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Le bourbier centrafricain

Sur place du 27 novembre au 11 décembre, j’ai assisté aux événements qui ont fait basculer ce conflit dans un bain de sang nauséeux.

À la mi-novembre, quand j’ai annoncé à des amis que je partais en Centrafrique, il y en a un qui m’a demandé : « Dans quel pays en Centrafrique ? » La République Centrafricaine est un pays dont tout le monde se foutait encore récemment, jusqu'à ignorer l'existence de cette ancienne colonie française un peu oubliée, paumée, mal desservie, au beau milieu du continent noir. La situation était pourtant tendue là-bas, la communauté internationale allant jusqu'à évoquer une situation pré-génocidaire, mais le Mali et la Syrie occupaient le devant de la scène.

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La RCA est aujourd’hui l'un des pays les plus pauvres du monde. Depuis l’indépendance de 1960, sur les 6 chefs d’État qui se sont succédé à la tête du pays, 4 ont pris le pouvoir par les armes, et trois guerres civiles ont eu lieu. Depuis le dernier coup d’État fomenté par les rebelles de la Seleka, en date du 24 mars 2013, le pays est en proie à de terribles troubles politiques et communautaires.

Sur place du 27 novembre au 11 décembre, j’ai assisté aux événements qui ont fait basculer ce conflit dans un bain de sang nauséeux. J'ai mangé du cricétome avec des kids anti-balaka, vu mon premier cadavre dans une mosquée – par dizaines – et des crânes de nourrissons défoncés à la machette. Entre deux haut-le-cœur, j'ai songé à changer de métier.

Une vue du modeste aéroport international de Bangui, la capitale de la Centrafrique

Mercredi 27 novembre, j'ai atterri à Bangui, la capitale de la Centrafrique. Le petit aéronef était modeste et vétuste. Dès mon arrivée, Bangui m’a donné l’image d’une ville du Far West, avec ses grandes artères poussiéreuses bondées et bordées de vieux bâtiments coloniaux décrépits – à l'exception des innombrables pick-up militaires qui sillonnaient les rues. Chaque véhicule supportait une mitraillette lourde et un groupe d’hommes en armes, les ex-rebelles de la Seleka.

La Seleka est un regroupement de plusieurs factions hétérogènes qui ont renversé le président Bozizé et l’ont remplacé par Michel AM-Nondokoro Djotodia, un des leurs. Ces milices hétéroclites n’ont de commun que la religion : elles sont musulmanes, alors que la RCA est majoritairement chrétienne. Au sein de la Seleka, on retrouve des combattants issus de l’est et du nord-est du pays, des zones frontalières avec le Tchad et le Soudan. Des combattants et des mercenaires issus du Tchad, ainsi que certains Janjawidsoudanais – d'anciens combattants arabes du Darfour devenus des sortes de bandits des grands chemins –, ont aussi rallié les rangs de la Seleka. S'ajoutent à cette tambouille certains éléments du Nord-Mali et du Sud-Libyen venus mener à bien leur combat pour le djihad. En septembre, suite à l'assassinat de deux membres d’une ONG française – probablement par des membres de la Seleka – Djotodia a dissous la coalition, mais la majorité des miliciens a refusé de désarmer.

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Mes contacts sur place m'ont signalé des exactions commises sur des populations civiles à Bossangoa, une ville située à trois cents kilomètres au nord de la capitale, soit six heures de route. Je suis parti le lendemain matin à bord d'un 4x4 de location. Roger, mon chauffeur, un ancien informaticien, était assez taciturne. Le seul moment où il m’a fait marrer, c’est quand il a profité de notre séjour à Bossangoa pour acheter des poulets et qu’il les a laissés dans le coffre de sa voiture par 50°, deux jours durant, et qu’on a entendus caqueter régulièrement sur la route.

La route était longue, en très mauvais état et peu sûre, traversant tour à tour la brousse et la jungle. Au bout d’une centaine de kilomètres, le goudron a cédé la place à une piste en terre rouge crevassée, parfois immergée par des cours d’eau. À partir de Bossembélé, à mi-chemin, tous les villages que nous avons traversés étaient déserts. Leurs habitations traditionnelles aux murs de terre rouge et aux toits de paille étaient vides, souvent saccagées ou brûlées. Dès le 19 novembre, Human Rights Watch publiait un article de Peter Bouckaert, son responsable des Situations d’urgence (que j’ai rencontré à Bangui) : « Des centaines de milliers de personnes ont été contraintes de fuir leurs maisons pour se cacher dans la brousse […]. La région d’Ouham, la zone la plus touchée du pays, compte environ 170 000 déplacés. Le HCR avance le chiffre de 395 000 à l'échelle du pays. »

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Les poulets qu’a achetés mon chauffeur, Roger, à Bossangoa

En passant dans l’un de ces villages, on a aperçu trois jeunes se faufilant au pas de course entre les baraques vides. Très voyants, vêtus de tee-shirts Puma, armés de fusil d'un autre âge et de lances. On s'est arrêtés à leur niveau quand ils nous ont fait signe – on nous avait conseillé d'accrocher un drapeau blanc au 4x4. À n'en pas douter, on avait affaire à des anti-balaka : si les Seleka portent des tenues militaires, possèdent des pick-up et des mitraillettes, les anti-balaka arborent des armes rudimentaires et ressemblent plus à des villageois qu'à des mercenaires.

Face aux pillages, viols, meurtres et autres exactions que certains Seleka ont commis, les populations chrétiennes ont mis en place des milices d’autodéfense appelées les « anti-balaka » (littéralement « anti-machette » en sango). Les trois garçons auxquels on avait affaire étaient souriants, et avaient l’air plutôt inoffensifs avec les grigris qui les recouvraient. Gildas, 31 ans, était le plus vieux des trois. Il m’a expliqué qu’ils montaient la garde et surveillaient les véhicules qui traversent leur village : « On se débrouille, pour protéger nos enfants, nos pères, nos mères… Et pour défendre l’honneur de notre pays. » Gildas m'a invité à traverser le village, me montrant çà et là les huttes aux portes défoncées : « Ce sont les musulmans, les Seleka, qui ont fait ça. Ils ont tout pillé, voyez ce qu’ils on fait ! Ils ont tué mon petit frère et mon cousin. On est partis se réfugier dans la brousse, avec tout le village, à 5 km d’ici. »

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Il m'a proposé de les suivre jusqu’au camp où se cachaient les villageois. Sur la route, en file indienne, nous nous sommes faufilés entre les hautes herbes de la brousse et la dense végétation de la jungle. Dieubenni, le plus jeune des trois, à peine 17 ans, m’a avoué avec un sourire gêné avoir déjà tué trois Seleka pour venger la mort de membres de sa tribu. J'ignore s'il se vantait, il ne m'a pas donné de détails et je n'ai pas cherché à pousser. Probable, vu le grabuge dans cette région.

Après une heure de marche, nous avons traversé une rivière sur un pont improvisé en troncs d'arbres. Là, nous avons croisé des femmes, avec des bébés. Puis une bande de gosses. L’un d’eux affichait fièrement les proies qu’il venait d’attraper et qu’il portait autour de son cou, des cricétomes, des rongeurs des savanes à la chair appréciée.

Des kids reviennent victorieux de leur chasse au cricétome ; photo : Johann Prod'homme/Intégrales productions

Enfin, on est arrivés au campement. Dans des cases rudimentaires faites de branchages et de paille s’entassaient des dizaines de femmes et d’enfants. Les hommes, eux, étaient assis autour de leur chef, sur une petite place au centre du village. Gildas m'a résumé la situation : « Ça fait huit mois qu’ils sont là. Ils attendent que la paix revienne mais surtout que Djotodia et ces hommes, les Seleka, retournent chez eux. Ils ne sont pas bons. Ce ne sont pas des enfants du pays. Depuis le 24 mars ils massacrent des gens. Ils veulent que la RCA devienne le Tchad ! »

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Ils avaient très peu de nourriture. Les femmes découpaient du manioc, un des seuls aliments encore disponible. La peur d'être attaquées par les ex-Seleka les tenaient éloignées des champs qui bordaient le village. Faute de soins, les malades étaient soignés exclusivement avec des remèdes traditionnels. « Les grigris ça marche, de toute façon le dispensaire est fermé, et si on essaie d'emmener nos malades à l'hôpital de Bossangoa, on a de grandes chances de se faire tuer sur la route », m'a expliqué un ami de Gildas.

En regagnant la piste, sur le chemin du retour, Gildas m'a demandé de l'aide pour les siens. Je lui ai promis de signaler leur présence aux équipes mobiles de Médecins sans frontières. Puis je lui ai expliqué comment filtrer l'eau parfois stagnante qu’ils boivent à l'aide de charbon, un trick que j'avais appris dans Man Versus Wild. Je me sentais un peu con.

On a repris la route, croisé plusieurs checkpoints tenus pas les ex-Seleka – qui n'ont à vrai dire d'« ex- » que de nom. À chaque fois, Roger leur montrait le papier avec tampon et signature que nous avait filé le mec de l'agence de location. Les mecs fronçaient fort les sourcils et regardaient le papier bizarrement avant de nous laisser poursuivre notre route. J'en ai soupçonné pas mal de ne pas savoir lire. À l'un des checkpoints, un mec s'est laissé convaincre de nous laisser passer en nous glissant qu’il aimerait bien se payer un café. Quelques milliers de francs CFA plus loin, nous avons enfin rallié Bossangoa, dans le district de l’Oulham.

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La cathédrale de Bossangoa

À l'image du pays, la ville était divisée : les deux communautés, rassemblées autour de leurs lieux de culte, ne communiquaient plus et se méfiaient l'une de l'autre.

Autour de l’évêché, plus de 40 000 chrétiens s'étaient réfugiés, laissant tout derrière eux. Des habitants de Bossangoa mais aussi des villages alentour. Joe et Cédric, deux membres de Médecins sans frontières, m'ont fait visiter le camp. Partout des tentes sommaires, formées de piquets de bois et de bâches en plastique, autour desquelles gambadaient des milliers de gamins.

J'ai rencontré Nestor, un réfugié de 36 ans, arrivé ici le 17 septembre, deux mois auparavant : « Ce jour-là, les Seleka ont sillonné toute la ville de Bossangoa, à la recherche des anti-balaka. Ils n’ont trouvé personne. Ils ont tiré en l’air puis pénétré dans le quartier. Là, tous les hommes qu’ils croisaient ont été considérés comme des anti-balaka et se sont fait tirer dessus, poignarder. Mon frère était maçon. Il ne portait pas d’arme. Ils l’ont attrapé avec trois de ses amis. Moi, j’ai fui. Quand j'ai pu revenir, il y avait quatre cadavres. » Un peu plus loin dans la conversation, Nestor a ajouté : « Ici l’État n’existe pas, nous sommes abandonnés aux petits seigneurs de guerre. S’ils décident de nous tuer, ils nous tuent. Pourquoi la France est intervenue pour le Mali et pas pour nous ? Qu’est-ce qu’on a fait, nous, les pauvres Centrafricains, pour qu’on nous abandonne comme ça ? »

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Nous étions le 28 novembre, soit une semaine avant que François Hollande n'annonce l’envoi de 1 600 soldats en Centrafrique, dans le cadre de la mission Sangaris.

Un enfant de 3 ans blessé par balle par les Seleka, à l'hôpital de Bossangoa ; photo : Johann Prod'homme / Intégrales productions

Le vendredi, je me suis rendu à l'hôpital de Bossangoa. Joseph Sanchez, de Médecins sans frontières, m'a dressé un sombre bilan des derniers jours : « On a eu beaucoup de cas d’enfants blessés par balles. En ce moment on en a trois. Deux ici et un enfant de 3 ans en pédiatrie. Souvent, les patients arrivent quelques jours après avoir été blessés. Les plaies sont déjà infectées, c’est plus dur de les traiter. »

Dans le service pédiatrique, le petit garçon de 3 ans était allongé dans un lit, les deux jambes bandées et suspendues en l’air. Sa mère se tenait à ses côtés et lui caressait la main. Le vendredi précédent, vers cinq heures du matin, les Seleka avaient entouré son village et ouvert le feu. Elle avait pris son enfant sur son dos pour s’enfuir quand le petit avait reçu une balle dans le haut de la cuisse.

Après ma visite à l'hôpital et puisque nous étions vendredi, je me suis rendu à la mosquée pour assister à la prière. Parmi les fidèles, j'ai aperçu plusieurs hommes en treillis. À la sortie, j'ai essayé de parler à un enfant soldat qui tenait sa Kalachnikov sur l’épaule. Un jeune militaire, les yeux injectés de sang, s’est approché de moi. Il m'intimidait. En arabe, il m'a sèchement affirmé : « Les anti-balaka sont catholiques. Ils ne sont pas seulement contre les Seleka, ils sont contre tous les musulmans ! »

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J'ai voulu en savoir plus sur l’analyse que faisaient les Seleka de la situation. Une petite maison abandonnée entourée de pick-up et d’armes lourdes posées à même le sol leur faisait office de base, à Bossangoa. Le général Salé, chef local des Seleka, était installé sur le porche, entouré d’une dizaine de ses hommes. Le colonel chuchotait presque en parlant : « Nous sommes centrafricains. Nos pères, nos mères aussi. » Il a égrené les noms de famille de ses ancêtres : « Akabo, Debirao, Obangui… On est tous nés ici. On n’est pas des Tchadiens. Ni des Soudanais. » Pourtant, durant les quinze jours que j’allais passer là-bas, j’ai rencontré beaucoup de Seleka se proclamant centrafricains mais ne parlant ni sango, ni français. Quand j’ai abordé la question des violences que les chrétiens reprochaient à ses hommes, un soldat m’a coupé la parole : « On a aucun problème avec la population, juste avec ceux qui sont contre l’islam. » Pour lui, les civils morts ou blessés étaient des dommages collatéraux : « Lors d'affrontements avec les anti-balaka, il peut y avoir des pertes. On ne tire pas en premier, on riposte juste à leurs attaques ! »

Un soldat aux cheveux longs, de type arabe, a pris la parole en tirant de grosses bouffées sur sa sprint, une clope locale douteuse : « Vers Bouca [un village situé à 40 km à l’est de Bossangoa], l’autre jour, alors que les femmes rentraient de la brousse pour ramener le manioc qu’elles avaient récolté, elles ont été bloquées par les anti-balaka, qui voulaient les empêcher d’alimenter la ville. Lorsqu’on nous a rapporté ça, on a envoyé quatre de nos hommes. Arrivés sur place, ils sont tombés sur une embuscade. Les anti-balaka les ont tués. Ils les ont coupés en morceaux. Même leur pénis qu’ils ont coupé et placé dans leur bouche. Lorsqu’on est allés à notre tour sur les lieux, on a été attaqués aussi. Deux des nôtres ont été blessés, mais on a réussi à attraper trois anti-balaka qui n’avaient plus de munitions. » Selon lui, les prisonniers avaient été transférés à Bangui pour être jugés.

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Un peu plus tard, je me suis rendu dans une petite maison du quartier musulman pour rencontrer Amina, une jeune femme qui s'était réfugiée ici, chez un parent. Je l’ai trouvée assise dans la cour, sa fillette sur les genoux. La petite avait un regard apeuré, et le sommet de son crâne était enfoncé sur plusieurs centimètres. Amina avait été victime d'une attaque des anti-balaka : elle avait vu son jeune fils se faire tuer devant ses yeux. Les bourreaux s'en étaient ensuite pris à sa petite fille de 2 ans, la frappant à la tête avec une machette, avant de s'apercevoir qu'il s'agissait d'une fille, ce qui lui avait sauvé la vie. Amina avait dû abandonner précipitamment sa maison, laissant derrière elle le corps sans vie de son jeune fils, puis marcher trois jours dans la brousse pour arriver jusqu’à Bossangoa.

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Des soldats de la FOMAC guettent pendant l'attaque de leur camp ; photo : Johann Prod'homme / Intégrales productions

La ville de Bossangoa était dépourvue d'hôtel. Pour dormir, il fallait se faire accepter dans les camps des ONG ou bien chez les militaires de la FOMAC, la Force multinationale des États d’Afrique centrale. C’est là que j’ai atterri. On m’a attribué une petite pièce vide, sans électricité. Il y avait une salle de bains, des toilettes, mais pas d’eau. Le soir, les chauves-souris s'engouffraient dans la pièce par un trou dans la toiture. Dans le camp, les soldats étaient plutôt sympas avec moi. Ils me filaient des canettes de bières – ils avaient des tonnes de bière, vraiment. J’ai vite appris qu’ils étaient accusés de mener un trafic juteux avec les locaux. À la tombée de la nuit, ils se retrouvaient dans le bâtiment commun pour regarder un match ou un feuilleton africain, le genre de ceux où tout le monde s’embrouille à longueur d’épisode.

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Le matin du samedi 30 novembre, j’ai été tiré du lit par une agitation dans le camp. Le capitaine Mokongo, encore en civil, a pris des informations auprès d’un paysan qui venait de se réfugier dans le camp, clamant avoir été attaqué par des Seleka. Tout à coup, des tirs ont éclaté. Des assaillants visaient notre camp. Branle-bas de combat, tout ce que le camp comptait de soldats ont attrapé armes et munitions et se sont positionnés pour répondre aux tirs. Pourtant, suivant les ordres du capitaine, aucun soldat de la FOMAC n’a riposté. Les tirs ont cessé et les assaillants se sont volatilisés. Dans le même temps, toute la population à proximité du camp s’est retranchée à l'intérieur. Des hommes, des femmes, parfois enceintes, beaucoup d’enfants. Plus de deux cent personnes étaient assises, entassées entre deux bâtiments.

J’ai rejoint le capitaine qui venait d’enfiler son uniforme : « La FOMAC réagit dans toutes les situations de légitime défense. Si nous sommes attaqués réellement, nous allons réagir. Mais on ne peut pas s’engager dans une action tant qu’on n’a pas bien apprécié la situation. » Et pour mieux apprécier la situation, justement, il a appelé le général Salé que j’avais rencontré la veille, à la base des Seleka : « Mon Général, je vous rends compte que depuis tout à l’heure nous venons de voir vos hommes qui ont débordé sur notre position. On a subi des tirs de rafales à partir de vos positions. Nous aimerions savoir ce qui se passe… D’accord, j’arrive. »

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Le capitaine paraissait nerveux. Il a enfilé son gilet pare-balles et son casque puis sauté dans un pick-up où de nombreux soldats armés avaient pris place. Une petite colonne de deux véhicules et deux blindés est sortie du camp. Je les ai suivis jusqu’à la petite maison squattée par les Seleka. En arrivant, ceux-ci ne nous ont pas fait le même accueil que la veille, quand ils posaient fièrement pour la photo. L’un d’eux, enragé, nous a intimé de déguerpir et de rejoindre la base de la FOMAC. Une petite heure plus tard, quand le capitaine est revenu, il m’a raconté son entrevue : « Le Général déclare que ce sont des éléments incontrôlés qui auraient aperçu des anti-balaka aux abords de notre caserne. Ils auraient agi sans son autorisation. À la suite de l’attaque, ils auraient été désarmés. Il m’a assuré qu’il prendrait des mesures disciplinaires à leur encontre. »

Le capitaine Mokongo a temporisé : « Ça fait partie des risques de la mission. On à affaire à des gens peu professionnels. On essaie d'être sur nos réserves, d’analyser avant de réagir. Si on n’a pas une bonne appréciation, ça peut nous mener à une mauvaise décision. »

Une vue de « PK Zéro », le centre absolu de Bangui, surnommée « Bangui La Coquette » (Ville Fleurie)

Dans l’après-midi, nous avons repris la route pour Bangui, que nous regagnons dans la nuit, après le couvre-feu. Le lendemain, 1er décembre, c’est la fête nationale en RCA. Pourtant, personne ici n’a le cœur à la fête et la population n’a pas songé un seul instant à participer à ce défilé qu’auraient aimé maintenir le gouvernement de Djotodia. La parade a finalement été annulée en raison des risques d’attentat. Toutefois, plusieurs témoins m’ont rapporté que ce jour-là, les Seleka avaient organisé à la dernière minute leur propre parade, à leur manière : une colonne de pick-up lourdement armés aurait fait le tour de la ville, comme un défi lancé à la population.

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Le jour suivant, lundi 2 décembre, la France a annoncé qu'elle envoyait des soldats en Centrafrique. Je suis parti faire un tour au marché central, à PK Zéro, où j’ai rencontré plusieurs personnes qui m’ont fait part de leur sentiment sur la situation du pays. Tous se disaient soulagés de cette intervention imminente. L’un d’eux, Joseph, parlait fort, en agitant les bras. Il martelait chaque syllabe avec passion, tandis que les veines de son front se gonflaient de colère : «  Il n’est pas question de Seleka, ce sont des Tchadiens ! Il faut le dire, c’est la vérité ! Ce sont des démons tchadiens qui ont envahi notre pays ! Tout ça c’est à cause de Djotodia. Mais on n’a pas peur ! Nous aussi on est prêts à se révolter contre les musulmans ! » Joseph n’avait pas tort quand il parlait de révoltes imminentes contre les musulmans. Le lendemain a été marqué par de nombreuses représailles contre des civils dans les quartiers musulmans, dans la capitale et en province.

Un soldat monte la garde devant l'hôpital pédiatrique de Bangui, le jour de la visite de la Première Dame

Le mardi 3 décembre, sur la route de l'hôpital communautaire pour rencontrer les victimes de ces exactions, j’ai croisé une patrouille de militaires français à pied. La population semblait leur faire un bon accueil, ce qui ne les empêchait pas d’être sur leurs gardes. Devant l'hôpital, une voiture venait de tomber en panne. Sur les portières, le capot et le coffre, une phrase était taguée au feutre rouge : « S’en fout la mort. » On se fout de la mort. Un blessé était allongé sur les sièges arrière. L’homme avait reçu des balles dans le ventre et dans la hanche. Le militaire Seleka qui l'accompagnait, Kalach à l’épaule, n’avait pas dû voir le panneau, à l’entrée du bâtiment : Ngombe ali pepe, armes interdites en sango. Le conducteur est sorti du véhicule pour me prendre à partie : « Où sont les infirmiers ? Ça fait 15 minutes qu’on est là. Personne ne vient le secourir. On vient de Bogoula après Boali, à 30 km d’ici. Les anti-balaka sont venus à 160 dans le village. Il y a eu deux morts, deux éleveurs. » Finalement, des infirmiers ont surgi, sorti le blessé de la voiture et l’ont emmené aux admissions, où d’autres blessés attendaient qu’on les prenne en charge.

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Dans un couloir, j’ai croisé une infirmière, Brigitte N’Douma Lecady, qui s’est proposé de me faire visiter le service de réanimation chirurgicale dont elle était responsable. Là étaient soignés plusieurs Peuhls. Les Peuhls avaient particulièrement été visés par les agressions en province des derniers jours, en raison de leur appartenance à l’islam. Des enfants portaient sur leur crâne les stigmates de mutilations. Une petite fille était allongée, immobile, le visage sans expression. Elle avait la tête bandée. Sa mère était à ses côtés, également blessée à la tête.

Le docteur Daniel Ngaïndiro est venu à ma rencontre. Il s’est plaint des moyens limités de l'hôpital : « Des gens qui ont reçu des coups de machette au niveau du crâne, on ne sait pas ce qui peut arriver… On n’a pas de scanner ici, si le cerveau est atteint, on ne peut pas se prononcer. » Il m’a conduit au chevet du lit d’une jeune Peuhle. Elle était belle, avec les traits fins qui caractérisent cette ethnie, et portait des bijoux traditionnels. Sa jambe était bandée et sur tout l’arrière de son crâne, sa coiffure en tresses avait été rasée pour soigner la plaie profonde qui tailladait l’arrière de sa tête sur une quinzaine de centimètres : « Cette femme était enceinte. Elle a été agressée à coups de machette par les anti-balaka. Le choc a provoqué l’accouchement prématuré, qui heureusement n’est pas mort. Il est traité à l’hôpital pédiatrique. »

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J’avais justement prévu de me rendre dans cet hôpital, en prévision de la visite de la Première Dame du pays. Devant le bâtiment, il y avait un attroupement inhabituel : des voitures officielles, des motards de la police avec leurs motos orange fluo. La femme du Président était de visite. Derrière elle, une horde de journalistes la suivait au pas. Elle s’est rendue au chevet du nouveau-né dont je venais de rencontrer la mère. La première dame a pris précautionneusement la petite fille dans ses bras avant de se tourner vers les caméras : « Je lance un appel au secours à la communauté internationale. Vois les enfants comme ça en train de souffrir ! […] Et je ne parle pas des ex-Seleka. Je parle des anti-balaka ! Ce sont eux qui ont les machettes. S'ils tombent encore sur les Peuhls, il y aura des soulèvements. »

Josué Binoua, encore ministre de l'Intérieur de la Centrafrique, devant ses hommes

Dans l’après-midi du 4 décembre, j’ai obtenu un rendez-vous avec Josué Binoua, un ancien pasteur nommé ministre de l’Intérieur sous Bozizé, et maintenu dans ses fonctions après le coup d’État de mars : les accords de Libreville, établis entre l’ancien pouvoir et les ex-rebelles et signés en janvier 2013, avaient conclu à la mise en place d’un gouvernement d’union et de transition au sein duquel des portefeuilles ministériels ont été réservés à l’opposition chrétienne.

Josué Binoua était un homme imposant, intelligent et observateur. Lorsque j’ai abordé avec lui la question de l’attaque contre les Peuhls dans la région de Boali, il a confirmé que la sécurité n’était pas encore assurée totalement dans le pays, avant de poursuivre : « Depuis le 24 mars et la prise de pouvoir des ex-Seleka, il y a eu du chemin parcouru. Il y a quelques mois encore on ne voyait aucun policier, aucun gendarme dans les rues de Bangui. Depuis deux à trois mois, ils ont repris leurs activités. Mais le niveau zéro de braquages, de troubles à l’ordre public ou de meurtres n’existe dans aucun pays. Nous attendons l’arrivée des forces française qui vont appuyer la MISCA [Mission internationale de soutien à la Centrafrique] pour soutenir les forces de sécurité centrafricaines. »

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Quand je lui a parlé des massacres et des vengeances qui avaient lieu, il a tout fermement condamné : « Il n’y a pas d’exaction légitime ! Il y a des groupes qui se lèvent ici ou là, et organisent des représailles en parlant d’exactions légitimes, car on a tué leur famille, brûlé leur village… La loi condamne cela. Ce serait la loi de la force, or aujourd'hui nous nous battons pour qu’il y ait la force de la loi. Nous l’avons dit a plusieurs reprises, encore hier par communiqué du Gouvernement : tous ceux qui donnent la mort pour une raison ou pour une autre seront traqués ! »

Il a ensuite pointé du doigt l’indigence matérielle à laquelle étaient confrontées les forces de sécurité de RCA : « Nous n’allons convaincre personne que nous avons les moyens d’arriver à la pacification sans aide extérieure. Les moyens matériels nous manquent cruellement pour mener à bien nos missions. Nous avons seulement dix véhicules pour l’ensemble des casernes de gendarmerie de la capitale. » Concernant la province, il s’est montré encore plus pessimiste : « Nous avons un grand pays de 623 000 km carrés, avec plus de 1600 km de frontières communes avec le Congo, le Tchad, le Soudan, le Cameroun. Toutes ces frontières sont poreuses. Malheureusement, nous sommes aujourd’hui une armée de projection et non une armée de caserne. C’est à dire que si événement se produit à 1000 km d’ici, toutes les opérations seront projetées à partir de Bangui. Cela donne un sentiment d’abandon sécuritaire aux populations de province. »

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Josué Binoua m’a annoncé qu’il devait partir. Il était attendu à une réunion rassemblant des officiels de l’armée française, de la FOMAC et des ministres du Gouvernement. Avant qu’il ne s’en aille, je l’ai pris en photo au milieu de ses hommes – sans doute sa dernière photographie en tant que ministre de l'Intérieur. Quelques jours plus tard, en effet, il serait limogé. On lui a reproché d’être de mèche avec les milices de Bozizé qui ont massacré des civils musulmans le lendemain.Le procureur de la République de Bangui allait même annoncer qu’un arsenal de guerre incluant des AK-47, des munitions et des équipements de combat avait été trouvé chez lui.Depuis, sa maison a été saccagée par les Seleka, et il s’est réfugié à la base militaire de la FOMAC avant d’être exfiltré par la France.

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Atmosphère tendue à l'intérieur de la mosquée de Bangui, où les hommes présents tiennent à ce que je filme tous les cadavres de musulmans tués par les anti-balaka ; photo : Johann Prod'homme / Intégrales productions

C’est le jeudi 5 décembre que tout a basculé. Une bataille a éclaté au petit matin en pleine capitale, opposant les ex-rebelles et les partisans de l’ancien président Bozizé (FACA et anti-balaka) qui ont tenté de reprendre la ville et perpétué des massacres au sein de la communauté musulmane. À partir de là, tout a évolué très vite. Le conflit s’est transformé en guérilla urbaine dans plusieurs quartiers de Bangui. Les rues étaient désertes. Il n’y avait plus aucune circulation sur les axes, d’habitude bondés à cette heure-ci. Seuls les pick-up des ex-Seleka passaient à toute allure sur les grand boulevards pour rejoindre les différents fronts de la ville. Vers huit heures, j’ai essayé de me rapprocher de l’une des zones de combat. Alors que des tirs retentissaient à quelques centaines de mètres, j'ai aperçu une affiche de propagande. Une photo de Djotodia et un texte : « Ensemble pour une transition concertée et apaisée. » L’apaisement semblait toucher à sa fin.

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Tout à coup, un 4x4 s’est arrêté à ma hauteur. Mohamed, le conducteur, entouré d’hommes en armes mais en civil, m’a proposé de m'emmener à la mosquée Ali Babolo pour que je constate l’étendue des massacres en train de se perpétrer. Il m’a rassuré en m’assurant de la présence militaire française au rond-point devant la mosquée. Je suis monté avec lui. Quand nous sommes arrivés dans le quartier musulman, changement d’ambiance. Nulle trace de l’armée française, mais une foule impressionnante d’hommes déchaînés brandissant des machettes et hurlant : « Allah Akbar ! Allah Akbar ! »

Je me suis engouffré à l'intérieur de la mosquée pour éviter le mouvement de foule qui était en train de se former autour de nous, mais des dizaines d’hommes ont forcé le portail pour s'engouffrer à ma suite dans le bâtiment. Là, des hommes m’ont pris à témoin et ont soulevé des bâches, découvrant une dizaine de corps. Aucun ne portait d'habit militaire. Parmi les cadavres, des femmes et un enfant, sauvagement mutilé, dont le corps avait été brûlé. La foule s’est excitée à la vue des corps. Le ton monte. Les gens commençaient à s'agglutiner autour de moi. Là, plusieurs militaires de la Seleka ont formé un cercle autour de moi. On m’a pressé devant deux petites portes. Un vieil homme avec un chapeau rouge et des lunettes en cul-de-bouteille, sûrement le gardien de la mosquée, est arrivé avec un trousseau de clefs. Il a déverrouillé la porte de la première pièce, où étaient entassés plusieurs cadavres. À mes pieds, un homme gisait par terre ; ses yeux ouverts semblaient me fixer en louchant.

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J’en avais assez vu. Avant ce jour, je n’avais jamais vu de mort, excepté le petit corps maquillé de ma grand-mère dans son cercueil de noyer. Plus on me montrait de morts, plus la nausée m’envahissait. La vue de ces cadavres mutilés, entassés dans ces petites pièces sombres, n’a pas fini de me hanter.

Je commençais à me demander ce que je foutais là. Certains hommes, dans la foule, ont émis des hypothèses dangereuses à mon égard. J’ai croisé certains regards peu rassurants. J’avais peur. Je criais : « Si vous ne me laissez pas partir, jamais personne ne verra ces images ! » Mais le cauchemar n’était pas terminé. Des voix se sont élevées pour que je voie TOUS les corps. Le gardien a cherché la clef de l’autre pièce, pour me montrer plus de cadavres : deux corps dont les oreilles avaient été coupées. Il était à peine midi, mais l’odeur est déjà insupportable.

En quelques jours, les massacres entre les communautés chrétiennes et musulmanes feraient plus de mille morts, civils pour la plupart. Des cadavres mutilés se sont mis à joncher les rues et à s’amonceler dans les hôpitaux, les lieux de culte, et jusque devant les grilles du Parlement où les hommes de la Croix-Rouge les ramassaient. Parmi eux, encore des femmes et des enfants. Dans la nuit, des heures durant, les rafales français ont survolé la ville dans un bourdonnement assourdissant, comme une mise en garde aux auteurs des exactions.

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Samedi 7 décembre, j’ai pu me rendre au camp M’Poko, collé à l'aéroport. C’est là où sont stationnées les troupes françaises. Des milliers de civils avaient afflué auprès d’eux pour se protéger. Un immense camp de réfugiés s’était ainsi improvisé au pied de la piste d'atterrissage, ainsi que dans un cimetière de vieux coucous rouillés de la flotte centrafricaine.

Au centre de l'image, l'imposante résidence présidentielle à Bangui

Le soir, j’ai appris que François Hollande s’était exprimé au sujet de Djotodia lors d’une interview à l’Elysée : « On ne peut pas laisser en place un président qui n'a rien pu faire, voire qui a laissé faire. » Dès le lendemain, le président Djotodia a convoqué la presse pour une allocution officielle depuis sa résidence, sur les hauteurs de la ville. Tout ce que Bangui comptait de journalistes était là. La scène, qui tenait de la communication politique, était soigneusement préparée. Devant le bâtiment, une quinzaine d’hommes étaient assis par terre, entourés d’une nuée de cameramen et de militaires de la garde présidentielle. Ils ont été présentés comme des anti-balaka. Leurs armes étaient visibles un peu plus loin : des fusils, des mitrailleuses, quelques machettes et des gourdins. Le message était clair : si vous vous rendez, si vous vous désarmez, vous serez jugés, mais vous aurez la vie sauve. Le président a sermonné les prisonniers avec un étrange ton paternel avant de disparaître à l’intérieur, tandis que la presse s’est vue conviée à attendre son allocution officielle. Près de deux heures plus tard, dans un petit salon bondé, il niait être désavoué par la France, arguant que Hollande avait été mal compris. Il a conclut son intervention en annonçant un deuil national de trois jours pour les victimes des massacres, ainsi qu’un autre deuil de trois jours en mémoire de l'ancien président sud-africain Nelson Mandela. OK.

En fin de journée, ce samedi 7 décembre, une colonne d’une quarantaine de blindés de l’armée française a traversé la ville, comme un avertissement aux deux parties qui ont juré d’en découdre. Le soir, des hélicoptères invisibles ont parcouru le ciel de la capitale, tous feux éteints. Dans les maisons, les églises, les mosquées et les camps de réfugiés, chacun craignait l’obscurité, guettant le moindre bruit. La peur était palpable.

Le 9 décembre, les ex-Seleka ont reçu l’ordre d’être « encasernés », de la part de leur président : à savoir, regagner leur base pour y être comptés et enregistrés, ainsi que pour déposer leurs armes. Le message était clair : tout militaire croisé en ville en possession d’une arme serait désarmé de gré ou de force par les militaires français.

J’ai retrouvé le général Abdelkader Khalil en civil devant mon hôtel. Avec sa canne d’apparat, ses grosses lunettes en or qui lui donnaient un côté funky et sa Mercedes noire impeccable dont les baffles crachaient de la musique arabe saturée, on aurait dit qu’il venait me chercher pour un pique-nique avec des rates. Ensemble, on a fait un tour dans divers camps des ex-Seleka pour que je puisse constater par moi-même que l’ordre d’encasernement était bien respecté. Il m'a tout de même avoué avoir dérogé un peu à la règle et s’être armé d’un pistolet pour me « protéger, juste au cas où. C’est un 9 balles. Je n’ai pas d’autre chargeur. C’est tout juste pour nous défendre. Si des anti-balaka ou des FACA vous attaquent devant moi, je dois vous défendre ! »

Le général Khalil, en route pour une inspection des casernes Seleka

Sur le chemin du camp où nous sommes allés, nous n’avons croisé aucun pick-up des Seleka. Après que le général Khalil et ses hommes ont échangé les traditionnels salamaleks et autres saluts militaires, un petit attroupement de soldats s’est formé autour de nous. L’atmosphère, assez calme à notre arrivée, s’est tendue quand des gradés ont pris la parole. S’ils m’ont assuré respecter les ordres, ils m’ont également prévenu : ils étaient prêts à intervenir sur simple demande de Djotodia.

Pour me prouver qu’il n’y avait pas de division au sein des ex-Seleka, on m’a dépêché un lieutenant chrétien, présent parmi eux. Il s'appelait Dieudonné : « Il n’y a pas de problème de religion entre nous. Depuis notre naissance on est là, avec les musulmans, ensemble. Mais comme vous le savez, là, notre pays est déjà foutu. » Bisshoyo Bamara Benoit, un formateur, ex-officier FACA, était aussi chrétien. Le 25 mars, le lendemain du coup d’État, il avait rallié les Seleka quand ils étaient entrés dans la ville. « Je suis de Bouca, je ne suis pas musulman. Oui, il y avait des Tchadiens parmi les Seleka, mais ils sont déjà repartis, on est tous centrafricains ici, il n’y a plus de Tchadiens, ni de Soudanais, ce sont des mercenaires, ils sont repartis. »

Sur le chemin du retour, un vieil homme barbu à l’air apeuré a couru vers notre voiture en faisant de grands moulinets des bras. Il a reconnu le général Khalil, au volant. L’homme l’a prié de le laisser monter : « Je suis la sentinelle de la mosquée. Je suis poursuivi par les gens du quartier, des anti-balaka. » Il s’est engouffré dans la voiture et a continué : « Un homme m’a menacé. Il voulait prendre son arme, alors j’ai pris la fuite. On m’a pourchassé. Depuis, je ne suis pas rentré chez moi, je me cache. »

Dans la nuit du 9 au 10 décembre, deux militaires français ont été tués au cours d’un échange de tirs. Le lendemain, j’avais rendez-vous avec le général Jean-Félix Akaga, qui commande les troupes de la FOMAC. Il se sentait un peu délaissé par toute l’attention portée sur l’intervention de la France et a accepté de « m’embedder » lors d’une de leurs patrouilles. Dès la sortie du camp, notre convoi, fort d’une dizaine de véhicules blindés et d’une soixantaine d’hommes en armes, s’est fait huer par la population, qui criait : « Dehors les FOMAC tchadiens » – surnommés par la population « les faux ». Cette hostilité grandissante que rencontre la FOMAC vient de la composition de ses troupes. En effet, cette force est constituée de différentes armées africaines, dont principalement des soldats tchadiens. Or, les Tchadiens sont considérés par la population locale comme des traîtres depuis que de nombreux réfugiés tchadiens ont fourni les rangs de la Seleka pour renverser le gouvernement Bozizé.

La patrouille a été appelée en urgence sur une scène de pillage. Les pillages de magasins tenus par des musulmans étaient devenus monnaie courante depuis quelques jours. Il n’en restait quasiment plus un d’intact. L’intervention a mis en fuite les jeunes voleurs qui, toutefois, n’avaient pas l’air apeurés par les militaires de la FOMAC : certains d’entre eux sont allés jusqu’à les narguer, à quelques mètres. Alors que les militaires essayaient de sécuriser le périmètre, des tirs ont éclaté dans notre direction. Mais comme riposter ne faisait pas partie de leur mandat, les militaires ont quitté les lieux.

Le soir, François Hollande a fait une visite éclair dans le pays, sans sortir de l’aéroport. Il s’est recueilli devant les dépouilles des deux soldats français, avant de rencontrer le président Djotodia pour lui rappeler ses obligations et le mettre en garde : s'il n'arrivait pas à maîtriser les hommes de la Seleka, la France irait « droit au but ».

Le lendemain, mercredi 11 décembre, j’ai appris qu’un vol humanitaire s’apprêtait à atterrir et à repartir dans la foulée, et ainsi allait me permettre de quitter le pays où tous les vols avaient été suspendus depuis l’attaque de l'aéroport par des éléments incontrôlés, des ex-Seleka. J’ai sauté sur l’occasion, et j’ai rallié Douala, au Cameroun, puis Bruxelles et Lyon.

Le checkpoint français à l'entrée de l'aéroport de Bangui

Depuis mon départ, le président Djotodia a limogé trois ministres du gouvernement, en violation des clauses prévues par les accords de Libreville.

L’armée française, accusée de ne désarmer que les ex-Seleka ou les musulmans, a visé le 17 décembre les milices chrétiennes « anti-balaka » dans leur fief, le quartier de Boy-Rabe, à Bangui. Un gage d’impartialité, dans ce conflit où tout ce qui pourrait passer pour une prise de position pour l’un des camps serait un signal dévastateur. Les pays occidentaux ne semblent visiblement pas prêts à s’engager au sol au côtés des 1 600 militaires francais deployés dans cette opération qui s’avère plus compliquée que prévue.

La situation, toujours tendue dans certains quartiers, même si elle semble en voie de normalisation dans le centre-ville, reste très préoccupante sur le plan humanitaire, avec 700 000 déplacés, dont plus de 210 000 pour la seule ville de Bangui.

Je ne crois pas vouloir retourner en République Centrafricaine de sitôt. J’ai pris des risques pour témoigner de ce qui se passe là-bas, mais je me dis que je suis passé entre les gouttes. Et les gouttes, là-bas, ont la forme d’AK-47 et de machettes acérées.