis déjà trois années de suite, et le manque de logements aurait conduit 185 000 personnes à se retrouver sans domicile au cours de la seule année 2013.

Il suffit souvent d'un rien : un licenciement, un mois de travail qui paye moins, une hausse de loyer, et les gens entrent dans une merde noire qui peut vite les mener à la perte de leur logement. L'an passé, il a été estimé que 8 millions de personnes étaient dans une situation où il suffirait qu'ils travaillent un jour de moins par mois pour ne plus pouvoir payer leur loyer ou leur crédit immobilier. La définition du sans-domicile fixe telle qu’on l’entendait jusqu’alors est en train de changer. Ce problème ne concerne plus seulement les personnes à la marge de la société, mais directement une part de plus en plus importante de la classe moyenne occidentale.

Ma famille et moi nous trouvons au cœur de ce qui s'annonce comme une crise du logement sans précédent. Je suis sans-domicile aujourd'hui, et vous savez quoi ? J’ai envie de planter quelqu’un.

Suivez Daisy sur Twitter : @dsyhdsn

Daisy est en train de réaliser un film sur son expérience dans les centres d'accueil. Vous pouvez suivre sa progression ici : @halfwaydocu