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LE NUMÉRO VOUS NOUS AVEZ MANQUÉ

L'Éthiopien qui construit son propre avion

Quelques jours avec Asmelash Zeferu, l'homme qui a décidé de s'envoyer en l'air.

Asmelash, en train de travailler sur son avion. Derrière lui, l'Éthiopie tout entière espère que le vol se déroulera sans accroc.

Cet article est extrait de notre numéro « Vous nous avez manqué »

À quelques kilomètres de la capitale Addis-Abeba, j'assiste intriguée à une série d'allées et venues ininterrompue. J'aperçois un avion sur le bord de la route, une construction branlante autour de laquelle s'agite une ribambelle d'enfants, qui amènent à Asmelash une variété de pièces détachées. Plus tard, deux grandes ailes sont acheminées par des adultes en direction du mécanicien en chef.

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Dans un désordre général, j'emboîte le pas à ce grand cortège qui pousse l'avion en direction d'un champ à l'entrée du village, paralysant sur son passage le flux de minibus. Des dizaines de mains s'activent dès lors pour tout assembler. Asmelash court dans tous les sens. Il a l'air manifestement absorbé par l'ensemble des détails à superviser avant son décollage.

Asmelash est né dans le Tigré, au nord-est de l'Éthiopie, pendant la guerre et la famine de la fin des années 1970. La région était alors une zone de conflit fratricide entre rebelles Érythréens et le gouvernement central éthiopien. En quête de paix et d'éducation, sa famille a crapahuté de villes en villes pour se réfugier à Awassa, dans le sud du pays, avant de s'installer définitivement dans la capitale, Addis-Abeba. Du Tigré en guerre, Asmelash a toujours conservé le souvenir d'un émerveillement : celui de voir pour la première fois un avion, un petit avion de la Croix-Rouge. À ses yeux, ces étrangers venus à la rescousse de son pays étaient des héros. C'est pourquoi, à partir de ce jour-là, il ne rêvera plus que d'une chose : devenir pilote.

Fin 2014, j'ai la chance de remporter un Prix lors d'un festival documentaire, lequel m'offrait un billet d'avion pour la destination de mon choix. J'opte pour l'Éthiopie, animée par l'envie d'aller à la rencontre d'Asmelash Zeferu, un jeune homme qui s'acharne à construire son avion lui-même, en se basant uniquement sur la débrouille et le recyclage. C'est ainsi qu'avec une facilité antipodique, je m'envole retrouver ce jeune démerdard, qui vient tout juste de m'avertir que « ce sont mes dernières semaines de préparatifs avant mon vol d'essai. »

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Le point de départ de toute cette histoire pourrait bien remonter au grand-père d'Asmelash, qui fut emprisonné à Rome, capitale de l'Italie mussolinienne, pendant la Seconde guerre italo-éthiopienne de 1935-1936. À son retour dans le Tigré après sa mobilisation, il a convaincu son fils, Aymut, de s'instruire. Ce faisant, il en profitait pour lui raconter toutes les avancées techniques qu'il avait pu observer en Europe : les ascenseurs, les tramways, et les avions. La ligne de conduite d'Aymut sera définie par ce conseil paternel. À son tour, il va consacrer sa vie à offrir une meilleure éducation à ses enfants – ce qui expliquera la future réussite scolaire d'Asmelash.

Depuis ce court séjour en Italie, voler s'est mué en une sorte de rêve familial intergénérationnel. Dans la ville d'Awassa, Aymut a finalement construit toute la structure d'un avion. Pas d'ailes ni de moteur, certes. Mais au moins, un cockpit comme aire de jeu pour les enfants, dont Asmelash et son grand frère. Ce fut ensuite le tour du frère aîné, qui s'est lancé dans une construction similaire à celle d'Aymut, avant de léguer sa passion au cadet, Asmelash.

Ce dernier, malgré des examens passés haut la main, fut d'abord recalé au concours d'entrée à Ethiopian Airlines, de justesse. « À l'entretien, je leur ai juré que rien ne pouvait m'empêcher de voler », se souvient-il. Durant les quinze années suivantes, Asmelash a dévoré les manuels d'aviation et autres e-books sur le sujet. Il a regardé en boucle les tutoriaux YouTube depuis un cybercafé d'Addis, pour progressivement s'auto-former à la construction d'un avion. Sûr de lui, il a finalement choisi de démissionner de son poste dans la santé publique afin de se lancer dans la réalisation de son rêve : la construction d'un avion.

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Le plan de travail d'Asmelash

Il faut savoir que pour construire un avion à Addis-Abeba, cela passe d'abord par un état des lieux des ressources disponibles dans Merkato, le plus grand marché à ciel ouvert d'Afrique. « Pendant des heures, je me suis aventuré à travers ce labyrinthe d'ateliers, juste pour pouvoir dénicher les bons composants », me précise Asmelash. En creusant profondément derrière ce chaos de surface, il a mis la main sur une expertise originale et subtile, offerte par de nombreux mécaniciens, menuisiers, soudeurs, et autres bidouilleurs du marché. Pendant plus d'un an et demi, Asmelash a enchaîné les allers-retours entre Merkato et Dabi, un petit village situé à 40 km d'Addis, où il a trouvé – et loué à bon prix – un lieu dans lequel il serait susceptible de construire l'avion, juxtaposé à un champ, assez vaste pour pouvoir envisager un vol d'essai.

Plus généralement, construire un avion, seul, en Afrique, n'est pas une mince affaire. Il faut bien sûr investir sur le recyclage et la récupération d'objets hors d'usage, mais surtout, il faut s'armer de patience et se préparer à une longue succession de surprises et d'échecs. Cependant, rien ne semble pouvoir décourager Asmelash. « J'accepte avec philosophie tous ces problèmes, tous ces défis, afin d'apprendre de chacune de mes erreurs », m'a-t-il dit. Cette détermination constante est peut-être ce qui l'a amené à concrétiser son rêve.

Il a baptisé son avion le K-570A.

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Les enfants et adultes du village d'Asmelash l'aident à réaliser le rêve de tout un pays.

La lettre K est un hommage au prénom de sa mère décédée, Kiros, tandis que les chiffres indiquent le nombre de jours qu'Asmelash a consacré à la construction de l'avion : 570. La prochaine étape, c'est de faire décoller le coucou. Après une première tentative qui a capoté à l'été 2015 et une panoplie d'ajustements, Asmelash, la tête déjà dans les étoiles, espère voler d'un jour à l'autre. « Je n'ai jamais mis les pieds dans un avion » me confit-il, mais à ses yeux, il est visible que sa confiance est inébranlable. De fait, il a passé plusieurs heures d'entraînements dans divers simulateurs de vol sur YouTube. « Voler c'est facile – le danger, c'est l'atterrissage », assure-t-il. Son intention consiste à voler à seulement 10 mètres du sol afin de minimiser les risques. Asmelash ne dispose pas de parachute ni de quelque autre moyen d'assurer un tant soit peu sa sécurité.

Derrière lui, l'Éthiopie tout entière espère que le vol se déroulera sans accrocs ; le plan d'Asmelash doit en effet aboutir sur une apothéose, à savoir marier sa fiancée Seble Bekele, lorsqu'il atterrira – on l'espère – sain et sauf.

À Dabi, l'avion est peu à peu devenu une attraction. À longueur de journées, les gens viennent observer l'impensable machine. Les selfies s'enchaînent et l'on voit quelques petits biftons qui se glissent, en soutien, directement dans la poche d'Asmelash. Longtemps pris pour un fou, il savoure aujourd'hui son moment de célébrité.

Planqué en bord de route, l'avion évoque une installation d'art contemporain, en complet décalage avec la routine rurale et paisible du village. Le rêve d'Asmelash a déteint sur la population alentour qui rêve, impatiente, de voir le K-570A s'envoler dans les airs. Mais derrière l'idée folle d'un homme, c'est surtout une foule qui se presse fièrement pour l'aider. Ainsi l'on voit tour à tour voisins, enfants, amis, et surtout inconnus, participer activement à l'édification de l'avion.

Mais cet amas de recyclages en tous genres a aujourd'hui l'allure d'un véritable avion. Après des mois de travail acharné, Asmelash s'apprête enfin à décoller sous les yeux ahuris des journalistes dépêchés par plusieurs médias éthiopiens.

La foule recule. Le moteur, tiré d'un vieux Volkswagen Transporter, gronde. Au bout de quelques instants, comme s'il était pris d'une irrépressible crise de fatigue, il s'arrête.