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Une application veut devenir le Uber du bonheur

Si vous êtes déprimé, Happy vous offre la possibilité de discuter avec quelqu'un de tout à fait ordinaire, qui n'a aucune compétence en psychologie.
Photo de BSIP/UIG via Getty Images

« Je suis là pour vous et je me soucie de vous », me dit d'une voix sincère et sereine une femme à l'autre bout du fil. « Je sais qu'il est étrange d'entendre ces mots de la part d'une inconnue. »

Je suis au téléphone avec une abonnée à Happy, une application qui cherche à mettre en contact des personnes seules et en détresse avec des « gens ordinaires aux aptitudes d'écoute extraordinaires » pour la modique somme de 40 centimes la minute.

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Ma « fournisseuse de bonheur » suggère que je lui raconte mon histoire. La plupart du temps, elle m'écoute en silence, mais dès que je ne sais plus quoi dire, elle me pose les questions appropriées, me mène petit à petit à des conclusions optimistes qu'elle rassemble en une synthèse. Si Happy promet à ses utilisateurs de bons auditeurs et un partage amical, le service s'apparente surtout à une forme amoindrie d'une psychothérapie – l'« économie collaborative » poussée au maximum, en fait.

Happy a été créé par des diplômés de Princeton dont les expériences sont à l'intersection entre la psychologie, la technologie et le marketing. Jeremy Fischbach, psychologue et fondateur de l'appli, explique que l'idée lui est venue alors qu'il traversait une mauvaise passe dans sa vie privée comme professionnelle et qu'aucun ami n'était disponible pour lui.

« Ne serait-il pas agréable d'appuyer sur un bouton et d'entendre une voix ?, me dit-il au téléphone. Cette personne aurait autant de temps que nécessaire à me consacrer. Elle aurait des capacités extraordinaires afin de comprendre ce que je traverse. Tout cela en protégeant mon anonymat, et pour un prix abordable. » À la poursuite de ce bonheur, il s'est tourné vers son ami Ely Alvarado, avec lequel il avait déjà créé une application de jeu appelée Myne, qui « incitait les utilisateurs à fournir des données significatives et précieuses pour les spécialistes du marketing ». Il a ensuite recruté une équipe de sept personnes parmi son réseau d'alumni.

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Leur produit, m'assurent-ils par conférence téléphonique, ne remplace pas une thérapie, mais sert de pont vers la thérapie. Happy n'est pas destiné à l'ensemble du spectre émotionnel, que les fondateurs classent de 10 (le bonheur) à – 10 (les pensées suicidaires). Au contraire, ils cherchent à venir en aide aux catégories – 1 à – 5, c'est-à-dire les formes douces de la détresse, les personnes qui connaissent des changements dans leur vie, des ruptures – en bref, des personnes qui ont besoin de parler, mais pas au point d'appeler un numéro d'urgence.

« Vous avez déjà souffert de solitude, de tristesse, poursuit Jeremy. [Mais] avez-vous déjà envisagé d'appeler Suicide Écoute ? »

Photo publiée avec l'aimable autorisation de Happy

Ely et Jeremy recrutent actuellement jusqu'à 2 000 auto-entrepreneurs – il s'avère que pour l'instant, 90 % d'entre eux sont des femmes. Contrairement à Suicide Écoute, ils n'ont pas l'intention de leur fournir une formation appropriée, mais plutôt de s'appuyer sur le crowdsourcing. Les fournisseurs de bonheur se formeront mutuellement, partageront leurs stratégies sur un forum de l'application, et créeront ainsi une micro-communauté spécialisée. Les notes fournies par les clients feront le reste. Une mauvaise note vous fera perdre votre privilège de fournir du bonheur. Une bonne note vous apportera plus d'appels. La cofondatrice Emily Rosenzweig, professeure de marketing à Tulane et titulaire d'un doctorat en psychologie sociale, déclare qu'ils ont l'intention de « faire un tas de choses intéressantes » avec les données recueillies afin de proposer des conversations plus pertinentes – par exemple, pour s'assurer que le jeune divorcé s'adresse au fournisseur de bonheur spécialisé dans le divorce. Elle jure qu'ils ne les partageront pas avec des tiers.

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Le terme « économie collaborative » est un euphémisme pour désigner le flou numérique qui règne entre domaine professionnel et privé. Happy n'est que le dernier exemple. Les plates-formes de partage ont tendance à apparaître là où l'infrastructure publique manque – les transports publics (Uber), les logements urbains (Airbnb) et, de plus en plus, les services de santé mentale. Le Dr Luke Stark, chercheur à l'université de Dartmouth, étudie les émotions et les médias numériques. Il voit Happy comme « le continuum des applications visant à fournir des services de santé mentale via une plateforme numérique, les rendant simultanément plus efficace et plus rentable ». Selon lui, l'application s'inscrit dans l'ambition des plateformes comme Talkspace, qui vous relie par texto à un thérapeute, « sauf que Happy n'a même pas la prétention de vous mettre en contact avec un expert ».

« Nous construisons un service qui s'appuie sur le meilleur de la personne humaine, cette capacité à ressentir de l'empathie et de la compassion », me dit Emily Rosenzweig. En entendant les fondateurs parler ainsi, il m'est difficile de savoir s'ils croient véritablement en leur projet ou s'ils sont de simples entrepreneurs cupides. Il est vrai que dans la « culture start-up », ces approches ont tendance à être complémentaires. Emily Rosenzweig évoque également la solitude qui ravage les pays occidentaux, ce qui démontre à la fois la viabilité de son produit et ses bonnes intentions. Les start-up d'économie collaborative n'aspirent généralement pas à réaliser un profit controversé – elles se doivent de sauver le monde un minimum.

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Au moins, Happy ne repose pas entièrement de la technologie pour nous sauver. « Contrairement à d'autres plates-formes, elle semble conserver l'élément humain », affirme Natasha Schull, anthropologue et auteure d'un livre à paraître sur l'auto-suivi numérique. « De cette façon, Happy semble s'opposer à la tendance des applications de santé mentale, dont la plupart sont axées sur l'automatisation, les algorithmes de surveillance de l'humeur. Happy est presque rétro, en comparaison – il connecte des inconnus. C'est le côté agréable de leur produit. Marketing et positivité écœurante mis de côté, on se retrouve à parler à une personne apparemment agréable, intéressée. Par certains côtés, ma consultation ressemble à un premier rencard. D'un autre côté, cependant, j'ai l'impression de parler à un psy sans formation. »

Chaque appel est structuré comme une thérapie – une écoute empathique, des questions appropriées, des conclusions partagées. Cette formule éprouvée a beau être assez agréable – il est toujours amusant de se confesser à un étranger – mon fournisseur de bonheur semble légèrement mal à l'aise.

Je lui soumets ce qui me semble être des plaintes mineures et elle les fait aussitôt passer pour des problèmes assez sérieux. Je lui dis que ma petite amie vit à Montréal et me manque, que j'ai l'impression que mes cercles sociaux ont rétréci durant l'année de notre relation. Elle soupire au téléphone : « Oh », « wow », « oh, je peux comprendre que ça soit difficile ». Finalement, un peu dépassée, elle me dit : « Wow, vous êtes vraiment seul. Je suis désolée. » Je poursuis en lui expliquant que je ne sais pas où j'ai envie de vivre – que je souffre d'un manque d'imagination, que je passe d'une capitale à une autre. Encore une fois, elle considère qu'il s'agit d'un problème assez sévère. « Peut-être que je me trompe, mais j'ai l'impression que vous cherchez vraiment un endroit où vous pourriez vous sentir chez vous », me dit-elle. Cette hypothèse me semble un peu enfantine au début mais, depuis, durant mes moments de déprime, ces mots font écho dans ma tête.

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À la fin de notre appel, mon fournisseur de bonheur me fait un tas d'encouragements, me dit que je suis assez fort pour atteindre mes objectifs – autant de signes indiquant que je suis sur la voie de la résolution de mes problèmes. Surtout, elle hésite à m'offrir tout conseil, même quand je lui en demande. En parlant avec les fondateurs, je me rends compte que c'est la politique de Happy. « Si vous n'offrez pas de conseils, vous ne pouvez vraiment pas faire de mal », avance Emily Rosenzweig.

Judd Grill, psychanalyste à Los Angeles, n'en est pas si sûr. Il qualifie le service au mieux d'inutile, au pire de nocif. Pour lui, les avantages sont limités en cela que les clients parlent à un fournisseur de bonheur différent à chaque fois et ne développent donc pas une relation qui pourrait leur apporter le soutien nécessaire. Surtout, il perçoit « un danger réel, qui pourrait finir devant le tribunal ». [Les fournisseurs de bonheur] peuvent se retrouver à parler avec quelqu'un qui a des idées suicidaires ou meurtrières. Si une personne n'est pas formée, elle ne peut pas lire entre les lignes.

Les fondateurs de Happy soulignent leur processus d'embauche rigoureux. « Nous recherchons des personnes particulièrement douées pour fournir une attention passionnée – la crème de la crème », m'assure Pam Soffer, psychologue. En légère contradiction, Emily Fischbach me dit que le client et le fournisseur sont interchangeables. « En réalité, ce sont les mêmes personnes. Elles trouvent le bonheur un jour, le fournissent le lendemain. »

C'est tout à fait mon avis une fois ma consultation terminée. Étant désormais heureux, je veux maintenant voir si je suis en mesure d'aider les autres à l'être. Sur le plan professionnel, cela m'intrigue. En tant qu'écrivain, je cherche toujours plus de personnages, d'histoires et surtout d'argent.

Le processus de recrutement de Happy s'avère plus agréable que minutieux. Je prends ma voix la plus chaude, j'endosse mon comportement le plus raisonnable et j'essaie d'imiter le fournisseur de bonheur un peu inquiet, légèrement séduisant. J'explique au recruteur que j'ai de l'expérience en matière de ruptures, d'aliénation, de solitude, de maladie et que je me sens très à l'aise à l'idée de parler de ces sujets avec d'autres personnes. Nous procédons à un appel simulé. « Je ne vous connais pas, mais je suis là pour vous », lui dis-je, en essayant d'articuler chaque mot. « Si vous vous sentez à l'aise, racontez-moi votre histoire ». Mon recruteur fait un petit discours sur le divorce. « Les divorces peuvent être difficiles, lui dis-je. Vous êtes très fort. » Mon recruteur se met à rire. Il en a assez entendu. Il m'en dit plus au sujet de mon futur employeur, le décrivant comme étant grosso modo le « Uber du soutien émotionnel ».

Si je n'écrivais pas cet article, j'aurais peut-être accepté le job. C'était l'occasion, après tout, d'être payé pour faire des recherches sur l'humanité, et ce, sans avoir à montrer mon visage comme un chauffeur Uber. Mais d'autres peuvent le faire mieux que moi : des personnes seules, disposées à travailler pour une entreprise anonyme, des jeunes étudiants qui essaient de joindre les deux bouts grâce à un job atypique, ou des personnes à la retraite qui ont la sagesse nécessaire.

Happy se situe pour le moment dans la sphère bénigne de l'économie collaborative. Contrairement à Uber ou Lyft, ses contractants n'ont pas à acheter des voitures qui pourraient les ruiner financièrement ; contrairement à Airbnb, son service ne met pas les pauvres hors des centres-villes. Il est peu probable que des psys se révoltent contre Happy. En fait, ce que Happy va accentuer, c'est la fracture entre des riches qui continuent d'obtenir un traitement de santé mentale haut de gamme et le reste de la population qui patientera en ligne.