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Les histoires de la Rust Belt, par Gregory Halpern

Un bouquin de photos qui retrace l'histoire du prolétariat américain.

J’ai rencontré Gregory Halpern pour la première fois il y a environ cinq ans. Il était venu dans mon appartement de Brooklyn avec une sacoche à double coque pleine à craquer de clichés ternes, mal développés et d'un autre âge. Il avait pris ces clichés en se promenant dans des quartiers craignos de Buffalo et Omaha. Les vies et les situations qu’il présentait étaient sinistres, mais les clichés dégageaient une étincelle d’émotion qui vous laissaient croire qu’au final, les choses allaient bien tourner. Notre rencontre n’avait rien donné à l’époque, mais je me suis toujours souvenu de ses photos.

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Trois ans après, on s’est rencontrés pour la deuxième fois et on a rassemblé ses photos d’Omaha dans une belle édition limitée avec un bel habillage à spirales. On l’a vendue à la maison d’édition J & L et dans plusieurs salons du livre, et ça nous a donné envie de travailler ensemble sur un projet plus ambitieux. Cet été-là, Halpern est parti en road-trip au nord de l’état de New York, une caravane accrochée à l’arrière de sa voiture. Lors de son voyage il est passé par Buffalo, Rochester, Cincinnati, Baltimore, Memphis, Detroit et plein d’autres petites villes. Son nouveau bouquin, A, raconte son périple.

VICE : Cet ouvrage est-il une œuvre fictionnelle ou pas du tout ?

Gregory Halpern : Si on observe les images individuellement, l’ouvrage est plus proche d’une œuvre non fictionnelle, au sens littéral du terme. Les personnages, lieux et animaux existaient vraiment – et dans les situations particulières dans lesquelles je les ai prises en photo. Quand à la façon dont l’ouvrage est construit – cette mise en forme particulière et subjective –, cela relève plus de la fiction. Le but était de créer un ouvrage de la Rust Belt (la « ceinture de la rouille » américaine) sans faire un ouvrage sur la Rust Belt.

Toutes les villes que tu as photographiées ont une histoire similaire à celle où tu as grandi, Buffalo, dans l’état de New York. Peux-tu décrire ce qui t’attire dans ces petites villes américaines ?

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J’aime les contradictions de ces endroits. Les vieux quartiers des vieilles villes sont imprévisibles, particuliers et chaotiques. Les cultures et les traditions coexistent ; le beau côtoie le laid, l’ambition et la rédemption côtoient le désespoir. Je trouve ça fascinant.

Es-tu optimiste de nature ?

Je pense l’être. Et je sais qu’à première vue, il n’en a pas l’air, mais je trouve qu’au final ce livre l’est également. Beaucoup des images du livre font référence à la mort. En même temps, je voulais souligner ce caractère inéluctable à travers des images qui, selon moi en tout cas, donnent un message d’espoir. Au final, on y passe tous, mais il y a de la beauté dans l’effort que nous faisons pour y échapper. L’espoir et le désespoir sont intimement liés. L’espoir, c’est imaginer ce qui ne fait pas partie du présent. Parfois, je trouve que la création d’une photographie peut fonctionner de la même manière.

Quand on travaillait sur la mise en forme de l’ouvrage, on se rendait compte que le message général, la signification du livre, changeait à chaque nouvel edit. À quel moment tu t'es dit « cette fois, c'est bon, j'ai trouvé ce que je voulais dire » ?

Quand je me suis enfin dit que c'était parfait comme ça. On pouvait se faire bercer par la série, et se faire surprendre à certains moments sans perdre le fil de l’ouvrage. Je pense que l’idée était de concevoir quelque chose d’à la fois figé, mais qui permet aussi de bondir d’émerveillement de temps en temps. Comme l’ouvrage ne contient aucun texte, l’ordre n’en est devenu que plus important. On voulait guider le lecteur tout en lui laissant la possibilité et le plaisir de se perdre dans les méandres d’un détour occasionnel. Au début, on voulait avoir sept ou huit chapitres séparés par des coupes bien distinctes, mais en pratique, on a trouvé que ça dérangeait trop le rythme de l’ouvrage. Au final, on a gardé la structure de base avec les huit chapitres qui se succèdent, permettant au lecteur de plonger dans un flot ininterrompu d’images.

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Pour moi, les portraits sont la pierre angulaire de ton travail. Comment choisis-tu tes sujets ?

C’est difficile à dire. Mais il me vient à l’esprit un conseil qui m’a été donné par le photographe Larry Sultan : de photographier simplement, à l’instinct, ce par quoi j’étais attiré. Une des raisons pour lesquelles cette phrase continue de me fasciner, c'est que l’attirance est un sentiment complètement irrationnel. Ceci dit, je préfère photographier des gens qui présentent une certaine complexité ou une certaine contradiction – qui dégagent force et vulnérabilité à la fois, par exemple. La photo a tendance à simplifier les choses. Mais les gens sont, bien évidemment, très éloignés de la simplicité.

Tu enseignes à l’université depuis plusieurs années. Comment cela a-t-il affecté ton travail ?

Parfois, je m’emballe sur le boulot d’un étudiant. Il y a probablement un étudiant par an qui me fait cet effet-là. Mais pour dire la vérité, la plupart des photos que je voie m’ennuient (et pas seulement les photos prises par les étudiants). On dirait que beaucoup de photos ont été prises pour ressembler au travail de quelqu’un d’autre. Je vois beaucoup de projets où les premières photos (ainsi que la prise de position de l’artiste) suffisent à te donner une idée de ce à quoi vont ressembler les clichés qui vont suivre. La cohérence sert à créer la définition d’un genre.

Selon toi, quelle est la raison à ce manque de créativité ?

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C’est un peu la faute des professeurs. Dans tes études secondaires, tu dois être capable de présenter un « projet » de manière concise sur un sujet, et ce, en respectant des limites rationnelles et en fournissant une argumentation théorique et un contexte artistico-historique. Ces projets doivent être originaux mais pas trop, de façon à ce qu’ils puissent toujours être validés par les créations similaires d’artistes ayant déjà rencontré le succès.

Que manque-t-il alors ?

Pour dire les choses simplement, les études artistiques devraient être plus ludiques pour tout le monde. Je voudrais qu’on s’attache moins à faire plaisir aux dépositaires de l’autorité qu’à surprendre les autres. J’aime les étudiants neufs, rebelles. Je trouve que les meilleurs artistes (et donc, les meilleurs étudiants) présentent souvent un comportement rebelle associé à leur naturel travailleur.

L’inconvénient d’un système destiné à rationaliser et à quantifier la créativité, c'est qu'il me rappelle en permanence que mon travail devrait toujours se baser sur mon inconscient.

Que regardes-tu dans une photo que tu aimes bien ?

On dit souvent que la photo ne sert qu’uniquement à dépeindre ou à refléter le monde autour de nous. Je trouve que ce qui nous entoure est souvent tellement complexe qu’il est impossible de le décrire visuellement ou verbalement. Je veux que mes photos reflètent cette impossibilité, répondent à cette complexité et montrent quelque chose d’aussi complexe, et peut-être même, d'impénétrable.

Quelle est ta démarche devant le travail d’un autre photographe ?

Je dois évaluer mon degré d’implication en tant que lecteur. Ça fait partie de l’excitation ressentie quand on découvre l’œuvre d’un autre artiste pour la première fois. Laisser des portes ouvertes, c’est respecter la complexité du travail ainsi que l’intelligence du spectateur. Si un artiste décortique tout son travail pour moi, j’ai l’impression qu’il est condescendant. Je me sens manipulé. Les photographes peuvent parfois être les artistes visuels les plus conservateurs et les moins ambitieux qui soient. On devrait faire plus confiance à nos audiences pour lire entre les lignes. Les gens ont une plus grande lecture visuelle que ce que l’on pense.