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LE NUMÉRO BRÉSILIEN

Un arrêt ravitaillement dans le couloir de la cocaïne

En 1982, Rio de Janeiro avait un taux de criminalité inférieur à New York City. 1982, c’est aussi l’année où la Mafia calabraise a commencé à utiliser une route sud-américaine pour passer de la drogue, plus connue sous le doux nom de Couloir de la...

Une unité de patrouille du bidonville Dona Marta dans le district côtier de Botafogo, à Rio. Les trafiquants de drogue en ont été chassés en décembre 2008, et les jeunes recrues de police ont installé des postes permanents dans le voisinage. Ça fait partie d’un nouveau programme communautaire, qui, s’il a du succès, sera étendu à d’autres endroits.

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En 1982, Rio de Janeiro avait un taux de criminalité inférieur à New York City. 1982, c’est aussi l’année où la Mafia calabraise a commencé à utiliser une route sud-américaine pour passer de la drogue, plus connue sous le doux nom de Couloir de la cocaïne. Pendant la décade qui a suivi, la majeure partie de la poudre qui a pénétré les nez européens et américains provenait des Andes, passait dans la jungle amazonienne pour atterrir à Rio, où se situe le plus grand port du Brésil. Le business de l’exportation était florissant, mais quelque chose est arrivé, et c'est d'ailleurs passé inaperçu : la population des classes moyennes de la ville est tombée amoureuse de la drogue qu’elle aidait à faire voyager dans le reste du monde.

Si vous avez suivi la façon dont les médias ont couvert les favelas au fil des années, vous savez probablement déjà que les milices et les gangs ont gagné de plus en plus de pouvoir, et comment. Pour les autres, voici une brève leçon d’histoire. L'explosion du marché de la cocaïne a permis à trois gangs locaux de trafic de drogue de s'élever : la Commande Rouge, la Troisième Commande, et les Amis des Amis, un groupe, comme le veut la rumeur, composé principalement d’anciens officiers de la police militaire. Les trafiquants se sont vite rendus maîtres des bidonvilles construits à flanc de montagne – connus sous le nom de favelas – et se sont mis à faire beaucoup d’argent et à tuer beaucoup de gens. Bien sûr, les flics ont suivi le mouvement, et la corruption a pourri les âmes de tout le monde. Certains policiers ont formé en toute illégalité des milices pour combattre les gangs de narcotiques et extorquer de l’argent aux favelas qu’ils protégeaient. « Les milices se sont mises en place quand les propriétaires des magasins locaux ont payé des officiers de police afin qu’ils les débarrassent des clochards qui encombraient leurs trottoirs, nous a expliqué une professeure qui a refusé de nous donner son nom. Ce sont vraiment des policiers ou des pompiers qui prennent sur leur temps libre, mais ils ont créé un pouvoir parallèle. C’est très dur pour nous d’en parler, parce qu’aussitôt qu’on le fait, on devient une cible. » Dans les vingt dernières années, on a comptabilisé plus de 100 000 meurtres à Rio. Si l’on en croit le rapport 2008 des Nations Unies, la police est responsable de presque 18 % des morts dans le pays. Ça veut dire que les flics ont tué quelque chose comme trois personnes par jour sur vingt ans. Ce qui est assez paradoxal puisqu'au vu de son PIB, Rio est la troisième ville la plus riche en Amérique du Sud. Mais la violence ne s'exerce pas parmi les riches. La violence s’instaure dans ces entassements d'abris précaires, dont la plupart sont contrôlés par un gang ou une milice. La démission des services publics, la violence persistante liée à la drogue, sont des forces qui font suffoquer les favelas, la cause du cercle vicieux qui veut que le départ d'un résident des bidonvilles demeure virtuellement impossible. Et peu importe que le film City of God ait rendu les favelas glamour, la plupart des habitants de ces endroits sont des travailleurs acharnés qui se feraient la malle sans même y réfléchir si seulement ils le pouvaient. Je suis un Américain, j'ai vécu au Brésil par intermittence depuis 1991. Je fais aujourd'hui de la planification urbaine dans une ONG internationale. J’ai décidé d’écrire cet article après m’être inscrit dans un magasin de location de DVD qui venait d'ouvrir dans mon quartier. Ils m’ont demandé de remplir un formulaire de deux pages avec des infos personnelles, ce que j’ai trouvé pour le moins étrange. Juste avant d’atteindre la caisse pour louer mes premiers DVD, j’ai vu un logo Batman gigantesque peint à la main sur le plafond. C’est le signe de ralliement d’une milice locale, dont le leader est surnommé Batman. J’ai réalisé que je venais de leur faire part de beaucoup d’informations sur moi. J’ai décidé de jouer au touriste américain bourré qui veut juste une bière et un aperçu pittoresque des ghettos brésiliens. Je savais que si les mauvaises personnes avaient vent de ce que j’étais en train de faire, il y avait une chance raisonnable pour que je me fasse trimballer et démembrer, ou encore mettre au « micro-ondes » (une forme d’exécution où des pneus remplis d’essence sont empilés autour de vous et enflammés). Une de mes anciennes collègues à Rio vit dans une communauté contrôlée par une milice. Elle a refusé de me laisser lui rendre visite ou même de me laisser utiliser son nom, croyant que ce serait bien trop dangereux. Donc je l’ai appelée pour savoir si elle préférait vivre dans une favela dirigée par des seigneurs de la drogue. « Je paye mes impôts, j’ai le droit de vivre en sécurité, et pourtant je dois choisir entre des bandits ou une milice, m’a-t-elle dit. L’erreur ne se situe pas dans le choix qu’on fait entre les deux, mais dans le manque d’options, en tant que citoyen d’un pays où la police ne fait pas ce qu’elle est censée faire. »

Un officier surveille la favela Vigario Geral, à Rio, le 15 décembre 2005. La police a pris d'assaut le bidonville après le prétendu kidnapping de huit enfants par des trafiquants d'un bidonville voisin. C'était le dernier épisode d'une querelle de 20 ans entre ces deux quartiers, entretenue par les gangs rivaux. Les fusillades entre membres des gangs et policiers sont monnaie courante, et de nombreux passants innocents sont victimes de balles perdues. Le taux d'homicide à Rio rivalise avec celui de certaines zones de guerre.

Pendant vingt-cinq ans, les hommes politiques ont prétendu qu’ils n’avaient pas assez de ressources financières, humaines, pas assez d’armes, pour résoudre le problème des favelas. Ils envisagent tout ça comme une guerre permanente, et les résidents des favelas soutiennent que la police utilise son label comme une justification pour torturer ou tuer qui ils veulent. « Les salaires des policiers sont humiliants et absolument insuffisants, a affirmé Luis Soares, un ancien assistant du secrétaire d’État à la Sécurité. Ceci a poussé de nombreux policiers à prendre sur leurs jours de congés pour fournir des services de sécurité privés, informels et illégaux. » Jusqu'à présent, ça a rapporté des millions et des millions aux miliciens. D’après un rapport de l’ONG Global Justice, l’année dernière, la police a officiellement exécuté quelque 1,300 personnes, la plupart du temps des noirs qui n’avaient aucun lien avec les gangs de la drogue. La pratique la plus répandue est de leur tirer dans le dos à une distance rapprochée, façon exécution. Soares a dit que les milices pouvaient fonctionner par roulements d'une trentaine d'hommes, lourdement chargés de mitraillettes et de radios émetteur-récepteur, circulant dans la communauté à l’affût du moindre problème. Ils recensent les résidents, facturent leurs services, tiennent des réunions de quartier. « Ils semblent avoir trouvé une voie de domination moderne, ajoute Soares, mais nous savons qu’ils ne sont pas bien différents des gangs de la drogue. Ça devient évident lorsque l’on considère leurs méthodes excessives de "punition", comme le viol. » Aujourd’hui, la situation est plus embrouillée que jamais, et personne ne saurait différencier les gentils des méchants – certaines milices sont sans aucun doute en collusion avec les trafiquants, et tout le monde se bat avec tout le monde. Au point que tu ne peux plus pénétrer une favela sans avoir obtenu l’autorisation préalable d’un groupe d’adolescents nerveux et surarmés, qui sont tellement défoncés à la coke et au Red Bull qu’il n’en faudrait pas beaucoup pour qu’ils pressent accidentellement sur une gâchette. Marcelo Freixo est un sénateur qui a récemment initié une enquête parlementaire sur les milices. Il a été menacé de mort et a de bonnes raisons de craindre pour sa sécurité. C’est la routine pour les milices que de torturer et d’assassiner des politiques, journalistes, et autres officiels qui essayent d’enquêter sur leurs organisations. Le sénateur était d’accord pour une interview par téléphone, mais a répondu à mes questions dans un langage bureaucratique et précautionneux. Je lui ai demandé pourquoi personne n’avait réussi à circonscrire le problème des milices. « Le plus grand obstacle, c’est le manque de volonté de la part du gouvernement, a estimé Freixo. Les milices sont fermement établies dans certains secteurs de la politique brésilienne. Quand on a des anciens chefs de police, des gens de la municipalité, et même des parlementaires fédéraux qui sont partie prenante du système, ça devient très difficile de lutter. » Quand je lui ai demandé s’il avait peur de se faire assassiner, il m’a répondu : « Je suis un fonctionnaire qui essaye de représenter ses administrés du mieux qu’il le peut, à Rio de Janeiro. Je ne pouvais pas faire abstraction des menaces, je m’y attendais. » L’année dernière, trois journalistes du journal O Dia faisaient un reportage sur la milice qui contrôle la favela de Batan, à l’ouest de Rio. Ils se sont fait kidnapper et torturer sept heures d’affilée par des policiers en uniforme et des leaders de la milice en civil. En plus des passages à tabac, on les a forcés à jouer à la roulette russe et on s'est amusé à les étouffer en leur mettant des sacs en plastique sur la tête. Depuis, les reportages sur les milices se sont limités à des histoires concernant des arrestations d’officiels aux mains sales, grâce à des agents fédéraux infiltrés. Ces groupes rendent virtuellement impossible toute investigation les concernant, et très peu d’outsiders savent vraiment ce qui se passe dans les favelas. La corruption va sûrement continuer à s’aggraver tranquillement, jusqu’à ce que tout le monde soit soit riche, soit mort. Et la première proposition n’est pas près d’arriver pour les habitants des favelas, donc tout ce qui leur reste à faire c’est d’aller se coucher tous les soirs en espérant qu’une balle perdue ne va pas faire son petit bonhomme de chemin jusqu’à leurs corps endormis.